La lettre (Papistache )
A cette époque, Mamoune et moi habitions un appartement au huitième étage d’une tour qui en comptait neuf. Notre fille aînée se traînait à quatre pattes sur la moquette du salon. La sonnette de la porte d’entrée avait retenti. J’étais allongé sur le tapis à chatouiller Audrey, celle que j’appelle Rosette dans mes papistacheries. Les samedis matins, les entrepôts Percherons étaient toujours fermés, je profitais des joies de la vie de famille. C’était le facteur. Il tenait une lettre à la main. Je devais acquitter une surtaxe pour affranchissement insuffisant. Un franc dix. J’avais payé.
Le facteur dansait d’un pied sur l’autre, ma lettre à la main.
— Elle est à moi, maintenant !
— Oui... c’est que...
Il a expliqué que la lettre avait dû rester coincée derrière un meuble... on avait dû la retrouver à l’occasion d’un réaménagement de bureau... la direction présentait ses excuses... pour le retard... enfin, voilà, le pli était arrivé à son destinataire.
Effectivement :
Monsieur Patrice Rachée,
3 rue Sully,
tour F, appartement 24,
284** N*g*nt-le-R*tr*u.
C’est mon état civil pour toute la planète. Papistache est un nom d’emprunt, en fait, on me surnommait déjà comme ça au collège. J’ai perpétué l’usage en pénétrant les blogs.
J’ai salué le facteur. Je me suis approché de la fenêtre, il pleuvait et l’appartement était assez sombre. Audrey avait saisi un Nouvel Obs et en tournait les pages. On aurait pu croire qu’elle se passionnait pour la politique.
J’ai appelé Françoise (c’est le prénom dans la vraie vie de Mamoune dite Épouse-Aux-Mille-Qualités).
Le cachet de la poste, presque illisible, semblait indiquer 17 août 1916. Le timbre, collé de travers était une Semeuse rouge à dix centimes. L’adresse paraissait libellée au crayon gris, comme passée par le temps, mais c’était bien la mienne.
— "C’est une blague qu’un de tes collèges te fait. Voyons, en 1916, le quartier n’était pas encore construit. Occupe-toi plutôt de la petite qui mange le programme télé. J’ai encore à faire et, cet après-midi, nous allons voir tes parents."
J’ai enfoui la lettre dans ma poche et ne l’ai ressortie que le soir, une fois la maison endormie. Une Semeuse camée sans sol, en usage de 1907 à 1920. Mon catalogue Yvert et Tellier était formel. Rien n’empêche un collectionneur de coller le timbre que bon lui semble sur une enveloppe fatiguée. Cependant, la supercherie était habile.
J’ai ouvert l’enveloppe. L’écriture du simple feuillet, arraché à un carnet, était la même que pour l’adresse. J’ai bataillé mais je suis parvenu à lire :
Mon cher Patrice,
Je ne te connais pas mais je doit (sic) te prévenire (sic) qu’on va venir te chercher, je ne sais pas quand, je ne sais pas qui, mais je doit (sic) te dire de ne pas les suivre.
Je suis un lâche, je t’ai vendu, et je voudrais défaire ce que j’ai fait.
Je ne sais pas si tu me pardonneras, ne les suit (sic) pas !
Ton grand-père
Caporal Charles Rachée.
Mon grand-père était décédé d’un cancer des intestins, en 1972, sept ans avant que je ne reçoive ce courrier. C’était incompréhensible. Je n’ai rien dit à Françoise. Je suis allé me coucher.
J’ai relu la lettre des dizaines de fois pensant percer le mystère. Le cachet était trop effacé pour y lire le nom du bureau de départ. Des lettres manuscrites S & M se devinaient en haut à gauche, tracées à l’encre violette d’une main qu’on devinait rageuse et énergique, mais évanescentes.
Si Pierre ou Jean, mes collègues de l'entrepôt, avaient voulu me faire une blague, ils n’auraient pu résister longtemps sans vendre la mèche. Rien.
J’ai conservé la lettre dans mon portefeuille. Je l’avais reçue le 18 septembre 1979 et “ils” sont venus me chercher le 8 février 1980. Soudain, la température a baissé dans le bureau où je terminais un bilan comptable pour les entrepôts. Mon souffle se condensa au-dessus du cahier de comptes. Je me suis retourné. Un homme enveloppé dans un long manteau m’a montré la porte d’entrée, m’invitant du bras à sortir. Je n’ai pas eu la présence d’esprit de refuser. Je me suis retrouvé sur le palier du huitième étage sans me souvenir d’avoir tourné la clé dans la serrure de la porte. Un autre homme se tenait dans la pénombre. D’un geste lent, il m’a indiqué les escaliers. A chaque palier, se tenait un nouvel homme rigoureusement identique au précédent. Je ne distinguais pas leurs traits. Arrivé sur le parking de l’immeuble, un des hommes m’a tendu une lampe pigeon et m’a montré l’entrée d’un chemin creux dont j‘ignorais qu’elle se trouvait à deux pas de la porte de la tour F. Je me suis enfoncé dans la nuit. (à suivre*)
*Je ne voudrais pas abuser de votre temps, mon texte est trop long, nous avions pensé que le sort des textes longs serait d'être coupés et la suite reportée à plus tard dans la semaine, seules ceux ou celles qui auraient accroché à la lecture y seraient revenus. Je ne sais pas, ce soir, il est près de minuit et nous sommes le 31 octobre, combien de textes longs ont été mis en page ni le sort qui leur a été réservé. Je donnerai ma suite dimanche pour 9 h 00. Viendront ceux qui voudront !