La nouvelle se répandit rapidement au son des tambours des crieurs, et
bientôt, tout le royaume fut informé de cette forfaiture; il faut dire
que les crieurs étaient forts en gueule... et que les habitants étaient
loin d'être sourds ! Pour plus de sécurité, on placarda la nouvelle qui
commençait à dater au fur et à mesure que le temps
passait, sur les murs des villages avec de la colle-porte pour que ça
tienne mieux.
Que quelqu'un ait osé publier un poème long comme un
jour sans pain, ça ne choquait personne, mais qu'on l'ait illustré d'une
gravure qui dépassait visiblement les six cent pique-sels autorisés,
l'outrage était grand pour un si petit royaume.
Le roi avait consulté
les oracles et aussi les Grands Pondérateurs du royaume, car il ne
savait rien faire tout seul et la petite reine était trop gourde, trop
occupée à pédaler dans la semoule, comme disait le roi qui l'avait
ramenée du maghreb... la petite reine, pas la semoule.
C'est le
douzième Grand Pondérateur qui s'y était collé, car il était expert en
comptage de pique-sels: parvenu au six cent unième, il qualifia l'auteur
de hors la loi, malappris, renégat, gaspilleur, pernicieux, intrigant
de la pire espèce et entreprit d'estimer l'excédent de pique-sels avant
de peser sa sentence.
La balance à peser les sentences était un instrument bizarre à deux
plateaux inégaux et sans aiguille, et comme à son habitude, le Grand
Pondérateur ayant effectué consciencieusement la pesée leva en l'air son
index mouillé pour pondérer sa mesure et déclara "L'auteur de cette
forfaiture sera pourchassé, démasqué si tant est qu'il porte un masque
et condamné à autant de jours de plonge aux cuisines du roi que de
pique-sels excédentaires", et il ajouta, car les Pondérateurs adorent
ajouter quand ça ne leur coûte rien, "Qu'on se mette à sa recherche sur
le champ".
Les Rechercheurs soupirèrent car le champ était vaste et
leurs jambes plutôt courtes.
Nul doute que le gaspilleur de
pique-sels devait être caché, tremblant dans quelque trou obscur, ce qui
est assez banal pour un trou; tous les rimailleurs du royaume devaient
trembler avec lui, surtout ceux qui abusaient des illustrations pour
enluminer leurs écrits. Rares
étaient ceux qui avaient pu acheter un calibre à pique-sels, le doseur
gradué inventé par Le Roi Merlin, celui par qui les envies prennent vie,
c'est pourquoi les moins nantis se gardaient bien d'illustrer leur
prose. Quelques petits malins, les malins ont tendance à être petits,
avaient bien essayé le doseur gradué de chez Casteau, chez qui il y a
tout c'qui faut, mais celui-là n'était pas à dix pique-sels près et le
risque était trop grand, d'autant qu'à l'époque le service après-vente
était en dessous de tout, et qu'il n'y avait rien en dessous de tout,
pas plus qu'aujourd'hui d'ailleurs.
Bèneladaine qui n'était pas plus
sourd qu'un autre était sorti de chez lui aux premiers roulements de
tambour et y était rentré bien vite en apprenant sa forfaiture; bien
qu'il ne signât jamais ses écrits au risque d'être plagié, une peur
panique l'avait pris et il serait rentré dans un trou de souris s'il y
en avait eu à sa
portée.
Il hésita un court instant entre le suicide, mais il
s'aimait trop, l'exil et la dénonciation de son voisin, mais il se
ravisa; souvent dans les romans, les gens se ravisent, alors pourquoi
pas lui... et il choisi de ne rien faire, ce qui est déjà quelque chose !
Demain,
il ferait jour, et c'était comme ça depuis qu'il était né, et s'il
fallait travailler plus longtemps pour gagner plus, il économiserait de
quoi s'offrir un doseur à pique-sels d'occasion chez i-baie...
Au
loin, les Rechercheurs cherchaient sur le champ à petites enjambées et
Bèneladaine reprit sa tâche là où il l'avait laissée, puisqu'il n'avait
pas d'autre tâche ailleurs.
Emporté par le vent, un placard décollé
virevoltait dans la rue tel un cerf-volant: cette année, la colle-porte
était de mauvaise qualité et tout le monde s'en plaignait...