La Caisse de Monbazaillac (joye)
J’avais supporté du mieux que j’avais pu les mille injustices de Nanardo ; mais, quand il en vint à l’insulte, je jurai de me venger. Vous cependant, qui connaissez bien la nature de mon âme, vous ne supposerez pas que j’aie articulé une seule menace. À la longue, je devais être vengé ; c’était un point définitivement arrêté ; — mais la perfection même de ma résolution excluait toute idée de péril. Je devais non seulement punir, mais punir impunément. Une injure n’est pas redressée quand le châtiment atteint le redresseur ; elle n’est pas non plus redressée quand le vengeur n’a soin de se faire connaître à celui qui a commis l’injure.
Certes, ce Nanardo, ivrogne et goinfre, fut une cible facile, je vous le concède, volontiers. Toutefois, l’énormité de son crime méritait une correction sévère, une correction que seulement moi, sa victime, saurait réaliser, alors, je pris toutes les précautions : il ne soupçonnait rien. Je devins son meilleur ami, un camarade de la coupe, comme on disait. Et un beau jour après plein de nuits bourrées, je lui fis savoir que je venais de recevoir une superbe bouteille de Monbazillac.
Je me souviens de ses yeux quand je le lui racontai. Ils luisaient comme une flaque d’eau de vie versée sur un comptoir par un barman paresseux. La bave imperceptible montait à ses lèvres, et ses bajoues de porc rougeâtres tremblaient d’anticipation.
- Vous et moi, on se le goûtera ensemble, n’est-ce pas, Nanardo ? lui fis-je dans une voix moelleuse.
- Euh oui, oui, oui, il faudra se le goûter, très certainement, bredouilla-t-il.
- Mais vous, vous êtes déjà éméché, Nanardo, ce serait peut-être une erreur de boire ce vin exquis quand vous ne savez pas l’apprécier. Revenez demain, à jeun, et puis on se fera des gâteries…
Le feu s’éteint immédiatement dans ses yeux de porc. Mais il me connaissait assez pour savoir que j’étais formel. Alors, le lendemain, il revint, tellement sobre que je le regrettais presque. Malheureusement, sa cohérence était fondamentale à sa punition. Alors, j’étouffai ce petit lancement moral. J’aurais ma vengeance…
Le lendemain, il parut à l’heure convenue. Je l’invitai à s’asseoir. Je notai qu’il le fit difficilement. Je savais qu’il voulait vraiment m’arracher la bouteille afin de la porter à sa bouche et la vider d’un trait. Je vis, non sans plaisir, ses mains qui tremblaient d’envie. Il avait raison. Un bon verre de Monbazillac, douce comme une demoiselle timide, est un des plus grands plaisirs de la vie, mais pas plus que celui dont joui un vengeur.
Je pris pitié sur mon compagnon, et je lui versai un petit verre, de taille correcte, afin qu’il ne se doute de rien.
Il le prit et attendait que je remplisse mon propre verre. Je refusai. « Non, non, mon ami, cette dégustation est pour vous et pour vous seul. Je me retins simplement le plaisir de vous contempler en train de boire. »
Tout comme prévu, il le but avidement et tendit son verre pour en reprendre. Je me demandais s’il l’avait même goûté dans sa hâte.
Et puis, son visage me dit que ses papilles sevrées ne le trompaient pas.
- Comment est-ce que vous le trouvez, cher ami ? lui murmurai-je ?
- Euh, à vrai dire, eh ben…
- Eh ben ?
-Eh ben, votre Monbazaillac, j’hésite à vous le dire, cher ami, mais votre Monbazillac, euh…ça a un sacré goût d’urine.
- Un goût d’urine ?
- Bah oui, d’urine…mais sucré, quoi.
- Ah. D’urine ! Mais parfaitement, mon ami ! C’est normal !
- Normal ? Comment ça, normal ?
- Bah, vous savez bien, cher Nanardo, vous avez dû oublier…vous savez bien que je suis diabétique.