"Petite alouette" (Tiphaine)
… Alouette, tu pars, le gosier tout gonflé
De jeunes mélodies,
Et tu vas saluer le jour renouvelé… Puis plus rien…
L'enfant regarde le maître, le maître regarde l'enfant.
L'enfant voudrait bien se souvenir de la suite.
La suite voudrait bien se souvenir de l'enfant.
Et le maître ?
Le maître attend.
Il a tout son temps, le maître.
Mais pas l'enfant.
Mais pas l'alouette.
Dans le fond de la classe des chuchotements légers :
- Dans l'air te balançant, tu montes et tu chantes,
Et tu montes toujours…
L'enfant n'entend pas, il regarde le bout de ses chaussures.
Le maître entend, il fronce les sourcils d'un air sévère.
Les chuchotements cessent aussitôt.
Puis plus rien…
L'enfant regarde le maître, le maître regarde l'enfant.
L'enfant aimerait faire plaisir au maître.
Le maître aimerait faire plaisir à l'enfant.
Mais l'enfant ne se souvient plus des mots.
Mais les mots ne se souviennent plus de l'enfant.
Et le maître ?
Le maître sait les mots.
Il a tous ses mots le maître.
Mais pas l'enfant.
Mais pas l'alouette.
L'enfant baisse la tête.
Le maître se lève.
Derrière la fenêtre, un frôlement léger…
Comme un battement d'ailes.
L'enfant regarde le maître, le maître regarde l'enfant.
L'enfant voudrait bien se souvenir de la suite.
La suite voudrait bien se souvenir de l'enfant.
Et le maître ?
Le maître attend.
Il a tout son temps, le maître.
Mais pas l'enfant.
Mais pas l'alouette.
- Dans l'air te balançant, tu montes et tu chantes,
L'enfant n'entend pas, il regarde le bout de ses chaussures.
Le maître entend, il fronce les sourcils d'un air sévère.
Les chuchotements cessent aussitôt.
Puis plus rien…
L'enfant aimerait faire plaisir au maître.
Le maître aimerait faire plaisir à l'enfant.
Mais l'enfant ne se souvient plus des mots.
Mais les mots ne se souviennent plus de l'enfant.
Et le maître ?
Le maître sait les mots.
Il a tous ses mots le maître.
Mais pas l'enfant.
Mais pas l'alouette.
Le maître se lève.
Derrière la fenêtre, un frôlement léger…
Comme un battement d'ailes.
Maintenant (Tiphaine)
Maintenant
Lit bateau
Au centre de la chambre
Contre toi
Contre tout
Vagues de rumeurs
Eclats de bruits derrière la fenêtre
Loin
Lit bateau
Au centre de l'instant
Contre toi
Tout contre
Vagues de douceurs
Eclats de désirs derrière nos respirs
Là
Main tenant
Faut-il sauver le patrimoine de l'humanité ? (Tiphaine)
Un grand bocal vide, posé sur la table. Une pile d'étiquettes. Un stylo. Un sablier.
Il s'approche de moi, il ouvre la bouche, il dit :
- Je suis le grand effaceur , le bouffe-mémoire !
Je ne dis rien. Qu'est-ce que je pourrais dire ?
- Je vais retourner ce sablier dans un instant. A partir de ce moment, tu auras exactement trois minutes pour noter ce que tu souhaites garder du patrimoine de l'humanité. Quand les trois minutes seront écoulées, je partirai avec ce bocal et les étiquettes que tu y auras déposées. Tu ne me reverras pas. Tu ne te souviendras pas de moi.
- Pourquoi moi ? Je ne sais pas moi, monsieur, ce qu'il faut garder !
- Pourquoi pas toi…
Il retourne le sablier.
Trois minutes…
- Les îles, toutes les îles…
- La Sainte Chapelle et les rayons de soleil à travers les vitraux.
- Les toiles de Chagall dans lesquelles on voit des amants qui volent en se tenant par la main.
- Le cloître de l'abbaye du mont saint Michel.
- La bibliothèque de Coimbra.
- L'église de Loc-Envel.
- La mosquée bleue d'Istambul et la basilique citerne.
- Le cimetière de Prague.
- Le requiem de Mozart.
- L'orient express.
- La tour Eiffel.
- Le tumulus de Gavrinis.
- Les temples d'Angkor.
- Les salins de … je sais plus…
- La cathédrale d'Albi.
- Mystras…
- Le Taj Mahal, la grande muraille de Chine, Jérusalem, Florence, Rome, Venise, Volubilis, Fès, Uxmal, la chaussée des géants, la vieille ville de Zanzibar, Sana'a…
Je n'y arriverai jamais…
Tant d'œuvres, de monuments, de livres, de films, de mots, de notes…
Le sablier file…
Je ne peux pas tout sauver, et chacun de ces éléments, pris tout seul, ne veut rien dire, dit si peu de l'histoire des hommes, des femmes…
- Léa, deux ans, vient de faire caca dans son pot pour la première fois. Ses parents sont heureux, on dirait que c'est le plus beau cadeau qu'ils aient reçu de leur vie.
- Monsieur Kleinman habitait rue des anges, il jouait du violon pour ses voisins.
- Un baiser sur mon cou, si doux…
- Les mains de Fatima quand elle roule les graines de couscous.
- Une tartine de confiture de figues, le matin, trempée dans un bol fumant, et le soleil qui passe à travers le carreau de la fenêtre.
- Le premier cri de Thomas.
- Les larmes de Simon.
- L'odeur de la terre mouillée, après l'orage…
Je n'y arriverai pas.
C'est trop difficile.
Je reprends toutes les étiquettes jetées trop rapidement dans le bocal en verre.
Il reste encore quelques grains dans le sablier.
Une seule étiquette.
J'écris :
- "L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche", Miguel de Cervantes.
Une seule étiquette dans le bocal.
Le sablier a fini de s'écouler.
Je vais oublier.
Et si…
… Si je n'avais rien mis dans le bocal, aurions-nous refait les mêmes erreurs ?
A quoi sert le patrimoine, s'il n'est que décoration ?
Je veux oublier.
Pourquoi est-ce qu'on parle de patrimoine d'abord, pourquoi ce mot, l'héritage du père ?… Et les mères alors ? Le matrimoine, on en parle ? Est-ce que l'histoire n'a été faite que par des hommes ? Est-ce que seul l'héritage de nos pères est digne d'être préservé ?
Faut-il seulement le préserver ?
Fallait-il seulement le préserver…
Je veux oublier.
Ma vie est une histoire de rails (Tiphaine)
D'abord, à lire en braille, à rebours.
Suivre le rebord des âmes et retrouver les trains du passé…
Se souvenir des rails anciens.
Une jeune femme, enceinte, traversant l'Europe pour rejoindre le soldat français qui l'avait séduite dans ce camp de prisonniers, en Autriche.
Un jeune homme, franchissant les tunnels entre l'Italie et la France pour aller retrouver sa famille, repartir, revenir.
De quel côté de la frontière se trouve la famille ?
Le regard de ma mère, celui de mon frère, se souvenant à chaque train qui passe de ceux qui ne sont jamais revenus.
A lire en braille sur les traverses, histoires d'exils, d'allers simples.
Europe traversée, en long, en large, en traverses.
A lire dans les lignes des voix qui se sont tues.
Petite histoire et grande histoire, ballottées entre deux gares.
Petite histoire et grande histoire, paumées, assises sur un vieux banc encore, dans une salle des pas perdus.
Ma vie est une histoire de rails.
Une histoire qui déraille, un jour.
A force de suivre les voies ferrées on finit parfois par en perdre le goût du chemin.
Qui sait les voies buissonnières ?
Je les sais.
Une histoire qui déraille, une nuit.
Tous ces trains pris sans savoir même leur destination.
Comme on marche dans la vie sans savoir où elle nous mène.
Pris le grand panier, jeté dedans le livre, le carnet, le stylo et l'argent.
Qui part sans argent sur les voies buissonnières ?
Je ne sais pas.
Si les voies sont payantes, alors il faut payer, ou le monsieur à la casquette va se fâcher…
Pris le grand panier, le manteau rouge, monté dans le train.
Sans destination.
Parfois, au bout, c'est la mer.
Parfois une ville.
Parfois juste une gare.
Avalé les kilomètres avec pour seul but de n'en avoir pas.
Avalé les paysages, collectionné les hôtels, les villes, les rencontres d'un soir avec pour seul espoir de n'en avoir plus.
Avalé les lignes, dévoré les livres, souri au voyageur fatigué, éteint la lumière et dormi enfin, calme, heureuse, bercée par…
Tu t'en vas…
Tu t'en vas…
Tu t'en vas…
Dans les tiroirs de l'âme de ma petite frimousse (Tiphaine)
Elle vit dans une bulle.
A l'abri du monde, depuis si longtemps que je ne m'en souviens plus.
La vérité, c'est que je ne veux surtout pas m'en souvenir.
Quand je vais la voir, je dois me désinfecter entièrement et revêtir ma tenue de "cosmopote".
Je n'oublie jamais mon masque de Zorro, ça pourrait la tuer si je n'y pensais pas.
J'entre enfin dans la bulle transparente et stérile; elle dit la phrase rituelle :
- Papa, qu'est-ce que tu as emmené aujourd'hui pour ma collection ?
Mon ange collectionne la vie qu'elle n'a pas eue…
Dans le tiroir de sa table de nuit, juste à côté de la camisole chimique, elle entrepose les preuves d'une autre réalité.
Celle dont elle rêve.
Celle qu'elle attend de toute son âme.
Dans les tiroirs de l'âme de ma petite frimousse, les lacs de sel, les dragons fabuleux, les oiseaux bleus, une maman toute douce, une cabane en bois, des montagnes enneigées, des toilettes roses avec des pois jaunes, un lit douillet, un ami brun, un ami blond, un ami roux…
Dans les tiroirs de l'âme de ma petite frimousse, les gâteaux savoureux d'une grand-mère, les parties de pêche, les roulades dans l'herbe, les vacances à la mer et les coquillages ramassés, le parfum des fraises des bois, le bruit de la neige sous les pas, les nuits à la belle étoile, les bureaux de l'école et le tableau noir du maître, les pains au chocolat du dimanche matin, le rire de la marchande de bonbons…
Dans les tiroirs de l'âme de ma petite frimousse, un monde en miniature.
Dans les tiroirs de l'âme de ma petite frimousse, un arc-en-ciel de vie.
Dans les tiroirs de l'âme de ma petite frimousse, dans les tiroirs de l'âme de ma petite frimousse, dans les tiroirs de l'âme de ma petite frimousse…
*Trois petits cailloux* (Tiphaine)
Un pour la soif.
Un pour la faim.
Dans ma poche, trois petits cailloux.
On est bien trop sérieux quand on a dix-sept ans (Tiphaine)
Quand on est un grand sage, on est souvent vieux.
On dit : « Le temps
n'existe pas »…
Et c'est très beau.
Vraiment.
À celui qui
doute on dit : « Vous avez l'heure exacte ? »
Et l’autre de nous la
donner, et nous, de nous écrier : « Voyez comme il est taquin, le temps,
il n’est déjà plus l’heure exacte que vous m’aviez donnée ! »
De là à
conclure que le temps n’existe pas, puisqu’on ne peut le mesurer, il
n’y a qu’un pas…
Mais le récalcitrant s’accroche : « Le temps existe,
voyez son empreinte sur moi, je ne suis plus l’enfant que je fus,
regardez la neige déjà sur mes cheveux… »
Et le sage de dire,
patiemment, l’heure que l’on passe chez
le dentiste, si longue, et celle qu’on passe dans les bras de l’être
aimé, si courte…
De là à conclure que le temps est subjectif,
puisqu’il diffère selon les circonstances, il n’y a qu’un pas…
Je
fais un pas.
Puis deux.
Un pas, une seconde.
Je marche.
Chaque
pas me rapproche de la mort et m’éloigne de ma naissance.
J’ai beau
entendre les sages et remonter les pendules à l’envers, le temps passe,
avec ou sans moi.
Je n’ai rien contre le temps, pourtant.
Je n’ai
pas peur de ma mort, pour temps.
Mais la tienne mon amour…
Qui
pense le temps, pense la mort, panse la mort.
Il faut des mots pour
penser le temps.
Il suffit de vivre pour panser la mort.
Avec
mes mots, je construis le temps.
Les mots ressuscitent le passé, re
suscitent le passé.
Mes mots construisent mon histoire comme les mots
construisent l’histoire des hommes.
Dans le grand livre du temps,
nous
sommes à peine quelques lignes au milieu d’un océan de mots.
C’est
beau n’est-ce pas ?
Avec des mots, avec de belles métaphores, on peut
construire une réalité si présentable…
On peut dire « Le temps
n’existe pas », on pourrait même finir par y croire, et l’on aurait
sûrement raison…
Et alors ?
Le temps s’en moque bien.
Il n’a
pas besoin de nous pour passer, le temps, pour passer le temps…
La
seule manière que je connaisse d'arrêter le temps, c'est d'aimer.
Je
n'en connais pas d'autre.
Les images que j’aime ne vieillissent pas
plus que les odeurs, les sons, les goûts, les mots, les pensées, les
émotions, les personnes, les livres, les toiles, les chansons, le
soleil, les embruns, les étoiles et tout ce qui vit en moi…
Au cœur
de moi tout est vivant.
Le temps s’est arrêté.
Il n’y a plus ni
présent, ni passé, ni futur.
Quand j’avais dix-sept ans, il ne
fallait pas écrire : « il y a », ça se dit, ça ne s'écrit pas.
«
Maladroit » dans la marge.
Maladroit, dans la marge.
Quand j'écris
« il y a », aujourd'hui, la petite fille d’hier prend sa revanche.
Il
y a, il y a, il y a, il y a…
« Il y a » sonne comme le prénom du
héros d'une histoire qui finirait bien.
« Il y a » vibre comme un
mantra qu’on répèterait le soir avant de s’endormir.
Il y a tes yeux
qui n’en finiront jamais de
Il y a tes mains qui ne cessent
Il y a
ta bouche, celle qui sait la langue oubliée et
Il y a ta langue si
douce à
Il y a tes lèvres que je
Il y a toi
Il y a toi et puis
c’est tout.
Et puis c’est TOUT.
Au cœur de nous tout est
vivant.
Au cœur de nous, le temps s’est figé.
Peu m’importe le
temps, puisque je t’aime hier, puisque je t’aime aujourd’hui, puisque je
t’aime demain…
Tarentelle pour un massacre (Tiphaine)
La première fois que je suis morte, j'avais
9 ans.
J'ai vu partir mon père, j'ai cru qu'il ne reviendrait
jamais.
J'ai vu partir ma mère, j'ai cru qu'elle ne reviendrait
jamais.
J'ai vu couler mon sang entre mes jambes, pour la première
fois.
Je suis morte bêtement : il paraît que j'étais devenue une
femme.
"Elle a vécu, mytho, la jeune tarentule."
La seconde fois que je suis morte, j'avais 18 ans.
J'ai quitté le
village pour la grande ville, j'ai cru que j'y trouverais la gloire.
J'ai quitté mes parents pour mes amants, j'ai cru que j'y trouverais
l'amour.
J'ai quitté mes illusions pour celles des autres, pour la
première fois.
Je suis morte fièrement : il paraît que j'étais devenue
une adulte.
"Elle avait cul, minot, la jeune tarentule."
La troisième fois que je suis morte, j'avais 27 ans.
J'ai vu
partir mes rêves, j'ai cru devoir les enterrer.
J'ai vu partir mes
amours, j'ai cru devoir en souffrir.
J'ai vu mentir les mots, pour la
première fois.
Je suis morte en hurlant : il paraît que j'étais devenue
une femme.
"Elle a vécu, miro, la jeune tarentule."
La dernière fois que je suis morte, j'avais 36 ans.
J'ai quitté mes
carapaces, déposé mon manteau au vestiaire.
J'ai quitté mon métier,
déposé plainte pour non assistance à personne en danger.
J'ai quitté
mon passé, déposé les armes pour la première fois.
Je suis morte en
riant : il paraît que je suis devenue moi-même.
"Elle a vaincu,
mille eaux, la jeune tarentule."