Le goéland (PHIL)
On ne s’est pas rendu compte tout de suite que le disque était rayé. C’est parce qu’on était occupé à tirer sur le joint et à faire mine de planer. Et puis aussi, c’est parce que Jeanjean écrivait et que moi j’étais occupé à lire les élucubrations incompréhensibles de William Burroughs. Cette littérature-ci était à la mode, mais ça ne me plaisait pas trop. Je préférais m’en tenir à Kerouac. Ça me plaisait bien d’être sur la route, je m’y sentais bien.
Pour en revenir à la galette de vinyle rayée, c’était un disque de Ravi Shankar, une musique assez lancinante pour donner le change quand la tête de lecture de l’électrophone se prend les pieds dans le tapis. Jeanjean a quand même fini par se rendre compte que son disque était bousillé alors il a relevé le bras du tourne disque assez brutalement, ce qui fait qu’on a entendu une espèce de raclement fatal, et ceci explique cela, n’est-ce pas. Quand on n’est pas soigneux, voilà ce qui arrive. Personnellement, je n’étais pas trop désolé pour Ravi Shankar, mais Jeanjean était dans une période baba, envisageant vaguement d’aller faire un tour du côté du Népal, et moi je lui souhaitais bon vent, si on peut dire, n’ayant que peu de goût pour l’exotisme bariolé. Je luis avais quand même fait remarquer que Shankar n’était pas népalais.
Après avoir remisé le roi du sitar dans sa pochette, il a ajouté quelques mots à sa prose avant de me dire, écoute ça, et il s’est mis à me lire sa production, qui n’était pas mal ficelée, même si ça n’était qu’un début et qu’on restait sur sa faim. Il y avait là l’histoire assez banale et naturelle d’un garçon qui s’immisce dans une fille, et Jeanjean y avait ajouté une trouvaille assez saugrenue quant au vacarme produit par les poils des protagonistes qui s’entrechoquent. J’étais bizarrement émerveillé par ce trait d’esprit, quoi qu’un peu jaloux aussi, parce que c’était moi l’écrivain, là-dedans, bon sang de bonsoir.
Jeanjean a fait mine de vouloir mettre un autre disque, c’était Bob Marley, alors je me suis écrié qu’on n’allait pas faire le tour du monde, merde, même si comme dit le poète, « qu’est-ce qu’on peut voyager, dans une petite carrée », tsoin, tsoin, tsoin.***
J’ai dit, et si on faisait un voyage, plutôt ?
Jeanjean m’a pris au mot, il a entassé des trucs dans une sacoche de l’armée, on est passé chez moi pour prendre la tente et les duvets, et mes trucs à moi dans une autre sacoche de l’armée (décorée d’une croix languedocienne au feutre indélébile, j’étais dans ma période occitane). On a dit au revoir à nos mères respectives. J’ai pris place au volant de ma vieille 4L à trois vitesses, et nous avons mis le cap sur l’ouest. Tu parles d’un voyage, disait Jeanjean, la mer est à même pas deux cent bornes, et après, y a rien (il faisait abstraction de l’Amérique et même de l’Angleterre).
On a planté la guitoune à côté d’une chapelle, face à la mer. Et puis on est allé faire un tour sur la falaise. J’ai toujours été fasciné par les falaises d’Etretat, elles sont vachement impressionnantes. Evidemment, pour être fasciné, il faut les avoir vues de ses yeux vu au moins une fois.
Jeanjean a fouillé dans sa sacoche et en a sorti une boîte d’allumettes, et dans la boîte je voyais des petits grains noirâtres qui ressemblaient à des cachous. C’est de l’acide, a dit Jeanjean. Et sans se poser trop de questions, on a gobé les cachous.
Du haut
des falaises, nous nous abîmions dans un paysage irréel, je voyais jaillir des
rayons d'un vert cru à l'horizon, les rayons du soleil à travers de gros nuages
annonciateurs de pluie, mais qui s'en souciait, lentement du rouge puis du
pourpre ensanglantaient l'espace, on se serait cru dans un tableau
expressionniste, sauf qu'à ce moment là, je n’avais encore jamais entendu
parler d'expressionnisme ni même d'impressionnisme, j’étais encore en friche de
ce côté, je voyais le paysage vibrer comme s’il avait été peint sur de la tôle,
kitsch en diable, et il y avait plein de goélands qui planaient autour de nous
et qui venaient nous narguer tout près.
Alors
Jeanjean s’approchait du bord, il me flanquait les flubes, mon ami, il disait regarde,
je suis une mouette je suis un goéland je vais voler planer sur l'eau rejoindre
l'horizon
cet
horizon que je voyais métallique clinquant pas vrai merdique
kitsch
fais pas
le con mon ami, t'es pas un GOELAND
reste avec
nous
me laisse
pas tout seul
(me
débarrasser de ces miasmes acides ces rideaux artificiels et multicolores dans
lesquels je m’étais empêtré, je sentais bien confusément que ce voyage était un
bad trip)
longtemps
après, ou pas longtemps après, je ne savais plus, difficile à savoir, je
m’étais absenté, j’avais un trou noir en moi, après toutes ces couleurs, tous
ces flashes,
j’entendais
un cri bizarre, un long hurlement ou ululement, un cri qui me terrifiait en
tous cas
j’étais
planté là au bord de cette falaise, Jeanjean n’était plus là, j’étais seul sur
la falaise, assis dans l’herbe rase, et un goéland était tout près, qui me
regardait de son petit œil cruel,
j’étais
seul,
j’étais
seul,
j’étais
seul,
j’étais
terrifié,
et putain,
j’ai toujours détesté les goélands.
***
celui qui rappellera le chanteur de ces mots là aura droit à ma gratitude.
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