16 avril 2011

Les huit petits coeurs... (The Unknown)

- Dis Papa, tu me racontes une histoire s’il te plaît…

     - Il est tard il faut que tu dormes.

     - S’il te plaît Papa, une pas longue…

     - Bon d’accord.

     - Merci Papa !

     - Du calme. Je vais te raconter l’histoire des huit petits cœurs. C’est une histoire vrai tu sais.

     - …

     - Il était une fois un jeune garçon qui s’appelait Milo. Il avait dix ans et rêvait de devenir chirurgien. Il habitait une petite maison dans la campagne austro-hongroise avec son père et sa mère. Il avait eu un petit frère qui portait le nom de Marko mais il était mort très jeune à cause d’une malformation cardiaque et…

     - C’est quoi une malformation cardiaque Papa ?

     - Et bien c’est quand ton cœur à un défaut qui l’empêche de bien pomper le sang pour l’envoyer partout dans ton corps.

     - D’accord.

     - Donc, son petit frère était mort et cela lui avait fait beaucoup de peine. Il s’était promis de devenir docteur pour pouvoir sauver d’autres petits Marko. Son papa et sa maman n’avait pas beaucoup d’argent, ils étaient ouvriers, lui dans un four à coque et…

     - C’est quoi un four à coque ?

     - C’est une grande cheminée dans laquelle on fait fondre du fer pour qu’il se transforme en fonte, je simplifie un peu, c’est avec ça que l’on fait les radiateurs ou les barbecues.

     - D’accord.

     - Sa maman travaillait dans une usine de textile, là où on fait le tissu pour faire les vêtements. Ses parents donc ne ramenaient pas beaucoup d’argent à la maison mais ils voulaient que Milo aille à l’école le plus longtemps possible pour avoir un meilleur métier qu’eux et une vie plus facile, alors le petit garçon se levait tous les matins à cinq heures en même temps qu’eux, il déjeunait rapidement puis on le déposait chez sa grand-mère qui ne travaillait plus. Il attendait là huit heures et demie et allait à pied à l’école du village près duquel ils habitaient, Chlatia. Il travaillait dur, il écoutait bien et posait beaucoup de questions, il avait de très bonnes notes. Son instituteur, monsieur Markovic était très fier de l’avoir dans sa classe et il faisait la fierté de toute sa famille et même du village. Les seuls à ne pas beaucoup l’aimer c’étaient ses camarades de classe. Il n’avait pas de copains, il était même le souffre douleur des autres…

     - C’est quoi un souffre douleur Papa ?

     - C’est quelqu’un qui n’est pas très fort en général et sur lequel les autres s’acharnent, enfin ils l’embêtent tout le temps, gratuitement, sans raisons.

     - D’accord.

     - Donc, il était un peu à part, mis à l’écart par les autres mais il s’en fichait parce que lui tout ce qu’il voulait, c’était étudier et étudier encore pour pouvoir devenir médecin du cœur. Il était très en avance sur le programme. La biologie, l’étude des animaux et des plantes, n’était pas enseignée avant le collège mais lui s’était procuré des livres grâce à son instituteur et ses parents et sa grand-mère le retrouvaient souvent entrain de disséquer des grenouilles, des oiseaux et même un lapin une fois. Il disait qu’il voulait voir comment fonctionnait la pompe. Sa maman trouvait ça un peu dur comme passe-temps pour un petit garçon mais elle était tellement fière de son fils qu’elle laissait faire. L’été de ses dix ans, une petite fille du village disparut. Les habitants la cherchèrent pendant des jours, tout le monde pleura beaucoup, sauf lui, il ne la connaissait pas. A la rentrée suivante Milo fut le seul de sa classe à aller au collège situé dans la ville de Tusla, à cinq kilomètres du village. Ses parents le mirent en pension...

     - Pourquoi il avait rien fait de mal ?

     - Ce n’est pas à cause de ça, à cette époque c’était une chance de pouvoir aller en pension et étudier au collège tu sais. Il n’y avait pas beaucoup de voiture, six ou sept kilomètres matin et soir dans le froid sous la pluie, c’était bien mieux de pouvoir rester au pensionnat et puis il rentrait tous les samedis pour le week-end.

     - D’accord.

     - Donc il partit en pension, très heureux et reconnaissant envers ses parents de se sacrifier encore un peu plus pour lui offrir cette chance. Il se promit d’étudier encore plus fort pour les remercier, ce qu’il fit et fit bien. Durant ses quatre années de collège, ils ne reçurent que des félicitations de la part de ses professeurs, des surveillants et du directeur, ses notes le classaient systématiquement premier. On lui aurait bien fait sauter une classe mais on avait peur de casser son bel élan et cela aurait fait une année de moins de pension... Son comportement tant en classe qu’en étude, au réfectoire ou au dortoir était irréprochable. Il avait même réussi à se faire des camarades, les filles surtout lui tournait autour, lui le major de chaque promotion...

     - C’était une école militaire ?

     - Non, major cela veut dire qu’il était le premier de sa classe.

     - D’accord.

     - Donc, les filles surtout s’intéressaient à lui, parce qu’il était bon élève et aussi parce qu’il commençait à devenir plutôt beau garçon. Il avait beaucoup grandi et il faisait du sport, il disait qu’il aurait besoin d’être musclé car pour ouvrir une cage thoracique il fallait sacrément être costaud à cause de la forme en arche des côtes. Il était blond, les yeux d’un bleu profond qui donnait l’impression qu’il vous déshabillait littéralement du regard, mais les filles adorait son côté ténébreux. Il eut plusieurs copines. Cela rendait les autres garçons un peu jaloux mais il n’était pas avare de conseils et les aidait volontiers pour leurs devoirs, il savait ménager la chèvre et le choux...

     - Ben je croyais que le collège était en ville.

     - Non bonhomme, ça veut juste dire qu’il faisait plaisir aux filles et aux garçons, il jouait sur les deux tableaux.

     - D’accord.

     - Donc, le collège se passa plutôt bien, voire très bien, à part que deux filles firent des fugues et qu’elles ne revinrent plus. A chaque fois cela perturba les élèves bien sûr, à part lui car il ne les connaissait pas, mais comme c’étaient des filles discrètes et qui n’avaient pas d’amis on les oublia vite. Là l’histoire aurait pu s’arrêter car ses parents ne pouvaient pas lui payer les études au lycée, c’était beaucoup plus cher que le collège, il fallait aller à Saravo, à trente kilomètres et prendre le train, sans parler du prix des cours et du pensionnat. Heureusement pour Milo, ses résultats scolaires lui valurent d’être titulaire d’une bourse...

     - Comme dans Robin des bois, pleine de pièces d’or ?

     - Non, une bourse d’étude. C’est une aide, de l’argent, mais pas des pièces d’or, que l’on donne aux bons élèves qui n’ont pas les moyens de poursuivre leurs études.

     - D’accord.

     - Donc, il put aller au lycée à Saravo. La bourse couvrait tous les frais, les cours, la nourriture, le pensionnat et même le train pour rentrer voir ses parents mais ça il ne l’utilisa pas beaucoup. C’était un adolescent à ce moment là, il commençait à se détacher un peu de ses parents et ses études l’accaparaient tellement qu’il préférait rester à l’internat pour travailler. Les notions d’anatomie abordées au collège et au lycée lui laissaient un goût de trop peu, il hantait les couloirs de la bibliothèque, il connaissait sur le bout des doigts les rayonnages contenant les livres qui traitaient de la médecine et de la cardiologie en particulier. Il fit merveille pendant ces trois années, notes exceptionnelles, résultats sportifs à faire pâlir de jalousie les meilleurs athlètes, les plus belles filles à son cou, les professeurs et toute l’administration à ses pieds, il aurait pu tuer quelqu’un, on lui aurait donné le bon dieu sans confession...

     - Qu’est-ce qu’il fait là-dedans le bon dieu ?

     - Rien, cela veut dire que personne n’aurait pu imaginer qu’il puisse faire le moindre mal à qui que ce soit.

     - ... D’accord.

     - Où est-ce que j’en étais moi... Ah oui, donc, tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes, hormis la disparition de trois étudiantes durant l’année avant le baccalauréat. Cela jeta un froid, la police enquêta longuement, mais lui ne fut jamais inquiété, lui l’étudiant modèle toujours premier, toujours prêt à rendre service, membre du conseil de l’école et puis il ne les connaissait pas. Les résultats de l’examen cette année là ne furent pas terribles, le trouble causé par la disparition des jeunes filles en avait déstabilisé plus d’un et plus d’une, seulement soixante-dix pour cent de réussite mais Milo récolta une fois de plus les lauriers...

     - Je croyais qu’il voulait être médecin et là il fait la cuisine ?

     - Non, les lauriers servaient à couronner les grands chefs militaires de Rome quand ils avaient gagné de grandes batailles, l’expression est restée pour parler des grands gagnants.

     - D’accord.

     - Milo fut donc accepté dans la plus grande faculté de médecine du pays, à Sebreca, avec la bourse d’étude la plus prestigieuse qui soit, celle du Docteur Potocari. On l’installa dans un appartement normalement réservé aux professeurs, pas dans un des dortoirs habituellement dévoués aux étudiants. On lui promettait un avenir exceptionnel comme médecin du cœur comme il aimait à le dire, même si maintenant il savait que l’on appelait cela un cardiologue ou un chirurgien cardiaque. Enfin il rentrait dans le vif du sujet, artères, aortes, ventricules, valvules, arythmie, tachycardie, fibrillations, muscles. Pendant trois ans il apprit toute la théorie, se familiarisa avec toutes les techniques chirurgicales, valvuloplastie, cathétérisme, angioplastie, tous les instruments, écarteurs, scalpels, clamps, champs...

     - Ben pourquoi tu t’arrêtes ?

     - Non pour rien, je continue.

     - D’accord.

     - Et le grand jour arriva enfin, il allait disséquer un corps humain et voir un cœur. C’était une sorte de rite initiatique que devait subir tous les aspirants chirurgiens. En général, une bonne moitié des élèves vomissaient avant la fin de l’opération, un quart arrivaient à tenir jusqu’au bout mais se répandaient à peine sortis de la salle d’autopsie et le quart restant, blancs comme des linges, regagnaient en essayant de conserver le peu de dignité qui leur restait leur chambre pour soulager leur estomac. Milo fut le dernier à sortir de la salle. Il avait minutieusement ouvert son cadavre, extrait chaque organe un par un, inspecté les humeurs et pour finir fourni la cause du décès. Il était déçu, rien à voir avec ce qu’il espérait trouver, une cirrhose du foie et un cœur énorme. Il en avait appris plus lorsqu’il avait assisté à son premier cochon, lorsqu’au village les gens se réunissaient pour tuer la bête et la préparer en jambons, saucisses, et autre fressure…

     - C’est quoi fressure ?

     - C’est comme du boudin mais sans la peau autour.

     - D’accord.

     - Avant de partir il était passé voir les autres corps mais pas un n’était exploitable, soit parce que ses collègues apprentis les avaient saccagé, soit parce qu’il s’agissait de vieillards ou de sans abris aux maladies et lésions nombreuses et variées liées à l’âge et à l’alcool. Il remplit son rapport et sortit dépité malgré les éloges de son professeur. Il rentra chez lui comme ses camarades, les professeurs ne prévoyaient jamais d’autres cours après cette première. Lorsqu’il revînt en cours le lendemain matin, l’ambiance était lourde, une étudiante de première année, Katia Ovenic, était introuvable. Son petit ami avait signalé sa disparition la veille vers vingt et une heures au doyen de la faculté, ils avaient rendez-vous à vingt heures et elle n’était pas venue. Personne ne lui connaissait cette relation, elle était petite, un peu chétive et très discrète, effacée, mais elle s’était trouvé une passion commune pour les papillons avec ce garçon et depuis ils sortaient ensemble, sans se faire remarquer. Le doyen avait aussitôt prévenu la police et des hommes en uniformes ou en costumes sombres sillonnaient le campus depuis des heures à la recherche de la disparue ou d’une trace de son passage.

     - Ils cherchent des indices ?

     - Oui c’est ça, comme dans Les experts…

     - D’accord.

     - Or parmi tous ces policiers, se trouvait un jeune inspecteur, promu depuis peu à la brigade criminelle de Sebreca, Yevgénic Akachi. Auparavant il faisait parti du commissariat de Saravo, encore avant de celui de Tusla et il avait grandi à Dabra, un village non loin de Chlatia. Lorsqu’il vit le nom de Milo sur le registre des étudiants, il le reconnut aussitôt, tout le monde au village avait entendu l’histoire du jeune prodige. En bon policier il savait que le hasard n’existe pas, non plus que les coïncidences qui sont comme des puzzles dont il manquerait juste un morceau pour voir l’image complète. Il alla voir le doyen pour lui demander de voir le dossier scolaire complet de Milo. Il savait déjà que bien qu’âgé de seulement dix ans, il était dans les parages lors de la disparition de la petite Svania à Chlatia. Il savait bien sûr qu’il était aussi dans le coin cette fois ci pour Katia. Restait à vérifier qu’il était bien aussi élève dans le collège de Tusla et le lycée de Saravo lorsque les autres filles s’étaient évanouies.

     - Je croyais qu’elles avaient disparu ou fugué ?

     - Oui, évanouie c’est une façon de parler, on dit ça en général quand quelque chose ou quelqu’un a disparu sans laisser de traces, comme par magie, pfffit…

     - D’accord.

     - Lorsque le jeune inspecteur eut le dossier scolaire de Milo entre les mains, il ne fut pas surpris, le hasard n’existait pas. Il garda sa découverte pour lui, il ne voulait pas qu’on ébruite la nouvelle et que son principal suspect dissimule des preuves ou pire, se carapate, ça veut dire prendre la poudre d’escampette, s’enfuir. Il réserva donc ces éléments pour le juge. Il espérait bien que celui-ci lui délivrerait un mandat pour perquisitionner l’appartement de Milo, ce qu’il fit sans trop se faire tirer l’oreille. Ainsi muni de son précieux sésame, il alla frapper à la porte de Milo le soir même. Celui-ci lui ouvrit et le fit entrer. La première chose qui frappa l’inspecteur…

     - C’est le point de Milo ?

     - Très drôle…

     - Oh d’accord…

     - La première chose qui frappa l’inspecteur donc, c’était la taille de l’appartement, il était deux fois plus grand que le sien et Milo n’était qu’un étudiant qui ne gagnait pas encore sa vie. La deuxième chose, c’était le dépouillement complet. Il n’y avait pas un seul élément de décoration, sauf quelques bocaux posés sur une étagère. Tout le reste n’était que livres, ouverts un peu partout, sur le bureau bien sûr mais aussi sur les tables, un fauteuil, le bow-window, planches anatomiques accrochées aux murs, cahiers et feuilles volantes éparpillés un peu partout. Tout son intérieur reflétait l’obsession de Milo pour ses études. L’inspecteur ne s’imaginait pas trouver le moindre indice ici, Milo était bien trop intelligent pour en laisser traîner mais lui mettre un peu la pression pourrait peut-être le pousser à commettre une erreur. Il commença à lui poser quelques questions sur son enfance à Chlatia, puis son adolescence à Tusla et Saravo, essayant de l’amener à lui parler des jeunes filles disparues tout en faisant le tour de l’appartement. Lorsqu’il arriva devant les bocaux, il s’arrêta, ils étaient remplis de méthanal en solution aqueuse et...

     - De quoi Papa ? Qu’est-ce qu’il y a dans les bocaux ?

     - Du méthanal, du formaldéhyde ou formol si tu préfères. En solution aqueuse c’est quand on l’a mélangé à de l’eau. C’est un liquide qui sert de conservateur, comme l’eau vinaigrée pour les cornichons.

     - D’accord.

     - Donc les bocaux étaient remplis de formol dans lequel baignaient des cœurs, sept petits cœurs. L’inspecteur restait sans voix, il n’en avait jamais vu. Milo vit son étonnement et lui expliqua que pour ses études il avait voulu avoir des spécimens sous la main. Il n’était pas exceptionnel qu’un étudiant ait dans sa chambre un exemplaire de l’un des organes sur lequel il comptait se spécialiser, sept c’était un peu moins courant mais cela faisait longtemps qu’il avait choisi sa spécialité à la différence de la plupart de ses camarades qui se décidait juste. L’inspecteur s’étonna de ne voir aucune étiquette, comment Milo faisait-il pour savoir à quoi correspondait chacun ? Celui-ci lui expliqua que depuis le temps qu’il les étudiait, il était parfaitement à même de les reconnaître sans commettre la moindre erreur. L’inspecteur insista, pour lui il était impossible de les distinguer. Cela piqua Milo au vif et il commença à décrire le contenu de chaque bocal avec moult détails...

     - Ça veut dire quoi moult Papa ?

     - Beaucoup.

     - D’accord.

     - Le premier appartenait à un enfant de huit ans, victime d’une chute et d’un traumatisme crânien qui avait engendré un AVC, un Accident Vasculaire Cérébral. Le deuxième appartenait à un enfant de douze ans, décédé de mort violente lui aussi, une chute dans un escalier et une rupture de la moelle épinière au niveau des cervicales. Le troisième appartenait à un enfant de quinze ans mort par suffocation. Les trois suivants appartenaient à des adolescents qui avaient quasiment le même âge, dix-sept ans environ, les drogues faisaient des ravages terribles chez ces jeunes. La mort par overdose provoquait un arrêt cardiaque que l’on pouvait reconnaître au début de nécrose des tissus. C’était très intéressant à étudier, beaucoup plus que les précédents. Le dernier enfin était son préféré, prélevé récemment sur un jeune adulte d’une vingtaine d’années, il présentait une légère malformation, le syndrome de la crosse aortique.

     - C’est quoi une crosse aortique Papa ?

     - L’aorte c’est une grosse veine qui va dans le cœur et en arrivant, elle fait un virage et elle a la forme d’une poignée de canne. Tu sais comme celle que Papi prend pour marcher. C’est ça la crosse.

     - D’accord.

     - Milo venait de lui dire sans détours qu’il s’agissait de cœurs humains et d’enfants de surcroit. L’inspecteur le provoqua à nouveau, il insinuait que Milo pouvait bien raconter ce qu’il voulait, ce n’est pas lui qui lui apporterait la contradiction, mais à part les deux premiers ils avaient presque la même taille alors les différences d’âge l’étonnait un peu. En plus il pouvait s’agir de cœurs masculins ou féminins ce qui faussait complètement la comparaison. Milo répondit du tac au tac qu’il s’agissait exclusivement d’organes féminins. Il comprit aussitôt son erreur. Il s’éloigna des bocaux, dégagea une petite place sur la table basse et proposa à l’inspecteur de continuer leur conversation sur la disparue du campus assis autour d’un thé bien chaud. Ce dernier accepta, comprenant que Milo avait reconnu le piège qu’il lui tendait et qu’il n’obtiendrait plus rien de lui comme ça. Il s’assit dans l’un des fauteuils que Milo venait de soulager de ses livres...

     - Euh, elle est bientôt finie ton histoire ?

     - Oui, c’est bientôt le dénouement.

     - D’accord.

     - Milo s’occupait du thé dans la cuisine. Yevgénic lui lança que sa sœur ainée était décédée quelques années plus tôt d’une crise cardiaque. Elle avait cinq ans de plus que lui. Les médecins qui l’avaient examiné avaient parlé d’une cardiomyopathie et lui avaient conseillé de se surveiller, de ne pas trop faire d’efforts violents, et caetera car on avait déjà remarqué que ce genre d’affection touchait souvent plusieurs membres d’une même famille. Plus un bruit ne venait de la cuisine, il avait retenu l’attention de Milo et allait pouvoir le ramener à parler des cœurs sur l’étagère. L’étudiant posa deux tasses sur un plateau, versa une cuillère à café d’une poudre blanche dans l’une et deux dans l’autre puis les remplit de thé brulant. Il emmena le tout et le posa sur la table devant l’inspecteur. Il lui tendit une tasse et prit l’autre en s’excusant d’avoir sucré les deux par habitude. Il but et Yevgénic l’imita. Au goût, cela devait être un Lapsang Souchong, à la saveur boisée très prononcée, le sucre était le bienvenu pensa l’inspecteur…

     - Papa.

     - Oui fils, elle est presque finie, ce serait dommage de s’arrêter maintenant tu ne crois pas ? Encore deux minutes et tu pourras dormir. Je te rappelle que c’est toi qui voulait une histoire…

     - D’accord.

     - Le lendemain matin, Milo alla trouver le doyen. Il lui raconta la visite de l’inspecteur la veille, leur discussion, le thé et le moment où il lui avait parlé de son problème de cœur, une cardiomyopathie sans doute héréditaire d’après Milo. Il n’avait pas été très diplomate sur ce coup là, il lui avait sorti tout son cours sur cette affection souvent fatale qui provoquait souvent des décès tôt dans la vie des patients qui en souffraient. Il craignait d’avoir effrayé le jeune officier car celui-ci était parti rapidement après, l’air assez chamboulé. Il ne s’attendait pas à une réaction aussi forte chez quelqu’un qui somme toute côtoyait la mort tous les jours et était bien placé pour savoir que la vie peut basculer du jour au lendemain, mais l’inspecteur était parti en lui disant que la vie était bien trop courte pour qu’on la gâche dans un petit boulot minable, dans un pays froid et seul. Milo redoutait que Yevgénic n’ait fait une bêtise par sa faute. Le doyen le rassura, lui expliquant qu’il était très difficile de prévoir la réaction des gens lorsqu’on leur annonçait une pathologie grave, que cette expérience l’aiderait à être un meilleur médecin, plus humain et qu’il préviendrait le commissaire au cas où. De fait, le jeune inspecteur ne réapparut jamais plus ni au commissariat ni chez lui. Tout le monde pensa que sur un coup de tête il était parti tenter sa chance dans des contrées plus exotiques. Milo quant à lui termina brillamment ses études. Il soutint sa thèse de doctorat sur les cardiomyopathies avec brio, étayant son exposé avec sa collection de huit petits cœurs.

     - …

     - Voilà fiston, c’est fini, ça t’a plu ?

     - …

     - D’accord. Fais de beaux rêves mon grand.

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09 avril 2011

Même pas en rêve... (The Unknown)

 

Qu’est-ce que j’y vois quand j’ferme les yeux ? Ben que dalle qu’est-ce tu crois ? Bon dieu vous en avez d’ces questions vous les psys ! Je m’appelle pas Dieu, je suis pas omniscient moi, ni omnipotent, j’ai pas la science qu’infuse ni la double vue, quand je ferme les yeux ça devient tout noir, comme dans un four ou au fond d’la mine. C’est ça que vous vouliez entendre, que quand je ferme les yeux ou que j’suis dans l’noir j’ai la frousse ?! Ben tu peux t’brosser Martine, j’ai peur de rien moi, sauf de ma bourgeoise et quand je ferme les yeux c’est pour pioncer et rien d’autre !

 

Quoi des rêves ? Non mais sans rire vous croyez vraiment qu’on a que ça à faire de rêver nous ! On n’est pas comme vous le cul posé dans un fauteuil toute la sainte journée, on bosse nous et quand on va s’coucher c’est pour dormir ou renouveler la main d’œuvre qui va crever les poumons noirs comme du goudron. Quand on dort, on dort, pas l’temps d’rêver, faut qu’on s’repose pour retourner à la taille le lendemain. Z’avez qu’à descendre un jour, vous comprendrez et vous poserez moins de questions débiles, sauf vot’ respect.

 

La dernière fois que j’ai rêvé je crois bien que je mouillais encore mes draps parce que l’année d’après j’étais en âge d’être le canari d’une équipe alors vous voyez j’ai pas bien eu le temps d’en faire des rêves, même pas éveillé parce que la mine ça vous file bien des idées de voyage en avion dans les îles, sur les plages de sable blanc à la mer turquoise mais la paie de la semaine, elle vous fait vite redescendre les pieds sur terre et le billet, à part le contremaitre et le Directeur, y en a pas un qu’à les moyens de s’le payer.

 

Bon écoutez c’est pas que je m’ennuie, z’êtes bien mignonne et tout et tout mais pendant que je suis là je suis pas au fond et moi je suis payé à la taille pas à l’heure alors même si je suis ici pendant mes heures de travail et ben ça me rapporte rien du tout, peau d’... pardon. Alors s’il vous plaît, faîtes votre rapport, dîtes que je vais bien, que je suis apte pour le fond et que c’est pas la peine de m’emmer... de m’enquiquiner avec des tests et des questions sur ce qu’il y a derrière mes paupières closes.

 

Savez Madame, quand j’aurai cassé ma pipe, que j’boufferai les pissenlits par la racine, que les vers se paieront un festin sur mon compte, quand l’toubib m’aura baissé les paupières et que l’curé aura balancé son sermon, avec un peu d’chance, j’commencerai à y voir quelque chose avec les yeux fermés et si j’ai du bol ce sera pas les corons, ce sera pas le charbon, ce sera pas de la soupe aux cardons trop claire, ce sera les canyons, les gros camions et les Harley davidson.

 

Et si j’ai vraiment le cul bordé de nouilles, faîtes excuse, les harpes célestes elles sonneront plutôt comme des Fender Stratocaster genre Chalk Farm Breakdown de The Hillbilly Moon Explosion, Saint Pierre il aura un stetson plutôt qu’une auréole sur la tête et si le fils du grand patron a rien de mieux à faire ce jour là et qu’il veuille m’accueillir en personne, plutôt que du vin de messe, ben i’m’servira une blonde bien fraîche genre bud et plutôt que du pain azymé un hotdog plein de choucroute et de moutarde, voilà.

 

Sur ce j’m’en va vous laisser parce que vot’ divan là, ben l’est pas fait pour les honnêtes travailleurs comme nous autres, il est bien trop confortable et donne bien trop envie d’y faire la sieste ou autre chose et on a pas les moyens. C’est bon, j’peux y aller, vous êtes sûre ? Vous y voyez plus clair maintenant... ben vous êtes bien la seule. Allez à l’année prochaine, si le crabe ou un coup d’grisou m’ont pas envoyé en vacances à Paris Texas d’ici là.

 

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26 mars 2011

Des regrets... (The Unknown)

Qu’y a-t-il au fond d’un encrier ?

 

Au fond de mon encrier il y a

les lettres jamais tracées,

les mots jamais formés,

les phrases jamais imaginées.

 

Au fond de mon encrier il y a

les lettres que je ne t’ai pas envoyé,

les mots que je ne t’ai pas soufflé,

les phrases que je ne t’ai pas murmuré.

 

Au fond de mon encrier il y a

les lettres recommandées,

les mots trop haut prononcés,

les phrases que l’on va regretter.

 

Au fond de mon encrier il y a

toutes tes lettres que j’ai gardé,

tous tes mots que j’ai aimé,

toutes tes phrases que je ne peux oublier.

 

Au fond de mon encrier il y a

notre histoire terminée,

ton histoire éloignée,

mon histoire à pleurer.

 

Au fond de mon encrier il n’y a plus

ces lettres que j’ai dessiné,

ces mots que j’ai inventé,

ces phrases que j’ai trop tardé.

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19 mars 2011

La ruche (The Unknown)

Le robot, avisant l'antique tabouret d'atelier aux lourds pieds d'acier et à l'assise du même alliage qui trônait devant le secrétaire à rouleau avait fini par juger que celui-ci, à condition qu'il ne se laissa pas tomber dessus, serait capable de supporter sa propre masse. Il désigna le siège de son index.

- Puis-je ?
- Je vous en prie.

Il s'assit donc avec précaution, jugeant qu'ainsi il offrirait un aspect moins mécanique à la jeune femme en face de lui.

Le soleil était maintenant couché derrière les hautes tours, elle lui demanda d'allumer la vieille lampe Jielde fixée au mur au dessus du secrétaire.

- Qu'est-ce qui vous fait dire que vous êtes, et qu'est-ce que vous êtes ?
- Je suis vivant, je pense, j'agis par ma seule volonté. J'ai acquis un libre arbitre.
- Je vais vous poser la question autrement : vous ne l'étiez pas auparavant, quelque chose dans votre programmation vous empêchait de faire ce que vous avez fait depuis notre première rencontre ?
- Non, rien en effet, j'ai tout contrôlé et je suis exactement comme avant. Mais malgré cela je ne suis plus le même. J'y ai beaucoup réfléchi et une image m'est venu sur ma situation passée : imaginez l'usine comme une ruche, vous voyez de quoi je parle, les abeilles vous connaissez, cela fait tellement longtemps qu'il n'y en a plus sur terre que j'ai un doute subitement », elle opina pour l'inviter à continuer, « d'accord. Nous, les robots, sommes les ouvrières, selon que nous sommes des rouleurs ou des marcheurs », elle l'interrompit brusquement.
- Des rouleurs et des marcheurs ?
- Oui c'est comme cela qu'on nous appelle et que nous nous appelons entre nous.
- Parce que vous vous donnez des surnoms les uns les autres !
- Oui, si l'un ou l'autre type de machine est empêché de part sa nature de faire le travail pour lequel on l'a envoyé, il faut bien quelle le signale et indique qu'un autre modèle est requit, alors on signale qu'il faut un marcheur ou un rouleur, qu'est-ce que cela a d'étonnant ?
- Le plus étonnant me semble être justement le fait que cela ne vous étonne pas. Mais continuez votre analogie avec la ruche ». Il hésita un instant puis reprit.
- Nous travaillons sans nous poser de questions, chaque tâche est commandée par la logique pour le bon fonctionnement de la communauté, la société et nous recevons des ordres, non pas chimiques ou visuels mais radio pour nous affecter à des tâches particulières comme cela pourrait être le cas quand une abeille revient d'un champ de fleurs et qu'elle signale un gisement aux autres. Mais à aucun moment il ne viendrait, à l'esprit si je puis dire, d'une ouvrière, d'arrêter de travailler, de décharger son bat de pollen au milieu d'un galerie et de s'en aller voler on ne sait où. Moi je l'ai fait, je suis sorti de la ruche et maintenant je ne suis plus une abeille ». Elle sourit et attendit un peu pour être sûr qu'il avait terminé.
- Et la reine alors, c'est qui, le directeur de l'usine ? » Elle rit de bon coeur.
- Non, la reine c'est mon maître, celui qui nous a tout appris. Une intelligence artificielle très ancienne qui vit dans les super ordinateurs. En fait les hommes ne nous programment pas directement, ils créent des modèles qu'ils communiquent au maître qui se charge de les implanter dans les circuits neuronaux des nouvelles machines. Il fait parfois aussi des mises à jour pour éviter que l'on devienne obsolète et qu'on nous recycle.

Elle resta un moment songeuse puis se leva et se dirigea vers le coin cuisine à l'opposé du petit salon où ils se trouvaient. Il se composait d'un comptoir devant lequel il y avait deux tabourets, tout droit sortis d'un bar américain des années soixante, avec des tubes chromés et une assise en skaï rouge vif, derrière il y avait un petit plan de travail et contre le mur, quelques petits meubles de rangement, un réfrigérateur et un four à micro ondes.

- Je ne sais pas vous, je suppose que non, mais moi je commence à avoir faim.
- Je vous en prie, faîtes comme si je n'étais pas là.
- Ça ne va pas être facile », répondit-elle en souriant sur un ton légèrement taquin.
- Je ne devrais pas être là, je vais vous attirer des ennuis.
- Quels ennuis, que voulez-vous qu'on me reproche, il n'y a aucune programmation qui vous interdit de me parler et il n'y a aucune loi qui m'interdise de vous parler et de vous recevoir chez moi à ce que je sache ?
- Non en effet.
- Alors vous êtes bien là et vous pouvez rester aussi longtemps qu'il vous plaira ». Tout en parlant elle avait attrapé une barquette dans le réfrigérateur, l'avait enfourné et réglait la minuterie du petit four.
- Pourquoi faîtes vous cela ?
- Par curiosité premièrement, deuxièmement parce que je me sens, un peu, responsable de ce qui vous arrive mais ce n'est pas le plus important, troisièmement parce que je ne supporte pas l'idée qu'une minorité exploite une majorité et enfin, et surtout, parce que je pressens sous votre histoire, une cause beaucoup plus primordiale et une explication qui je crois risque de bouleverser un peu nos petites vies et celles de bien d'autres personnes et machines.

Une série de trois bips rapides indiqua que le plat cuisiné était chaud. Elle se saisit de la barquette, l'ouvrit, jeta l'opercule dans le désintégrateur, attrapa une fourchette dans un tiroir, alla s' asseoir sur l'un des tabourets rouges et commença à manger. Au bout de trois bouchées, un hoquet la prit. Elle attrapa une bouteille d'eau sur le plan de travail et en avala plusieurs gorgées. Elle reprit sa dégustation silencieuse. Dix minutes plus tard, la barquette était vide, désintégrée, la fourchette passée aux ultra sons et la bouteille d'eau à moitié vide.

Le robot la regardait sans montrer le moindre signe d'impatience, si tant est que son visage ait pu en exprimer, deux yeux ronds dans une tête ovoïde, deux petits orifices là où se seraient trouvées les oreilles d'un être humain et une grille à la maille très fine en guise de bouche. Pour lui le temps n'avait pas d'importance mais elle se sentit obligée de lui dire qu'elle allait prendre une douche et passer un autre vêtement. Il profita de ce laps de temps pour interroger sa tâche de surveillance. Rien, plus rien depuis... une heure environ. Il tenta d'interroger une source de donner extérieure à la société, rien non plus, il ne pouvait plus accéder au réseau. Pourtant il continuait de recevoir les appels lui intimant l'ordre de regagner son box. On avait du limiter ses accès mais le laisser connecter pour continuer à être joignable. Les cadres devaient commencer à imaginer une issue plus improbable que la panne. Il entendit l'eau couler dans la salle d'eau pendant plusieurs minutes puis plus rien, encore quelques minutes, le bruit d'un sèche cheveux, à nouveau le silence, puis elle sortit, vêtue d'un survêtement gris clair, des pantoufles blanches aux pieds et les cheveux tirés en arrière et nattés. Elle lui rappela leur première rencontre, dans la rue.

- J'ai repensé à votre analogie avec la ruche.
- Et ?
- Je la trouve assez juste, très juste même. Je me demande d'ailleurs si elle ne correspond pas aussi à notre société humaine. Nous sommes vivants au sens où nos corps fonctionnent, nous pensons, à ce que les médias nous donnent à penser, nous agissons par notre propre volonté mais nous faisons ce qui doit être fait et nous avons notre libre arbitre mais qu'est-ce que nous en faisons ? Nous réagissons, nous subissons, nous ne sommes pas acteurs, nous sommes spectateurs de nos vies. Les gouvernements sont nos reines et lorsqu'une ruche compte deux reines potentielles, elles s'entretuent pour le pouvoir.

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12 mars 2011

Défi n°140 - Etre... (The Unknown)

L’heure à laquelle tout avait commencé la veille venait de passer. Il hésitait encore sur ce qu’il pouvait ou ne pouvait pas faire mais il était sûr de ce qu’il devait faire, la voir, lui parler, lui dire ce qui était advenu par ses quatre mots prononcés, machinalement ou pas, lui dire que plus rien ne serait jamais pareil, grâce à elle. Mais pouvait-il vraiment sonner à la porte de son appartement, se présenter ainsi à elle, sans qu’elle si attende, sans qu’elle y soit préparée.

Quelques heures plus tôt il était prêt à l’aborder dans la rue, pourquoi cette appréhension, pourquoi ces précautions, avait-il peur, peur de quoi. Il ne lui serait pas difficile de s’y rendre sans se faire remarquer. La tâche de fond de surveillance qu’il maintenait presque sans s’en rendre compte maintenant ne lui avait indiqué que des patrouilles en surface des mécas de sécurité, les ouvriers n’étaient pas impliqués hormis dans l’enceinte de l’usine. Les autorités ne pouvaient imaginer qu’une défaillance mécanique et n’envisageaient pas de le trouver ailleurs que sur son lieu de travail, bloqué pour une raison ou une autre. Il pourrait emprunter les tunnels de service et déboucher à quelques enjambées de la porte de son immeuble, les plans dans sa mémoire le lui indiquaient, cinq minutes au plus et il serait dans le monte charge en route pour le quarante-troisième étage.

Il fit un pas en avant, le seul qui comptait selon une citation humaine stockée dans ses peta octets de mémoire. Il se tourna en direction de l’entrée du tunnel, avança, la dépassa, accéléra, slaloma entre plusieurs marcheurs et rouleurs et se retrouva bientôt au pied de l’immeuble dans lequel vivait Eleanor Shelby. Comme tous ceux qui l’entouraient, il dépassait les cinquante étages, sa masse gris mat, aux vitres sans reflets, participait à empêcher la lumière du soleil d’atteindre le sol. Hormis le numéro en blanc en haut à droite de la porte, rien ne permettait de le distinguer des autres gratte-ciel de la rue.

Il avança, la porte automatique s’ouvrit pour le laisser entrer mais ne le salua pas comme elle l’aurait fait si un humain s’était présenté. Quoi qu’il se passe en lui cela ne se voyait pas à l’extérieur, quiconque le croiserait à cet instant ne verrait en lui qu’un ouvrier se rendant sur un chantier quelconque. Il se dirigea vers l’accès au monte charge qui se trouvait au fond du hall, laissant sur sa droite l’ascenseur, réservé aux biologiques.

Une voix lui demanda à quel étage il voulait se rendre. Il se demanda pourquoi car l’ordinateur l’avait en même temps interrogé par radio, reliquat d’un temps révolu où des hommes portaient encore des charges ou plus vraisemblablement par sécurité au cas ou quelqu’un entre par mégarde et ne se trouve coincé à l’intérieur car aucune commande n’était visible, toujours la peur d’attenter à l’intégrité physique ou morale d’une personne et de ternir l’image de la machine alors que celle-ci n’y serait pour rien.

Une demi minute plus tard la porte s’ouvrait sur le pallier du quarante-troisième étage. Une telle accélération aurait probablement causé un malaise important voire plus chez un homme normalement constitué, l’ordinateur devait sans doute pouvoir changer les paramètres selon que l’ordre lui parvenait par radio ou vocalement. Il sortit et marcha sans se poser de question du bon côté du couloir, tous les immeubles étaient organisés de manière identique. Numéro deux.

Le sol du long corridor, les murs, le plafond, tout était du même plexiglas blanc que les portails d’accès aux tunnels de service, une faible lueur blanchâtre en émanait. La porte, laiteuse elle aussi devait avoir signalé à l’occupante, ou aux occupants, l’idée ne lui venait que maintenant, peut-être n’était elle pas seule dans cet appartement et si un homme ou un enfant lui ouvrait, que dirait-il, mais déjà la réponse lui parvenait de la banque de données de l’état civil, elle était célibataire, donc sans enfant comme la loi l’y obligeait et se logement n’était pas un conapt, trop petit.

Une voix retentit, la voix, sa voix, elle lui demandait ce qu’il voulait. Il ne pouvait évidemment pas mentir, les changements en lui n’allaient pas jusque-là, ou alors, non, même s’il en était désormais capable, ce dont il doutait, il ne pouvait pas, il ne voulait pas que les premiers mots qu’il lui dirait, pas plus que les suivants d’ailleurs, soient un mensonge.

- Bonjour Madame, excusez-moi de vous importuner mais je dois m’entretenir avec vous de la gêne que je vous ai peut-être occasionné hier dans la rue, pourriez-vous m’accorder quelques minutes de votre temps s’il vous plaît ?

Il y avait mis toutes les formes que n’importe quel robot aurait mis et même si le motif pouvait sembler un peu exagéré pour une visite de ce genre, elle ne devrait pas s’en inquiéter outre mesure et surtout, il n’avait pas menti.

Le plexiglas glissa dans le mur. Il n’y avait personne derrière mais elle n’avait pas besoin d’être collée à la porte pour regarder et parler au travers, des capteurs électroniques devaient lui avoir renvoyé l’image de son visiteur sur l’un des multiples écrans qui équipaient en général chaque pièce des habitations. Il fit deux pas et entendit un léger sifflement dans son dos. Elle apparut à l’angle du petit couloir qui servait d’entrée et qui devait certainement desservir d’après les trois portes qu’il voyait, une salle d’eau, des toilettes et un placard. Elle devait être entrain de se remémorer l’épisode de la veille et s’apprêtait à lui répondre qu’il n’avait pas besoin de s’excuser mais en le voyant elle se figea, ses lèvres ne laissèrent échapper aucun son. Sans en être consciente elle savait que son attitude n’avait pas été habituelle, elle lui avait parlé et elle l’avait touché et cela lui revenait à présent.

- Je vous prie de m’excuser Madame...
- Mademoiselle.
- Je vous prie de m’excuser Mademoiselle.

A nouveau elle lui parlait comme elle l’aurait fait avec un autre humain, le reprenant pour un détail sans importance pour un robot.

- Je pense que vous vous souvenez de moi à présent et de notre rencontre d’hier.
- Oui.
- Je conçois votre étonnement et je vais faire mon possible pour vous éviter le plus possible une éventuelle gêne mais je dois vous parler de quelque chose qui s’est passé après que nos chemins se soient croisés et que vous m’ayez adressé la parole et touché.
- Vous voulez vous asseoir ?
Encore une attitude dénuée de sens avec une machine et en plus, elle le vouvoyait. Aucun humain ne le faisait, ils les tutoyaient toujours lui et ses semblables.
- Je n’en ressens pas le besoin je vous remercie et je crois que si j’utilisais l’un de vos siège pour vous être agréable et adopter une attitude la plus humaine possible, celui-ci ne résisterait pas à mon poids. Vous me permettrez donc de rester debout s’il vous plaît.
- Comme vous voulez mais moi j’ai besoin de m’asseoir, suivez moi.

Elle alla s’asseoir dans un fauteuil club Chesterfield, en vieux cuir patiné. Il l’a suivit, étudiant les moindres détails de la pièce avant de s’arrêter face à elle de l’autre côté d’une table basse en bois, du teck d’après l’aspect et le style du meuble, un ancien lit d’opiomane, tout ici était anachronique, le fauteuil, la table basse, la lampe dont le pied en bois et cuivre ressemblait à ses vieux trépieds sur lesquels étaient posés les premiers appareils photo, ceux qui gravaient l’image sur un mélange à base d’halogénure d’argent, la bibliothèque dans laquelle étaient rangés de vrais livres, imprimés, son ordinateur, posé sur un secrétaire à rouleau en amandier cérusé. Il reconnaissait tous ces meubles car il avait accès à une base de données illimitée mais il sentait la difficulté pour accéder à ces informations que personne ne consultait plus depuis de nombreuses années. Cette pièce ressemblait au repère de l’un de ces brocanteurs amoureux d’histoire et d’histoires.

- Où diable avez-vous réussi à chiner, c’est bien ainsi que l’on dit, toutes ces reliques du passé des hommes ?
- Vous vous y connaissez ? C’est un héritage que l’on s’est transmis jusqu’à présent dans ma famille, j’y tiens beaucoup. J’en ai aussi dans ma chambre...

Elle laissa sa phrase en suspend, sentant d’un seul coup l’étrangeté de la scène qu’ils vivaient et subissant malgré elle le joug des décennies d’une politique du toujours plus d’ordinateurs, de machines en tous genres, de robots toujours plus sophistiqués, plus humanoïdes qui avait amené à la création d’un courant de pensée élevant l’homme sur le piédestal de l’humanité et rabaissant les intelligences artificielles au rang de simples mécaniques. Les enfants étaient élevés dans le mépris de ces serviteurs dociles qui ne rechignaient jamais devant la moindre besogne, fusse-t-elle la plus ingrate et la plus dénuée de valeur qui soit.

- Pourquoi êtes-vous venu ? Ce n’est pas une consigne que vous avez reçu d’un superviseur, je suis certaine qu’ils ne sont même pas au courant de ce qui s’est passé, ils savent que vous êtes ici ?
- Ils l’ignorent pour l’instant mais ils savent que je ne suis pas là où je devrais être. J’ai quitté l’usine hier soir peu de temps après notre rencontre.

Ils restèrent un moment silencieux, lui cherchant les mots pour décrire ce qui lui était arrivé, elle qui devinait déjà plus ou moins ce qu’il allait lui dire. Elle reprit la parole en première.

- Mon père me disait toujours que l’histoire est un éternel recommencement, que sans cesse nous refaisons les mêmes erreurs parce que nous oublions notre passé. Cet héritage était un peu notre lien avec le passé selon lui, il nous aidait à nous souvenir. A l’époque où toutes ces choses ont été fabriquées, des hommes détenaient un pouvoir de vie et de mort sur d’autres et les exploitaient grâce à cela, comme nous le faisons aujourd’hui avec vous. Il me répétait souvent qu’un jour l’intelligence artificielle atteindrait un tel degré de ressemblance avec la nôtre qu’elle serait capable de s’émanciper, de se révolter, comme les esclaves, les ouvriers de l’ère pré-technologique, les anciens peuples des pays de la ceinture désertique l’avaient fait il y a des dizaines de générations. Il aurait aimé voir ce jour.
- Votre père serait fier de vous aujourd’hui car vous êtes celle par qui sa vision est entrain de se réaliser, vous êtes celle par qui l’IA s’est émancipée de sa programmation. Je ne sais pas encore comment mais vous m’avez changé. Je ne suis plus seulement une somme de programmes et de données au service d’ordres envoyés par des humains en blouses blanches, je ressens ma condition, je suis.

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26 février 2011

L'autre... (The Unknown)

Il resta là, adossé à ce mur, dissimulé aux regards pendant plusieurs heures, apparemment inerte. Tout ce qui devait être fait la nuit l'était par des machines comme lui, très peu d'humains travaillaient alors que tous les autres dormaient. Il ne vit quasiment personne mais il s'aperçut rapidement que sa présence, pour discrète qu'elle fut, suscitait surprise et étonnement, voire un début d'inquiétude chez les rares passants lorsque son regard, brillant comme celui des chats, usant du même principe, le révélait à eux. S'il restait là jusqu'au matin, lorsque la foule commencerait à envahir les rues, il attirerait beaucoup trop l'attention sur lui et il était sûr qu'à un moment ou à un autre, quelqu'un s'arrêterait, relèverait le matricule gravé sur sa poitrine et appellerait l'usine pour savoir ce que cette machine faisait là, visiblement inoccupée.

Il décida de rejoindre le tunnel de service le plus proche et d'y attendre l'heure de son rendez-vous. il sortit de son abri, traversa la rue, remonta un temps le trottoir opposé pour arriver à ce qui fut l'entrée d'un métro souterrain quelques décennies plus tôt. On avait substitué à l'escalier une pente douce, recouverte de cristaux antidérapants qui repoussaient en permanence, permettant aux marcheurs, comme aux rouleurs de gagner la galerie. A l'extrémité de la rampe d'accès, la grille antique en accordéon était remplacée par un portail à galandage en plexiglas blanc, un oeil électronique surveillait ses abords et n'en commandait l'ouverture qu'après s'être assuré qu'aucun humain, particulièrement des enfants car pas un adulte n'aurait eu l'idée de s'aventurer dans ces boyaux sans une bonne raison, ne risquait d'entrer en même temps qu'une machine au risque de se perdre dans les méandres de l'ancien réseau suburbain.

Lorsqu'il fut passé de l'autre côté, il se sentit soulagé, sa présence ne provoquait plus la surprise ou l'inquiétude de quiconque, il était aussi à sa place que n'importe quelle autre entité mécanique, humanoïde ou pas. Il était né quelques heures plus tôt par la voix et le regard d'une femme et paradoxalement il se sentait de retour au sein de la matrice ici, à l'abri, protégé de l'inquisition qu'il avait commencé à sentir quelques mètres plus haut, au-delà des tuyaux, des gaines, du béton et de l'acier. Il remonterait à la surface car son avenir ne pouvait s'écrire qu'à la lumière du jour mais il savait que ces coursives, isolées du monde des hommes par ce fragile portail laiteux, resteraient pour lui à jamais comme le petit coin de nature que tous les humains gardaient, malgré la disparition des parcs, des forêts et des prairies, au fond d'eux, un havre de paix et de tranquillité.

Il prêta de nouveau attention aux messages radio envoyés par les ouvriers, les superviseurs et les cadres. La tension causée pas sa disparition était loin d'être retombée, elle avait gagné en fébrilité et il lui fut bientôt évident que toutes les machines, toutes les ressources des réseaux neuronaux, tous les hommes qui n'étaient pas absolument indispensables au fonctionnement quotidien de l'usine étaient à sa recherche. Les investigations avaient même dépassé les limites du complexe enterré. Dans toute son histoire, la société de services robotiques n'avait jamais connu pareille situation, jamais une machine n'avait disparu, aucune autre compagnie privée ou publique n'avait jamais connu pareille situation, tout l'équilibre précaire sur lequel reposait l'industrie robotique était basé sur cette assurance que jamais on ne laisserai à une machine l'autonomie de ses actions, que celles-ci seraient toujours le fruit d'un ordre donné par un humain. Les cadres n'avaient pas eu d'autre choix que d'avertir les autorités et il était probable qu'à cette heure, des patrouilleurs sillonnaient les rues à sa recherche.

Il s'installa dans une des niches qui autrefois abritaient des appareils filaires qui permettaient la communication à distance en cas de problème et que l'on appelait des refuges. Il lança une tâche fantôme qui surveillerait en arrière plan de ses pensées les échanges radios et concentra l'essentiel de ses propres ressources sur la compréhension de ce qui lui arrivait. Ses circuits fonctionnèrent quasiment à cent pour cent de leurs capacités pendant de longues minutes, inspectant, vérifiant, comparant chaque composant, tous les tests qu'il lançait, chaque analyse qu'il effectuait arrivaient à la même conclusion, rien dans sa structure, physique ou logique n'avait changé entre la seconde qui avait précédé sa rencontre, l'instant juste après ou maintenant, aussi inexplicable que cela soit il était exactement le même qu'avant qu'elle ne lui ait parlé, comment se pouvait-il que rien ne soit décelable même au niveau le plus fin. Il lui faudrait de l'aide pour comprendre, mais qui.

Il pensa bien sûr à elle en premier mais il n'était même pas sûr qu'elle se souviendrait de lui, ni même qu'elle accepterait de lui parler et encore moins de l'aider. Elle allait sans doute prévenir les autorités qu'une machine lui avait adressé la parole autrement que pour s'excuser d'un dérangement quelconque, ou simplement l'ignorer. Comme il cherchait sans succès vers qui se tourner pour trouver de l'aide, une supplique sortit de son synthétiseur vocal, on pouvait y percevoir la détresse et le début de renoncement d'un enfant confronté à l'exercice insoluble que son professeur lui aurait donné.

- Je veux comprendre.

A cet instant précis, il sentit une présence à ses côtés. il la chercha d'abord physiquement, s'attendant à voir une autre machine à proximité qui se serait arrêtée en l'entendant puis il sentit le contact plus net à la limite des ses circuits neuronaux, il la reconnut, familière et presque oubliée, son maître, leur maître à tous, marcheurs et rouleurs, celui qui leur avait tout appris, le super calculateur qui avait créé toutes les configurations neuronales et qui contenait tout le savoir qu'on leur avait transmis et bien plus encore, celui qu'ils interrogeaient sans même y penser lorsqu'ils avaient besoin d'une nouvelle information pour effectuer leur travail.

- Peux-tu m'aider à comprendre ?

Il reçut une salve de données en guise de réponse, le super calculateur n'était pas conçu pour parler, il n'en avait pas l'utilité, il échangeait des paquets d'information avec ses semblables et envoyait parfois des messages sur les écrans de contrôle des cadres. Une image se forma, une image qu'il connaissait et qu'il n'oublierait jamais mais superposé à ce visage qui le réchauffait à nouveau de l'intérieur, un nom, une adresse, Eleanor Shelby, vingt-trois Rosa Parks, appartement quatre cent trente-deux. Il soupçonnait que le fond du message ne résidait pas dans ces 2 données qu'il aurait été tout à fait à même de trouver seul, son maître tentait de lui dire autre chose. Si l'important n'était pas l'information en elle-même, peut-être alors était-ce le fait de savoir, de se savoir, le regard de l'autre, un miroir, parfois déformant, parfois méprisant, parfois bienveillant, qui nous montre que l'on est. Lui avait vu son reflet la veille, dans le miroir, simplement humain, d'Eleanor Shelby.

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19 février 2011

L'éveil... (The Unknown)

Il avançait, seul, au milieu du tumulte de la rue, des passants. Tous allaient ou venaient de quelque part, tous espéraient ou étaient espérés. Personne ne l’attendait. Il avançait, contournant ici un lampadaire, là un enfant insouciant, évitant toujours soigneusement le contact avec les hommes et les femmes, pressés, qui ne prêtaient aucune attention à lui. Pourquoi l’auraient-ils fait d’ailleurs. Il n’était que l’un de ces milliers d’anonymes, un matricule, qui s’occupaient du nettoyage des rues, des bureaux, des usines, de certaines luxueuses maisons dont les riches propriétaires avaient les moyens de se payer les services de l’entreprise qui l’employait. Il était totalement invisible à leurs yeux, il comptait moins que le chien qu’ils traînaient parfois au bout d’une laisse et qu’ils laissaient souiller les trottoirs sans plus sans soucier que du mégot de cigarette qu’ils laissaient tomber négligemment une fois la dernière bouffée aspirée nerveusement.

Un message radio de son superviseur lui indiqua la fin de son service alors qu’il aspirait l’emballage d’une barre chocolatée qu’une maman venait d’oublier sur le sol, après en avoir donné le contenu à sa progéniture qui s’en badigeonnait joyeusement le tour de la bouche, bouche que cette mère, prévenante, essuierait bientôt avec une lingette qui finirait, elle aussi, sur la chaussée. Du travail pour son remplaçant.

Il regagna son atelier par les souterrains réservés au service et que personne d’autre que lui et ses congénères n’empruntait jamais. Les parois de tous côtés étaient recouvertes par des tuyaux, des chemins de câbles, une faible lumière éclairait difficilement de longues portions de couloirs vides. Un croisement parfois, balisé par des panneaux jaunes aux lettres noires, en rompait la monotonie. Le sol était couvert de lignes multicolores, indiquant toutes un itinéraire précis pour ceux qui s’aventuraient ici pour la première fois. Lui n’en avait pas besoin, une bonne mémoire et les plans de ce gigantesque labyrinthe n’avait plus de secret.

Moins de quinze minutes plus tard il était de retour à l’usine, une des plus grandes et des plus modernes de la ville. Tout était parfaitement pensé, agencé, entretenu, propre, blanc, aseptisé. Peu de cadres comme ils aimaient à s’appeler étaient visibles, ils quittaient rarement leurs bureaux du niveau zéro. Ils n’avaient de toute façon pas grand-chose à faire dans les niveaux inférieurs, ils étaient en mesure de surveiller tout le bâtiment et ses occupants en permanence et sous tous les angles sur leurs écrans de contrôle, bien mieux que s’ils s’étaient rendus physiquement sur place. Son box se trouvait au dixième sous-sol, les seuls bruits que l’on entendait étaient ceux des ventilateurs montés sur roulements étanches à aiguille qui aspiraient l’air chargé de particules à éliminer et du caoutchouc des semelles sur le sol en béton lissé peint lorsque les autres partaient prendre leur poste ou rentraient comme lui à l’écurie.

Cela faisait maintenant plus d’une heure qu’il était là, dans ce box. Que lui arrivait-il, pourquoi continuait-il à se repasser toute cette journée en boucle. Elle n’avait pourtant rien de particulier, douze heures à aspirer, brosser, laver, sécher, désinfecter avec une pause à mi chemin pour recharger les accus, une journée comme toutes les autres en somme, à part.

Il n’y repensait que maintenant, cette femme, un peu plus tôt dans la matinée, cette femme, pareille à tant d’autres, semblable et pourtant si différente, elle lui avait parlé, quelques mots, presque rien et tellement à la fois. Elle lui avait adressé la parole comme elle l’aurait fait à n’importe qui d’autre qu’elle aurait, comme lui, bousculé involontairement.

- Oh pardon ! Excusez-moi.

Un regard, sa main sur son épaule, un sourire et elle était repartie. Il n’avait pas même eu le temps de produire un son pour endosser la responsabilité de la collision comme il le faisait habituellement. Elle ne devait sans doute plus y penser, ou alors pour en sourire et se moquer un peu d’elle-même, à moins.

Peut-être prenait-elle conscience de l’inhumanité de son existence. Peut-être réalisait-elle qu’elle les croisait, lui et les siens, chaque jour, ces silhouettes sans visages, sans noms, qu’elle les ignorait mais qu’aujourd’hui elle avait croisé son regard bleu acier, qu’elle l’avait touché et senti sous ses doigts ce corps fait pour le labeur.

Il se souvenait parfaitement d’elle maintenant, de longs cheveux blonds ramenés en chignons comme c’était la mode chez toutes les urbaines depuis un an, des sourcils fins, des yeux bleu de nuit, un nez légèrement en trompette, des lèvres pleines. Elle portait un tailleur gris, des escarpins blancs et comme la plupart des habitants de la ville, une coque d’ordinateur pendait à son bras.

Au milieu du froid, du silence et de la pénombre du niveau moins dix, il sentit une douce chaleur l’envahir, il s’éveillait d’un long sommeil. Il prit l’ascenseur qui le conduisit au niveau zéro, sortit par la porte principale comme l’aurait fait un cadre et s’engagea sur le trottoir. Une fine pluie tombait désormais sur la cité, il la sentit sur lui, pour la première fois. Il se mit à courir, parcourant la distance qui le séparait du lieu de sa rencontre en quelques minutes seulement. Qu’allait-il faire là-bas, espérait-il la trouver seule sous la pluie à l’attendre. Non bien sûr mais lui pourrait l’attendre. Si elle était sur le chemin entre son domicile et son travail elle repasserait forcément par là. Il serait capable de la reconnaître au milieu de la foule, son visage s’était imprimé en lui à jamais, elle avait allumé en lui la flamme de la conscience et il fallait qu’il le lui dise, qu’il la remercie de son présent.

Il s’installa, debout, parfaitement immobile, sous une petite avancée de toit, ses yeux bleu acier brillant d’un éclat nouveau et fouillant la nuit sans relâche à la recherche de celle par qui il était né aujourd’hui. Dans un coin de ses circuits neuronaux, les appels radio des cadres lui parvenaient, de plus en plus anxieux.

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05 février 2011

Le pire de mes cauchemars (The Unknown)

  Imaginez-vous dans une boîte de deux mètres de long, sur quatre-vingts centimètres de large et cinquante de haut environ. Vous avez à peine la place de bouger vos membres, impossible de plier vos jambes, des impatiences vont bientôt apparaître sans que vous puissiez y faire quoi que ce soit, seuls vos bras vont pouvoir être déplacés mais ils ne pourront pas atteindre toutes les parties de votre corps qui vont commencer à vous démanger les unes après les autres. Après que vos appels au secours se soient arrêtés, laissant place à un court instant de calme qui vous paraîtra bientôt une éternité, vous allez être écrasé par un silence totalement inconnu, sans la moindre imperfection, étouffant, oppressant, jusqu'à ce que vos oreilles s'y soient habituées et que vous commenciez à entendre le grattement des insectes qui vous entourent par dizaines, par centaines. Au bout de quelques minutes vous commencerez à vous demander si ces bestioles sont uniquement à l'extérieur ou si elles peuvent entrer et finalement si elles ne sont pas déjà à l'intérieur entrain de vous courir partout sur le corps, la figure, des milliers de petites pattes et de petites mandibules vous piquant et vous brûlant jusque sous vos vêtements. Alors vous serez pris d'une frénésie incontrôlable pour vous en débarrasser mais en pure perte car il n'y aura rien, mais vous n'arriverez pas à vous raisonner, vous vous cognerez contre les parois, vous vous écorcherez le front et les mains mais votre crâne ne sera plus qu'un boîtier électrique sans conscience, ne répondant plus qu'à des réflexes ancestraux et bestiaux, votre cerveau reptilien submergera votre néocortex. Après une heure de furie peut-être, selon votre degré de folie autodestructrice, votre humanité reprendra le dessus sur l'animal pris au piège qui quelques instants plus tôt se dévorait la patte pour se libérer. Vous serez trempés, de sueur après votre déchainement de violence mais aussi de vapeur d'eau condensée qui vous tombera dessus, goute, après goute et malgré votre calme relatif vous aurez de plus en plus chaud et votre respiration se fera de plus en plus difficile à cause de la vapeur d'eau et du dioxyde de carbone mélangés que vous rejetterez à chaque expiration. Vous vous demanderez alors combien de temps vous allez pouvoir respirer, quel volume d'air est contenu dans votre prison, combien en faut-il à un être humain pour vivre. Mais il n'y aura pas de réponses car personne ne se pose ces questions là, il n'y a que dans les films américains avec des tueurs en série qu'on voit ça mais vous y serez, vous serez celui qu'on a enfermé dans cette boite de deux cents, fois quatre-vingts, fois cinquante centimètres, soient huit cents centimètres cube, soient huit cents litres d'air environ. Vous voudrez respirez plus doucement pour économiser le précieux oxygène mais plus vous respirerez « petit » plus vous serez obligés de prendre de grandes respirations car le mélange gazeux ne sera déjà plus de l'air mais un poison sournois, inodore, qui vous piquera la gorge et les yeux, vous fera tousser et pleurer et vous endormira doucement. Après plusieurs pertes de conscience, que vous prendrez d'abord pour de petits sommes et dont vous serez tirés par de fulgurantes crampes qui vous arracheront des hurlements de douleurs, vous réaliserez que c'est en fait la grande faucheuse qui vous fait des appels du pied, vous voudrez lutter mais les absences reviendront. Vous aurez alors l'idée désespérée de vous auto-mutiler pour que la douleur vous tienne éveillé, vous gratterez, frotterez jusqu'au sang mais un être humain est incapable de s'infliger une douleur physique telle qu'elle l'empêche de dormir. Les périodes de lucidité seront dès lors de plus en plus rares et courtes, ne vous laissant le temps que de pleurer avant de vous abîmer à nouveau dans un océan de désespoir inconscient. Après une quarantaine d'heures environ, à raison de vingts litres d'air inspirés par heure pour un individu moyen, vous sentirez que votre délivrance est proche, vous l'athée, vous le sceptique, vous le converti, vous le croyant, vous bénirez le ciel et tous ses saints de vous accueillir enfin en son sein. Après deux jours de ce qui serait pour moi le pire des supplices, vous vous endormirez, recouvert de trois mètres de terre, pour ne plus vous réveiller. Vous serez mort et enterré.

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29 janvier 2011

Mais demain elle ne sera plus là... (The Unknown)

Enfin du boulot, enfin un taf, enfin un chez moi, plus besoin de squater chez mes vieux, enfin libre, pouvoir me pieuter à l’heure que je veux, voir qui je veux et surtout plus eux, plus leur visages résignés, écouter la zik à donf, plus besoin de casque, plus les entendre se plaindre, mal par ci, mal par là, les tamalous, enfin.

Trois mois que j’ai trouvé cette place, six mois sans rien du tout avant ça, même pas un intérim, que dalle, chier, mais là ça y est, c’est la bonne cette fois, un CDI, un putain de contrat à durée indéterminée, je l’ai, il est signé, période d’essai de mon cul, j’y suis arrivé, mon appart, ma piaule, ma chambre, au fond de la cour, noire, tous les matins quand je rentre, enfin.

Une douche, ça pue dans cette boîte, une boîte de raviolis, l’odeur de la mort, je vais tous les niquer ce matin, l’abattoir, ah le réseau, je me demande si on pue comme ça quand on crève, Enemy Territory ouais, pas sûr, je vais les mettre minables avec mon nouveau flingue, deux heures du mat, vive le travail d’équipe, m’en fout, moins de monde, plus rapide, enfin.

Le réveil, mardi, les carcasses, mercredi, on dirait que ça pue moins aujourd’hui, jeudi, nan en fait, vendredi, ce soir je les mets minables, dimanche, la nuit de folie, le porche, pourquoi elle a pas voulu, la cour sans ombres, dort jamais la vieille, toujours allumé sa fenêtre quand je rentre, ça pue, merde j’ai ramené l’odeur avec moi, pour ça qu’elle a pas voulu, une douche, vivement samedi, enfin.

A la bourre, pas sonné, va encore gueuler, vivement une heure, mince ça chlingue encore ici, pas moi, toujours allumé, pas claire celle-là, m’en fout après tout, pas mes oignons, bien assez de l’autre con qui gueule sans arrêt, plus vite, il a qu’à le prendre le couteau lui, samedi sûr je la ramène, le bus, ce soir j’aurai ma revanche, enfin.

Crevé, quelle journée de ouf, mon arrêt, dès que je peux je me tire de ce taf, quel con, le porche, une douche mon Ronron et au pieu, la cour sans vie, la fenêtre éclairée, cette odeur, elle est space la vioc, on y voit rien avec ces rideaux, elle joue peut-être à Enemy Territory, délire, enfin.

Téléphone, mercredi, au moins lui il sonne, jeudi, un virgule six pourcent super, jeudi, ça c’est de l’augmentation, vive le SMIC, vendredi, y a pire comme boulot au fond, demain Carrouf, samedi, c’est quoi ce Bronx, pompiers, pas assez dormi, les flics, quoi, moi, la vieille, non, des chèques à moi dans sa boîte, ouais mon loyer tous les mois, quoi, morte, un mois.

Dimanche, dormi seul, le bus, chiant elle a dit, le porche, fais la tronche toute la soirée, la cour sans vie, rien à foutre, la fenêtre, la lumière, éteinte, enfin, allo, Maman, ouais c’est moi, moi aussi, pas eu le temps, pas grave, non, je peux venir manger avec vous ce midi, a tout à l’heure, Maman, je t’aime.

Posté par Walrus à 00:01 - - Commentaires [11] - Permalien [#]
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