LE JEU DES SEPT PAYS
Jean s'en revint affolé de la boîte aux lettres, tenant dans une main un énième de ces clichés énigmatiques régulièrement reçus depuis plusieurs semaines, et dans l'autre, l'enveloppe qui l'avait contenu, ouverte sur le dessus.
- Ça continue !
- Quoi donc ?
- Regarde !
- Ah... Quel pays, cette fois ?
- Suisse.
- Amusant...
- Inquiétant, tu veux dire !
- Oh, te mets pas dans des états pareils, c'est jamais qu'une photo...
Colette, assise au coin du feu, ponctua sa phrase d'un ricanement avant de se replonger dans ses côtes piquées – elle confectionnait un gilet pour le futur bébé de leur cadette, dont la naissance était imminente.
- Evidemment, tu t'en contrefous...
- Qu'est-ce que tu veux, porter plainte pour harcèlement photographique ? Vas-y, si tu as du temps à gaspiller, la gendarmerie est au bout de la rue !
Passablement irrité par l'attitude de son épouse blasée, Jean tourna les talons en direction du bureau, une pièce en vérité fourre-tout attenant à la salle à manger, sur un pan de mur de laquelle il avait punaisé les six précédentes cartes postales de ce genre particulier.
Il ne s'agissait pas à proprement parler de cartes postales au sens classique du terme. Elles en présentaient quelques caractéristiques mais nul besoin de se nommer Castle pour deviner que toutes étaient sorties d'une imprimante domestique : chacune montrait une image sur le recto d'un morceau de vulgaire papier découpé aux ciseaux, avec inscrit dessus un indice se rapportant à un pays, rien au verso, et, chose étrange, elles avaient toutes été expédiées depuis Chatou, en région parisienne – le cachet de la poste faisant foi ; après l'Albanie, le Monténégro, la Bosnie, la Croatie, la Slovénie, l'Autriche, voici donc venir le tour de la Suisse, sous la forme d'une charrette transformée en jardinière, montée sur la devanture d'un chalet.
Jean eut beau fouiller dans sa mémoire, il ne connaissait personne à Chatou. Qui pouvait bien se cacher derrière cette farce ? Quel en était le but ? Certain qu'il ne trouverait pas la réponse aussi facilement, il se contenta d'accrocher cette septième illustration à côté des autres et retourna vaquer à ses occupations.
Dix-sept jours plus tard...
En ce dimanche de février, Jean et Colette recevaient à déjeuner leurs trois filles, leurs trois gendres, leur cinq petits-enfants – dont Jules, qui venait d'agrandir la famille –, une vieille cousine, la voisine et son mari ainsi que deux couples d'amis, à l'occasion de leur anniversaire de mariage.
Entre le fromage et le dessert, l'époux de leur aînée se leva de sa chaise, réclama le silence en faisant tinter sa coupe en cristal sous quelques coups de petite cuillère et se lança dans un discours :
- Jean, Colette, on est heureux de partager aujourd'hui avec vous ce délicieux et copieux repas célébrant votre quarante-neuvième année de mariage. Quand je pense que je n'en suis qu'à onze et demie, ça laisse rêveur...
- On te souhaite d'atteindre les noces de chêne, Christophe !
- C'est gentil, mais avec tous les excès que j'inflige à mon organisme, je crains de tirer ma révérence bien avant.
- Tu as arrêté de fumer, c'est un bon début...
- Certes. Mais on est pas là pour parler de moi. Je referme donc la parenthèse. Si on évoquait plutôt les choses sérieuses...
- Oh la la, attention !
- Colette, j'ai ouï-dire que tu avais souhaité remplacer ton antique machine à coudre, qui date de l'entre-deux-guerres, par un exemplaire dernier cri...
- Tu as été correctement renseigné !
- Et toi, Jean, que tu fantasmais sur une certaine tondeuse à gazon...
- L'autoportée à éjection arrière McCulloch Crossmower M105-77XC.
- Pas la moins chère, en plus !
- Oh non, en matière de camelote, j'ai assez donné...
- Eh bien... Vous voilà récompensés !
- C'est vrai ? Il ne fallait pas, c'est de la folie.
- Tu as raison, Colette, c'était tellement de la folie, qu'on a laissé tomber. On s'est rabattu sur un modeste petit chèque.
- Il n'y a pas de petit cadeau, si c'est offert avec le cœur.
Christophe tira de la poche de son pantalon une enveloppe, qu'il tendit à sa belle-mère.
- Je précise que c'est pas un chèque en blanc...
- Oh, c'est déjà beaucoup, merci à tous.
- Ouvre d'abord, avant de nous remercier.
- Je suis sûre que vous nous avez trop gâtés...
- Toutes les personnes ici présentes ont participé et fait de leur mieux pour que le montant total ne soit pas trop ridicule.
Colette décacheta l'enveloppe avec soin et doigté. Elle jeta un œil à l'intérieur, puis, visa son gendre avec amusement...
- Tu es certain d'avoir dit la vérité, Christophe ?
- Ah, pourquoi ce doute ?
- Ça n'a pas vraiment l'air d'être un chèque...
Elle déplia une feuille de papier A4. Son sourire se figea. Son regard perplexe croisa celui de Jean, tandis qu'elle lui tendait la chose. A son tour, ce dernier, éberlué, marqua un silence éloquent. L'un et l'autre reconnurent instantanément, imprimées sur cette feuille, les sept mêmes images qu'ils avaient progressivement reçues par courrier.
- Qu'est-ce que ça veut dire ?
- Vous aimez jouer, d'habitude. Alors, vous avez trouvé la solution ?
- Vous étiez tous de mèche, derrière tout ça ?
- Affirmatif. Mais maintenant, il s'agit de décrypter le message.
Jean et Colette se regardèrent à nouveau. Ils n'osaient pas formuler ce que leurs imaginations respectives venaient de leur souffler.
- Allez, je vous donne un indice : sept fois sept font quarante-neuf.
- C'est pas un voyage, quand même !
- Eh bien... Bravo, Colette, en plein dans le mille, félicitations et joyeux anniversaire !
Le couple de septuagénaires, incrédule, oscillant entre larmes de joie et confusion, n'aurait jamais pu espérer meilleur cadeau – original, audacieux et onéreux de surcroît – de la part de ses proches. Albanie, Monténégro, Bosnie, Croatie, Slovénie, Autriche, Suisse, telles étaient donc les sept étapes du périple qui l'attendait. Une escale d'une semaine à chaque fois, pour un total de quarante-neuf jours, voilà une bien jolie façon de fêter l'événement et rattraper la lune de miel qu'il n'avait pas pu se payer en mille-neuf-cent-soixante-cinq.
- C'est plus que de la folie, c'est trop, vous êtes des malades !
- L'un de vous a gagné à l'Euromillions ou quoi !
- On aurait aimé, on serait parti tous ensemble...
Jean, soucieux de tout comprendre des dessous de la surprise, posa une ultime question :
- Qui s'est déplacé exprès jusqu'à Chatou pour nous envoyer ces photos ?
- Personne.
- Non mais sérieusement ?
- En fait, je les postais à l'un de mes amis qui y vit, il se chargeait de les glisser dans des nouvelles enveloppes avant de les réexpédier à votre adresse, tout simplement...
- Bande de malins que vous êtes !
- Ah ça, vous nous avez eus...
- Il fallait bien brouiller les pistes, pour que le jeu soit plus piquant.
- Vous savez que Jean était à deux doigt de la crise de nerfs ? Un peu plus, et il allait trouver les gendarmes !
Un fou rire général fit tressaillir le petit Jules, qui, lové dans les bras de sa mère, prenait sa tétée.
Le repas se poursuivit tard dans l'après-midi. Les fauteuils furent déplacés pour un bal improvisé au cœur du salon.
Jean et Colette n'oublieraient pas de sitôt les émotions de cette journée mémorable ; pour la première fois de toute leur vie commune, ils s'aventureraient hors des frontières de l'hexagone.
Nhand