Le temps (Stipe)
Ils firent sortir l'homme en le traînant au sol, poignets menottés dans le dos. On lui planta encore une énorme seringue dans la nuque et sa tête pendit définitivement entre ses épaules.
Une femme trouva la force surhumaine d'ouvrir les yeux et d'exprimer un regard haineux, elle proféra des insultes qui restèrent bloquées dans sa bouche mais chacun de nous les entendit. Là, un homme ne chercha même pas à retenir les larmes qui jaillissaient de ses yeux. Ses joues restaient désespérément sèches, même si aucun de nous ne douta de les voir bel et bien détrempées par les larmes. Les autres demeuraient allongés par terre mais exprimaient tous des sentiments aussi extrêmes, invisibles pour le profane mais perceptibles de nous seuls.
Et moi ? J'en sais trop rien, je suppose que je jubilais de constater que j'étais toujours capable d'éprouver des sentiments. Peut-être qu'un jour je découvrirai qu'à ce moment là je sautais partout. Ou que j'avais martelé les flics de coups de poing. Ou que j'avais vomi. Je le saurai peut-être un jour… Mais y aura-t-il un jour ?
Nous nous étions retrouvés dans cette pièces immense, blanche, sans aménagement aucun, sinon sept paillasses éloignées et une pendule incongrue et bruyante. Tour à tour, en ouvrant les yeux, nous nous sommes aperçu de la présence de l'autre. Et rapidement, nous avons constaté que nous étions tous dans le même état comateux. Incapables du moindre mouvement, branchés à des tuyaux et des électrodes, prostrés dans une position allongée qu'aucune force physique ne permettait de quitter. J'ai pris conscience que j'étais comme drogué, que les autres l'étaient aussi et chacun a du en conclure de même sur son voisin. Une drogue si puissante que nous étions comme anesthésiés, elle nous paralysait, nous empêchait de parler, de pleurer, rangeait au rang d'épreuve physique le simple fait d'ouvrir les yeux. Nous étions là, cloués au sol, asséchés de l'intérieur et alimentés par l'extérieur.
Et il y avait cette drôle de pendule sur le mur du fond. Elle était pourtant énorme, mais il m'a fallu une bonne dose de concentration pour comprendre en quoi elle était si différente de toutes les autres pendules. Elle ne possédait qu'une aiguille, la grande, qui était invariablement pointée vers le haut, sur le "12" imaginaire puisqu'aucun chiffre n'était représenté. Nous entendions le tic-tac des secondes qui s'égrènent, mais l'aiguille ne se décalait jamais sur sa droite pour autant. Non, au bout de soixante secondes, c'est le cadran qui tournait sur sa gauche, d'un soixantième de tour, venant positionner une graduation en face de la grande aiguille, toujours aussi verticale. Et il m'a fallu plusieurs jours (peut-être ?) pour comprendre que cette pendule n'était pas là pour nous donner l'heure, mais seulement pour nous donner la notion du temps qui passe, bien qu'il se soit arrêté…
Régulièrement (peut-être ?), des types venaient nous administrer notre dose d'incapacitant, changeaient nos cathéters, rebranchaient nos électrodes. Nous étions branchés de partout, des sondes étaient reliées aux voies naturelles, d'autres tuyaux servaient à nous alimenter et à nous ravitailler en toutes sortes de médicaments, ou de drogues ou de sang ou de qu'est-ce que j'en sais ? Ce que je sais, c'est que nous étions sous assistance, toutes nos fonctions vitales étaient contrôlées à distance et la seule chose que l'on maîtrisait encore étaient nos pensées. Notre cerveau ne souffrait d'aucune entrave. Chimique, du moins. Car pour le reste, tout semblait avoir été pensé pour qu'il finisse par se suicider…
La pièce était constamment éclairée, d'une lumière crue. La pendule serinait invariablement le tic-tac des secondes, les heures (peut-être ?) défilaient à tâtons, sans se préoccuper de la suivante, ne conservant que sa notion de division du temps et perdant celle d'indication. Les heures, qu'en sais-je… En fait, la seule chose qui défilait, c'était cette éternelle minute qui faisait du sur place. La minute se suit et se ressemble…
Nous ne savions rien de tout ça, de toute cette merde dans laquelle nous avions été plongés. Ni pourquoi, ni comment, et surtout pas quand. Dans l'incapacité totale de communiquer, d'exprimer le moindre sentiment, plus rien ne nous différenciait désormais. Nous étions devenus des clones, glissés dans sept enveloppes corporelles différentes. On ne vit que dans le regard de l'autre, dans l'image qu'il nous renvoie, et dans la perception de ce qui nous entoure. On nous avait retiré ces réponses, tous les signaux qui font que l'on se sent physiquement exister. Et puis surtout, on nous avait confisqué la notion du temps. Voués à ne vivre qu'avec nous-mêmes, à l'intérieur de nos propres pensées qui sont exacerbées par le fait que le cerveau n'a plus à assumer son rôle de centre névralgique des fonctions vitales et de survie, nous sommes condamnés à vivre dans un désert de sensations. Et l'éternelle minute, qui avance lorsqu'elle recule, finit par nous perdre dans les méandres de nos propres réflexions. L'instant n'existe plus, impossible de savoir si l'on envisage le passé ou si l'on a la nostalgie du futur.
L'emmerdement maximum n'existe pas, aujourd'hui je peux vous assurer que seul le pire existe…
Et puis tout à l'heure (peut-être ?), nos oreilles ont ouvert nos yeux et on a vu ce type réussir à se lever. Mon cerveau a aussitôt pétillé, ravi d'avoir du nouveau à se mettre sous la dent… La pensée, c'est comme le vélo, ça ne s'oublie pas. Je ne savais pas encore pourquoi je l'étais, mais je semblais être heureux. J'allais devoir réapprendre ce que ce mot même signifiait, mais là le type avançait, péniblement, ses muscles semblaient aussi surpris que son cerveau d'être encore "capables". Les trucs qu'ils nous balançaient dans le corps nous avaient maintenus en bonne santé physique, nos muscles étaient stimulés par les électrodes, ils avaient l'air de tenir à ce que l'on reste en vie, à ce que l'on ne s'atrophie surtout pas. Et il semblerait qu'ils y soient parvenus. Et erreur humaine, subterfuge ou défaillance du matériel, le fait est qu'un de leurs cobayes était désormais sur pied. Le type avançait de moins en moins difficilement, tout semblait lui revenir comme pour le vélo. Il se précipita sur le mur du fond et balança un violent coup de poing sur la pendule. Un énorme fracas se fit entendre - le cadran ou les os de sa main ? – la minute vola en éclat et tiqua sur le tic, rendant sa liberté à l'instant, faisant revivre le moment.
Un larsen de silence me déchira le cerveau, et cette soudaine profusion d'émotions ressuscitées me brula le corps. Je perçus l'agitation, je les vis intervenir avec force détermination et moult démonstration de… d'émotions. Qui se succédaient sous mes yeux mi-clos: la colère, la haine, la déception, l'interrogation… Mon cerveau crépitait sous la fulgurance des sentiments redécouverts, je ne saurais vous dire si je revivais ou si je mourais…
En revanche, il y a une chose que je sais, c'est que cet homme avait fini par accomplir ce que l'on recherchait tous à faire depuis notre enfermement : tuer le temps.
Le rouge qui tache (Stipe)
Je le savais que j'aurais du
prendre un taxi. Y'a le vent qui commence à se lever et je sens déjà l'inodore
de la pluie. On regrette souvent de prendre un taxi, mais on regrette toujours de ne pas l'avoir pris. A la lueur
d'un réverbère, je trouve ma casquette dans mon sac, au milieu des restes de
mon quatre heures. Avec elle sur la tête, je me sens aussi armé face aux
intempéries qu'un dresseur de fauves
avec un cure-dents face aux lions. La nuit, à pied dans le vent et la pluie, on
a toujours l'air d'un con.
Plus loin, un type arrive à ma
rencontre. Je crâne pas trop, même avec une casquette au pépito je ne crâne
jamais trop. J'ai toujours eu la frousse de mon ombre mais j'ai encore plus
peur de celle des autres, surtout la nuit. Surtout quand il s'agit de l'ombre
d'un putain de clochard. Je déteste les clochards. Faut toujours qu'ils
viennent vous parler, vous raconter leur vie et vous faire culpabiliser d'avoir
un toit et un frigo rempli. Je regarde droit devant moi, à travers lui, loin,
le plus loin possible. Lui en revanche, il semble me voir…
Il s'arrête devant moi, me
barrant franchement le passage, et me salue. Je continue à feindre d'ignorer sa
minable existence mais déjà il me tend sa main et me souris. Merde, il joue le
gentil vagabond, je suis piégé. Je lui tends la mienne, comme un compromis,
déjà une négociation. Il la saisit avec l'empressement d'un pirate qui découvre
le trésor; je le vois déjà partir en courant dans un rire sardonique, ma main
sous le bras, satisfait de son larcin.
La sienne est molle et sale,
un frisson de dégoût me parcourt l'échine à l'instant du contact. Il sent le
chien mouillé. Le chien galleux et pourri et mouillé. Je tâche de ne pas penser
à toutes les saloperies qui habitent sa paume, dieu seul sait ce que ça tripote
de dégueulasse, un clochard. Il me l'agite longuement et me dit s'appeler Dédé
mais qu'en vrai c'est Denis. Je lui réponds qu'enchanté Dédé et que moi je
m'appelle Sébastien alors que je ne m'appelle pas Sébastien. Mais j'imagine
qu'il ne va pas me demander mes papiers. Il commence à me dire qu'il habite
dehors mais que c'est la belle vie, je sais ? Nan je sais pas, je lui réponds
qu'il en a de la chance, que moi j'ai un toit. Et il se marre, ce con. Je tente
un subtil retrait de ma main mais me rends compte qu'il me la bloque en
appuyant dessus avec son pouce. Je joue la décontraction et nous restons dans
cette position ridicule, et déjà quelques gouttes de pluie viennent ajouter au
grotesque de la situation.
Son odeur pestilentielle me
squatte les narines, je me demande si la pluie va le laver un peu ou au
contraire vivifier ses relents nauséabonds. J'opte pour la seconde solution, un
clodo ça schlingue en toutes saisons.
Si j'habite dans le coin ? Ca
dépend. Disons plutôt non. Pas que je craigne qu'il me trace jusqu'à chez moi,
mais j'ai pas envie de lui servir un sujet de discussion tout cuit et de
philosopher avec lui sur l'urbanisme du treizième arrondissement…
Non, j'ai pas de cigarette
Monsieur, j'ai arrêté de fumer il y a trente secondes. Oui on dirait qu'on va
se prendre l'orage et oui c'est de saison remarquez. Maintenant retire ta main
qui pue. Lâchez-moi, toi et tes odeurs. En effet Dédé il va falloir trouver un
endroit à l'abri pour la nuit, mais c'est quand même pas de ma faute s'il pleut
et si t'es SDF.
Je n'en peux plus de sa
crasse, de son sourire niais, de sa main qui me souille et de sa vie miséreuse.
Alors quand il me demande ce que je fais comme boulot, je retire ma main d'un
coup sec et la lui colle dans la tronche. Je suis employé de banque. Avant
qu'il ne me demande mon âge, je lui fous mon poing sur le nez. Il s'affale sur
le trottoir, y crache du sang ou du vin, que sais-je, mais du rouge qui tache.
J'ai 38 ans. Je lui balance un coup de pied dans son foie de poivrot. Je suis
divorcé depuis plus de 3 ans. Je lui écrase la mâchoire avec mon talon. J'ai un
chat. Encore un coup de talon. Je suis verseau. Un autre. J'ai une carte de
fidélité Ikea. Je suis O négatif. J'ai un frère et deux sœurs. Je suis
allergique aux graminées. J'ai. Je suis.
Je m'arrête quand ses os ne
craquent plus et que mon CV est terminé. Et je cours. Vite, loin. Je cours sans
m'arrêter. Je cours des heures. Sans me retourner. Je cours des jours. Sans
dormir, sans respirer.
Je cours depuis des semaines.
Ca fait trois mois que je vis
sous les ponts. J'ai un toit, avec des voitures à crédit qui roulent dessus. Le
temps tourne à l'orage, les saisons ne connaissent pas la crise.
Un homme s'approche, il ne me
voit pas. Je vais à sa rencontre. Je m'arrête devant lui. Il n'a rien à
craindre, je suis un gentil, moi. Je lui tends la main.
Légende Urbaine (Stipe)
Lundi matin
L'empereur, sa femme et le p'tit prince
Sont venus chez moi
Pour me serrer la pince
Mais comme j'étais parti
Le p'tit prince a dit
"Puisque c'est ainsi, nous reviendrons mardi"
Mardi matin
L'empereur, sa femme et le p'tit prince
Sont revenus chez moi
Pour me serrer la pince
Mais comme j'étais encore parti
Le p'tit prince a dit
"J'aurais pourtant juré avoir vu de la lumière. Bon ben tant pis, on reviendra mercredi"
Mercredi matin
L'empereur, sa femme et le p'tit prince
Sont encore venus chez moi
Pour me serrer la pince
Mais comme j'étais toujours pas là, tu parles d'une lubie,
Le p'tit prince a dit
"On va lui mettre un mot sur la porte, il doit quand même pas en avoir pour des lustres ! On n'a qu'à repasser jeudi"
Jeudi matin
L'empereur, sa femme et le p'tit prince
Sont revenus cogner à la lucarne de chez moi
Pour me serrer la pince
Mais comme ça faisait belle lurette que j'avais déguerpi
Le p'tit prince a dit
"Il n'a pas lu notre post-it ou quoi ? Bon belle-Maman, vous ne voudriez pas jouer un air de luth, ça va peut-être le faire venir le Gai-Luron du Lubéron ? Sinon on dit qu'on reviendra vendredi"
Vendredi matin
L'empereur, sa femme et le p'tit prince
Sont, devinez quoi ? Bingo, venus chez moi
Pour me serrer la pince
Mais comme j'avais toujours pas donné signe de vie
Le p'tit prince a dit
"Bon, là, je pense qu'il se fout de notre gueule, le lutin lusitanien. Il a de la chance que Père ne soit pas lunatique ni du genre à se payer le luxe de bouffer les œufs de lump à la louche parce que sinon y'a longtemps qu'on y aurait pété ses lunettes à coups de luge, mais on va plutôt revenir samedi"
Samedi matin
L'empereur, sa femme et le p'tit prince
S'sont radinés chez moi
Pour me serrer la pince
Mais comme j'avais prévu de rentrer dans la nuit
Le p'tit prince a dit
"Il a intérêt à bien se lubrifier la lune, le lutteur lusitanien de mes deux, parce qu'on va la lui lustrer jusque dans la luette, qu'il va en choper un lumbago à en bouffer la luzerne par la racine. Ah il veut du lubrique, du lugubre, attends qu'on lui lutine la lunette à lui en filer du lupus, j'vais lui faire clignoter la luciole, moi !!! Rendez-vous dimanche !"
Dimanche matin,
L'empereur, sa femme, le p'tit prince, son coiffeur, Brice Hortefeux, Eric Besson, l'armée française et les journalistes
Sont venus chez moi
Pour me passer les pinces
Mais comme j'étais sans patrie,
Le p'tit prince a dit :
"Puisque c'est ainsi, tu vas retourner en Bamboulie"
Proverbe franco-africain : le lundi au soleil, c'est une chose que l'on n'aura jamais. Par contre, le lundi à l'ombre…
Puis la lumière s'est tue… (Stipe)
Mais bien avant ça, nous avions visité cette maison de village et nous avions tout de suite eu pour cette bâtisse ancienne un coup de foudre comme dans les émissions de M6. Le cachet de ces maisons qui ont connu des générations d'hôtes et dont les murs pourraient raconter bien des histoires intéressantes pour peu qu'on leur tende le micro.
Nous l'avions aménagée avec goût, du moins avec le nôtre, comme on dit à Versailles. Comme toutes les vieilles demeures, elle souffrait de nyctalopie sonore et se réveillait la nuit, nous offrant une sérénade de bruits plus flippants les uns qu'incongrus les autres. Les anciens propriétaires l'avaient quittée après que le mari avait tenté de se pendre, et nous plaisantions sur le triste sort qui nous était promis si nous ne mettions pas fin à tout ce barouf nocturne. Nous avons donc dératisé les combles, changé les volets grinçants, graissé le portail rouillé ou encore remplacé le vieux parquet. Et quelques mois plus tard nous avions retrouvé le calme d'un logis ronronnant comme un félin apaisé.
Lorsque nos troubles du sommeil sont apparus, j'ai d'abord mis ça sur le compte évident du stress au travail. Ma femme a mis les siens au crédit de ses difficultés à tomber enceinte. Et plus nous essayions en vain, plus nous étions anxieux et énervés de l'échec, et plus nous nous déchirions. Et plus nous nous éloignions, plus nous avions besoin d'avoir cet enfant pour nous rapprocher et retrouver la sérénité. Que ne nous offrait pas la nuit.
Refusant les somnifères, je me suis acoquiné avec l'alcool qui vous brûle la gorge et vous aide à trouver facilement le sommeil, mais mes cauchemars persistaient malgré le goulot.
Puis une nuit d'insomnies, je les ai entendues. Les voix.
Lointaines, très lointaines, car sourdes. Des gémissements, des complaintes, les litanies de quelque voisin névrosé. Pour en avoir parlé aux plus proches, j'ai appris que personne ne s'en plaignait et qu'au contraire le calme noctambule du quartier n'était troublé que par de rares mobylettes pétaradantes ou d'excitées grenouilles aux périodes de frai. Je n'en ai pas été convaincu pour autant car qui viendrait se plaindre de ses propres plaintes ?
Et pourtant…
Partout je les entendais, je n'entendais même plus que ça. Elles se faisaient angoissantes car difficilement perceptibles et impossibles à identifier. Ma femme souffrait aussi d'un sommeil léger mais semblait sourde à cette gêne là.
Pourtant je les entendais, moi.
Toutes ces voix à l'unisson qui semblaient appeler à l'aide et m'avaient choisi comme unique auditoire à leurs souffrances. Oui, j'avais cette impression que ces voix perdues m'adressaient leur agonie et m'attiraient à elles.
J'avais fini par les attendre, ne parvenant pas à m'endormir tant qu'elles ne s'étaient pas manifestées. Les boules Quiès s'étaient avérées inefficaces : elles brisaient mon rituel et me privaient de la manifestation latente de mon angoisse, renforçant la réalité de celle-ci. Les voix étaient là et ne plus les entendre ne les faisait pas taire pour autant.
J'avais remplacé la bouteille d'eau au pied du lit par celle de whisky et les voix s'étaient installées dans les champs de houblon que faisaient pousser mes angoisses éthyliques. Si l'alcool était un placebo efficace aux souffrances humaines, ça se saurait et sa vente se ferait sur ordonnance.
Lorsque je me concentrais suffisamment, j'avais l'impression de pouvoir saisir des mots, des expressions. Elles cherchaient à me dire quelque chose que je ne pouvais saisir du fait de leur éloignement et de leur volume étouffé, comme lorsque l'on écoute les bruits ambiants en plongeant la tête dans son bain. Alors je m'inventais des sonorités, je me pensais capable de différencier les émetteurs, je m'imaginais des talents de télépathe… De psychopathe, oui ! La vérité c'est que je devenais zinzin.
Une nuit d'agitation comme les autres, je choisis d'aller les traquer. Je me levai et entrepris de supprimer méthodiquement toutes les sources de pollution sonore qui m'empêcheraient de localiser les voix : je débranchai le frigo et l'aquarium, fis sortir le vieux chien ronflant et arrêtai la chaudière et ses cliquetis métalliques et irréguliers.
Je fermai alors les yeux et mis ma respiration en suspens dans une apnée concentrée. Les voix venaient d'en dessous, d'en bas. De la cave.
J'allumai l'ampoule souterraine et descendis les marches, accompagné seulement de ma trouille enfantine.
Les voix se firent plus pressantes, plus appelantes que jamais. Je venais à elles et elles s'empressaient vers moi. J'étais au milieu de la cave et elles m'entouraient, me transperçaient de part en part. Et pourtant, elles étaient encore ailleurs. Sous mes pieds.
N'écoutant que mon inconscience plus que mon courage, je m'agenouillai et collai mon oreille au sol tel l'homme préhistorique traquant le diplodocus ou que sais-je avec un nom en latin.
Et les voix étaient bel et bien là, sous l'humidité du parterre. Je me relevai d'un seul homme, moi.
Puis la lumière s'est tue…
Depuis, j'appelle toutes les nuits, je crie ma détresse à qui veut bien la croire, je hurle en chœur avec les voix de mes colocataires.
Mais essayez de vous faire entendre, vous, avec de la terre plein les poumons…
Qui ? (Stipe)
Qui, plus que moi, sait son
intimité ?
Qui, moins que moi, n'a été
respecté ?
Croyez bien que j'en ai vu des
vertes et des bien mûres
Croyez bien que j'étais là
quand il avait ses coups durs
Il m'a trimballé partout, et
surtout ailleurs
Il m'a trimballé jusqu'à des
pas d'heures
L'été, il n'avait d'autres que
moi
L'été, je dissimulais mal ses
émois
Et l'hiver, même malade, je
l'ai caché
Et l'hiver, je lui apportais
la chaleur camouflée
Oh, pour d'autres il m'a bien
changé
Oh, sur d'autres il s'est
déchargé
Mais toujours j'ai été son
favori
Mais toujours j'ai porté ses
outils
Combien de fois, pour une
fille, il m'a jeté ?
Combien de fois, pour un
fantasme, il m'a souillé ?
Avec lui, toujours on a fait
la paire
Sans moi, toujours il a fait
son affaire.
Je l'ai vu descendre en rappel
Je l'ai vu prendre des râteaux,
des pelles
De Superman, je porte le sceau
De Superman, je donne l'air
faux
Des strips comic du super
héros
Des strips comiques du super
zéro
Peut-être vous, m'avez déjà vu
Peut-être vous, vous êtes souvenu
Si le hasard, sur votre chemin
m'échoit
Si le hasard, s'il vous plait
enlevez-moi
C'est pas une vie que d'être
un caleçon
C'est pas une vie de l'être de
ce garçon
Histoire (Stipe)
- Tu regardes pas le tiercé avec nous ?
- Non merci, j'ai raccroché les pronos.
- Toi ? Tu me plaisantes, là ??
- Je te jure comme je te le dis. C'est fini.
- Ben merde, dis ! Ca m'en coupe la parole !
- Qu'est-ce tu veux, c'est comme ça. Les chevaux maintenant ça
aurait plutôt tendance à me faire monter sur mes gonds !
- Ben si j'm'attendais pas à ça... Mais pourquoi donc ? T'as entamé
un régime sans selle ?
- Ben non, y'a juste qu'il m'en est arrivé une bien bonne pas bien
bonne du tout.
- Mais raconte, au lieu de me faire mariner dans mon jus de raisin.
- En parlant de jus, patron, remettez-moi sa petite soeur !
- Pareil pour moi, patron. Mais au format grande soeur, je sens que
la nuit va durer jusqu'à demain... Bon allez, explique !
- Ben l'autre jour, là, j'vais...
- L'autre jour ?
- Ouais, ou la veille, j'me rappelle plus bien. Toujours est-il que
j'étais à l'aérodrome pour les chevaux...
- L'hippodrome ?
- Ouais, voilà. Mais pour les chevaux, pas pour les avions. Donc
j'étais là bas et me v'là parti à aller valider mon quarté et...
- Ah ouais ? T'avais voté pour qui ?
- Le 12, Général du Tocard, le 3, Galopin Mauve, le 9, Cancer de
Maubeuge et le 7, Caméscope Cassé.
- Ah ouais ? Le 7 en quatrième position ?
- Ben oui, je me suis dit qu'il risquait pas de gagner vu qu'il
était non partant. Bon pis après, tu sais comment ça se passe, je vais à la
buvette. J'éclusais mon diabolo-ricard, je baguenaudais à droite à gauche quand
tout à coup v'là pas que mon lacet se défait sans préavis !
- Ben ouais, classique...
- Mais ouais, normalement ouais, classique ! Mais attends, tu vas
philosopher un peu moins haut !! Donc je me baisse...
- Ben ouais, normal...
- Mais ouais, normalement normal ! Mais là non, là j'étais en train
de passer la grande boucle dans la petite boucle quand un type se ramène par
derrière et sans que j'aie pu dire ou quoi ou qu'est-ce, il me colle un mors
entre les dents, un harnais, une selle sur le dos, il me grimpe dessus, enfile
les étriers et commence à me cravacher !!
- Avant que t'aies pu dire "qu'est-ce" ??
- Comme je te le dis !
- Ben merde alors... Et alors, t'as fait quoi ?
- Ben j'ai fait troisième.
Suite Mathématique (Stipe)
Un
De mes équations, je n'ai connu que les inconnues.
J'ai multiplié les numéros, j'ai aligné les coordonnées,
J'ai ordonné mes plans Q
Malgré mon quotient de facteur commun.
Abscisse par six fait trois partouzes.
Un
Ses courbes s'exponent en ciel,
Ses axes, sa matrice, son point G, son triangle,
La géométrie de ses seins, son iso selle,
L'asymétrie de son corps me font dériver,
Et par ses yeux je suis hypoténusé.
Mater ma trique est son théorème de bite à gore.
Deux
Pas d'additions d'opérations, sang pur-sang naturelle.
Quand elle prend des tangentes et des parallèles,
Je suis sa fonction, je suis vecteur de sens.
On se rapproche par dichotomie, on s'M sans N
On produit, on commute en s'exposant,
On a de l'hyper bol, de l'archi mède,
On est à la hauteur de nos hypothèses,
On résout notre différence sans calcul ni retenue.
Un et un font un
Deux moins un font zéro
Zéro tique et deux vaut rien.
Langouement de la grammaire (Stipe)
D'"et pis 't'être" en "pourquoi pas ?"
De con-jonction en coordination
D'accords-à-corps en touche-moi-l'zeugme
Jamais le jeu tue elle, toujours nous vous on
Un culte-béni, oui-oui, affirmatif.
Je
Conjuguons-nous à tous les présents !
Le meilleur est avenir, c'est impératif.
Du latin, nos langues sont passées
Point d'interrogation à avoir, rien que du style direct.
Et pronom notre mâle en patience.
Elle
Où ai-je dont dormi, car
De nos virelangues j'ai tout emmêlé.
A ses propositions d'insubordination,
Si parfois l'auxiliaire "queue" devient subjonctif
User d'attributs et de compléments d'objets s'avère impératif.
Nous
Ma verge irrégulée est au plus-que-parfait
Quand elle cache son saint que je ne saurais vouer.
Quand s'aimant, tique et doute que je lemme
D'infinitifs font crinière est un autre jouir.
Et alors, notre pluriel est singulier.
Consigne 66 (Stipe)
Ca
c'est les six bières, je le savais que ça loupera jamais. C'est pas les trois
whiskys, le whisky ça donne la migraine, mais pas l'envie de pisser. Ou alors
les deux litres de rouge ? Non, ça ça donne envie de gerber. Nan c'est les
bières, sûr. Bon ben quoi qu'il en soit faut que je me relève si je veux pas
m'inonder. En pleine nuit. Quelle heure il est, au fait ? Ben il est passé où
le radio-réveil ? J'en tiens une, moi… Il est de l'autre côté, suis-je bête !!
Enfin j'espère… Ben !! Ben d'où qu'il est parti, c'est quoi ce bordel ? Bon
j'allume, tant pis si elle râle.
Clic.
…
Clic Clic
…… ???
Clic
Clic Clic Clic Clic Clic Clic Clic Clic Clic Clic Clic
………
!!!!!! ???????
Comment
ça, "clic" mais pas de lumière ? COMMENT CA ?? Pas de radio-réveil,
pas de lumière, je suis pas électricien mais ça sentirait pas la panne de
courant ça ? Hum ?
Mais
en quel honneur une panne de courant ? Y'a pas eu d'orages, j'ai rien entendu. On
a réglé la facture EDF, j'en suis sûr. Chèque de 138.69€, merci bien, un peu qu'on
l'a réglée !! Ils ont pas le droit de nous couper le courant, ces fumiers là !
FUMIERS !!
Bon
faut que j'arrête de m'agiter, madame commence à grogner… Si ça se trouve c'est
de sa faute, elle a encore allumé le four thermostat 15 en même temps qu'elle a
mis une machine de serviettes à 90°, réglé tous les radiateurs sur 7 et laissé
la télé allumée sur toutes les chaines en même temps. Forcément que ça fait
plus de 15 mA et que ça disjoncte, forcément ! Si c'est pas pour me faire chier
alors c'est pour quoi qu'elle a fait ça, hum ?
Mouais…
Ou
alors… L'alarme. Le voyant de l'alarme ! Eteint, lui aussi ! Le voyant de
l'alarme éteint alors qu'en cas de panne de secteur il est censé clignoter,
alimenté par sa batterie interne ou je sais-pas-trop-quoi, pour signaler que
l'alarme n'est plus active. Quelle autonomie ?, j'en sais rien. Mais en
attendant, il ne clignote même pas. Elle est désactivée depuis combien de temps
?
Bon
faut que j'agisse, là.
Les
voleurs sont encore sûrement dans la maison. Ils ont dû garer un 38 tonnes
devant la porte et ils nous déménagent les meubles depuis plusieurs heures. Ils
doivent être au moins cent-cinquante, armés jusqu'aux dents du fond.
Si je
me lève pour aller les assommer par surprise, je vais me cogner partout et ils
vont m'entendre et me fracturer des os et je vais me pisser dessus et ils vont
violer ma femme et peut-être moi et foutre le feu pour pas qu'on retrouve leurs
traces. Mouais…
Bon,
on va plutôt favoriser le plan B.
Qui
est ?
Euh…
Ah
oui !
"
CHERIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIE !!!!! Au secours chérie c'est horrible
y'a des voleurs ils ont coupé le courant et ils sont en train de nous piquer
toutes les chaînes de la télé et tous les thermostats du four et toutes les
ampoules et ils vont te violer avec un 38 tonnes chérie c'est horrible vite
enfuis toi et en plus j'ai envie de pisser.
- Calme
toi, mon amour…
- Mais
chériiiiiiie !!!
- Mon
amour, tu as bu hier soir ?
- Oui,
un petit peu… Mais que de l'alcool, hein, pas de thé !! Je t'assure que si j'ai
envie de pisser c'est parce que…
- Mon
amour, tu es fin saoul ?
- Oh
chérie, fin saoul, fin saoul… Comme t'y vas ! Disons raide bourré, tout au mieux…
- Mon
amour, tu peux te rendormir tranquillement. Il n'y a pas de voleurs. Il n'y a
pas de panne de courant.
Mon amour, rappelle-toi : tu es aveugle depuis plus de 15 ans.
- Ah
mais oui c'est vrai !
- Tu
es rassuré ?
- Oui
chérie…
- Je
peux éteindre la lumière ?
- Non,
laisse allumé. J'ai peur dans le noir…
Consigne 65 (Stipe)
Au
moment où le réveil a sonné, j'ai regretté d'avoir accepté ce voyage. Faut dire
aussi que présenté comme ça l'était, je ne me suis pas vraiment posé la
réponse.
Ils
m'ont proposé la chaise électrique ou ça. Encore, ils m'auraient proposé le
fauteuil capitonné électrique, je dis pas que j'aurais pas poussé un peu la
réflexion. Mais là non, on est mal assis, on vous fout un chapeau ridicule puis
on vous regarde vomir la cervelle par les oreilles. J'ai donc opté pour le
choix n°2, cobaye d'une expérience dont la teneur ne me serait révélée que plus
tard. Une fois que j'aurais fait ce choix, par exemple…
Bon,
je sentais bien se profiler l'entourloupe et je me doutais qu'on n'allait pas
me demander d'aller regarder péter les poulpes ni de tester si le noir est
soluble dans le ricard. Vu que je ne suis pas noir.
On
m'a expliqué que je serai le premier à fouler le sol d'une planète hyper
éloignée. Ah par exemple, rien que ça !
On a
pris mes mesures et sur elles on m'a confectionné une combinaison en peau de titane.
Avec un chapeau ridicule. Puis on m'a expliqué que d'après des analyses
réalisées en soufflerie sur Wikipedia, cette planète semblait présenter des
conditions de mort proche de la nôtre.
J'ai
suivi un entraînement bidon pendant au moins plusieurs minutes puis le réveil a
sonné mon glas.
Ils
m'ont enfilé la combi de trucnaute, m'ont vissé le casque sur la tête tout en
m'expliquant enfin ma mission, vu que toutefois je l'avais acceptée.
Je
devais me poser sur la planète, faire quelques photos souvenirs, prélever des
échantillons du parterre et me barrer. Ils m'ont avoué qu'ils n'étaient pas
sûrs que ma fusée soit capable d'assurer les quelques siècles-lumière que
compte l'aller-retour. Puis ils m'ont chanté l'hymne et m'ont conduit à mon
véhicule.
Dès
le début du voyage, j'ai déconnecté tout ce qui était susceptible de me donner
la notion du temps. J'ai aussi débranché la radio qui m'assurait le contact
avec la base.
J'ai
dormi des tonnes de fois. Je serais bien incapable de dire combien de temps a
duré le voyage, mais au bout de la dernière nuit j'ai commencé à apercevoir la
planète par le hublot. Ils avaient été sympas de ne pas me prendre une place
côté couloir.
Je me
suis posé quelque part. J'ai ouvert la portière de ma fusée et ai posé le pied
au sol. Dans une merde. Un petit pas pour l'homme, un grand pas d'au moins un
mètre.
Le
temps que je m'essuie la chaussure et que je prélève quelques photos du sol, et
on m'avait piqué la fusée.
Puis
un bonhomme en bleu s'approcha de moi et me demanda de lui présenter mes
papiers.
J'avais
donc pris double perpète, j'étais condamné à vie et ma sentence était sans
rappel : j'allais passer le restant de ma mort à vivre sur Terre.