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Le défi du samedi
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26 septembre 2009

Parti pris des choses (Phil)

Il se prend encore pour un grand poète, c’est sûr.
A vouloir ainsi donner une âme aux choses.
Normalement je suis un objet inanimé.
Personne n’est censé savoir que j’ai une âme.
Et voilà que lui, le poète du dimanche, se met à se prendre pour Francis Ponge, et à nous prêter toutes sortes d’intentions farfelues. A nous, les choses. A moi. Pourquoi moi ? Qu’ai-je donc de si particulier ?
Je suis rouge. C’est entendu. Mais je pourrais être d’une autre couleur. J’en ai connu des blancs ou des verts, des tels que moi. Par exemple.
Je suis rouge. Peut-être que c’est cela qui l’inspire. Peut-être est-il un poète du dimanche rouge. Un poète maudit.
Je suis rouge et je suis rangé (normalement) avec deux de mes semblables. L’un d’eux est mon jumeau, quoique le poète l’ait acquis après m’avoir perdu. L’autre, le petit dernier, comment dirais-je ? Il est plus pop, on va dire. Plus dans le vent. Mais rouge aussi.
Je suis rouge, hormis la partie fonctionnelle de mon anatomie, qui est tout bêtement couleur de ferraille. Parfois le poète en éprouve le fil avec le gras de son pouce. Il fait ça avec circonspection comme si j’allais le mordre. Qu’il se rassure : s’il ne fait pas de geste maladroit, il n’y a pas de raison que son sang coule. Mais c’est déjà arrivé, hein, un matin de vendange, si ma mémoire est bonne. Sa main gauche saignait, saignait…
Je suis rouge, mais ce n’est pas une raison pour qu’ils me confondent avec une mara des bois. Si ? Parce que le poète, ou sa femme, je ne sais plus lequel des deux était le coupable, m’a un jour oublié purement et simplement sous le ciste qui s’étale paresseusement sur l’empierrement de l’allée. Sous un ciste. Vous parlez d’une idée. Je n’ai jamais rien eu à faire avec ce ciste, je vous assure. Sinon il ne s’étalerait pas aussi paresseusement.
Et lui, que croyez-vous qu’il écrit, dans son poème farfelu ? Que je me suis caché. Oui, vous avez bien lu. Caché. Comme si c’était ma vocation de faire mumuse. Comme si c’était marrant de rester des semaines durant sous un ciste. Pas étonnant que je sois tout tavelé maintenant. Ben oui, j’ai plein de taches de rouille sur ma robe rouge. A cause de ça.
La vérité, c’est qu’ils m’ont abandonné, oui, et ça, c’est une chose qui ne me fait pas tellement plaisir. Remarquez, pour ne pas faire de jaloux, ils ont oublié mon jumeau aussi, une autre fois. Sous un tas de mauvaises herbes. Qui a pourri sur place pendant des mois. Ce qui fait qu’il a fini par se trouver enterré. Alors qu’il n’était même pas mort. C’est fou comme les gens ne sont pas soigneux. Du coup il est tavelé tout pareil que moi, le jumeau. Il n’y a que le petit dernier qui s’en sort bien. Mais il grince, lui, j’ai remarqué.
Le nouveau, c’est comme un enfant, voyez, alors ce doit être pour cette raison qu’il a les faveurs de la femme du poète (je ne dis pas la poétesse comme on dirait la présidente ou la générale, elle n’écrit pas, elle, elle ne se prend pas pour un grand poète, mais ça ne l’empêche pas d’être moyennement respectueuse des objets).
C’est donc le jumeau ou moi qui avons la joie d’être pris en main par l’autre grand rêveur. C’est l’archétype du distrait, ce mec. Un poète, quoi. Même du dimanche. C’est d’ailleurs souvent le dimanche qu’il s’acharne sur l’un de nous. Il se dirige vers un buisson, et je peux vous garantir que dans ce jardin il y en a une pléiade, des buissons, de la main gauche il s’empare d’une poignée de branches, et de l’autre main, il m’envoie au charbon. Evidemment, comme il est distrait, il fait à peu près n’importe quoi, ce qui fait qu’il jure à n’en plus finir et que le boulot est mal fait et qu’il s’en prend à moi et disant que c’est moi qui fais n’importe quoi, que je suis complètement ouf, et là cela va sans dire que j’adapte mon langage, hein, parce que je ne voudrais pas qu’un des non-mousquetaires des défis du samedi en vienne à me censurer.
Le pire, c’est quand il s’attaque à la treille. Parce qu’avec les pampres et les vrilles qui s’entortillement partout, j’ai beau être vigilant, je n’y peux rien si sa main droite a deux mains gauches et qu’on récolte des feuilles à la place des grappes bien dorées, ou si on confond le fil du téléphone avec un sarment sec. Après ce coup là, j’étais toujours dans la poche arrière de son jean quand il a pris son portable pour appeler piteusement le service de dépannage.
Voilà. Aujourd’hui c’est le forsythia qui a morflé. Je vais regagner la caisse où m’attendent le jumeau, le nouveau et d’autres objets plus ou moins utilitaires tels que le plantoir, la serfouette, et les gants renforcés. Enfin, s’il daigne me ranger, évidemment.
Avec tous ses effets de style et ses tours de phrases, le poète du dimanche n’a même pas songé à me nommer, je remarque. Et bien tant pis. Je suppose que ses lecteurs comprendront quand même qui je suis. Non ?

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19 septembre 2009

Flash (PHIL)

Flash

 

Les heures avaient beau passer, j’étais consterné. Les heures d’insomnie, je veux dire. De celles où tu regardes le plafond sans le voir, et pour cause parce qu’il fait noir, que tu n’oses pas allumer la lampe de chevet de peur de réveiller ta moitié et de la mettre de mauvaise humeur. De celles où tu tentes vainement d’assembler des mots dans ta tête pour en faire des phrases, d’assembler des phrases pour en faire des paragraphes et d’assembler des paragraphes pour en faire des histoires. Tout ça mentalement, sans faire l’ébauche d’une esquisse de geste qui tendrait à s’emparer d’un carnet et d’un crayon, ou d’un écran et d’un clavier, histoire de concrétiser un peu. Ça ne se passe pas comme ça, dis-tu ? L’écriture est un combat, dis-tu. Tu te dois de trimer sur ton clavier et de connaître les affres de la page blanche, dis-tu. Foin de ces objections. Moi j’aime bien assembler des idées dans ma tête quand il fait noir et que je ne dors pas et que je pense qu’à mes côtés, Elle en écrase méchamment, ce qui dans la réalité vraie n’est pas forcément le cas, il se peut qu’elle soit la proie d’une insomnie jumelle de la mienne, qu’elle croie que je dors profondément et que de ce fait elle n’ose pas allumer la lumière de son chevet. Bref. Je disais que j’étais consterné, oui, parce que je venais de lire la nouvelle consigne des Défis du Samedi et que, bêtement j’étais perplexe. Oui. Seulement perplexe. Rien d’autre. Comme quoi. Cela arrive. Oui, parce que je dois te dire : d’habitude ce n’est pas du tout ainsi. Je lis la consigne. Peut-être que je la relis. Et que je la relis une deuxième fois. Pour être bien sûr. Pour être, comme qui dirait imprégné. Et hop. Il y a comme un flash. L’idée est là, la trame disons, et il n’y a plus qu’à laisser mijoter quelques heures, voire une nuit ou un peu plus. Pas tellement plus. Tu n’as jamais remarqué que je postais généralement ma contribution le lundi ? Pour en revenir à ce que je racontais, c’est là que c’est bon : la nuit. Quand je me débats avec l’insomnie, et que soudain je lâche prise, que je gis sur le dos et que je regarde le plafond sans le voir, évidemment, puisqu’il fait noir. Alors l’idée figée au flash semble s’animer. Il y a soudain des mots qui s’agglutinent, des phrases qui s’envolent, légères comme des bulles, et puis cela finit par construire une histoire, une histoire virtuelle puisque rien n’est encore écrit et que je reste inerte, là, comme ça, allongé sur le lit, dans le noir. Et qui sait si le lendemain, ou le jour d’après, il en restera quelque chose, de ces bulles si légères. Tu me diras que l’écrivain, le vrai, il n’attend pas que les choses s’évaporent. Il se lève en tapinois et s’en va fébrilement allumer l’ordinateur afin de concrétiser les mots et les phrases et toutes les bulles qui sont nées du flash. Et bien je te le dis, c’est non. D’abord je ne suis pas écrivain, alors je me fiche éperdument de ce que font les vrais, et puis, je te le redis sans risque de me fourvoyer, le tapinois, c’est une connerie monumentale. Parce que, inévitablement, tu fais craquer le parquet, tu te cognes dans le pied du lit ou dans le montant de la porte, ou dans les deux, tu laisses échapper un cri, et fatalement tu réveilles Elle, qui t’agonis de reproches, elle qui dormait si bien finalement, et paisiblement, parce que tout le boucan que tu fais, c’est comme si elle s’était pris un coup de flash dans la figure, tu vois, un bien puissant digne des meilleurs modèles de chez Nikon, tiens soyons fou, disons le SB5000 et elle est aussi contente que si elle avait trouvé tes traces de doigts dans la demi-livre de beurre.

12 septembre 2009

Entre parenthèses (Phil)

Je tiens pour acquis que je ne saurai jamais si, de ma vie, elle est la plus longue ou la plus courte. Cette heure singulière.

Une heure entre parenthèses.

Bien que j’aie peu l’occasion de me vanter de mes faits et gestes à cette époque, il m’est toutefois arrivé de l’évoquer et, jusqu’à présent, je n’ai jamais rencontré quiconque ayant vécu ce que j’ai vécu.

 

J’accomplissais mon service militaire. Qu’on en juge à ces quelques mots. Voila des années que ladite corvée fut abolie. Les femmes n’étaient pas concernées : la moitié de la population hors jeu. Les sportifs n’étaient pas concernés : ils étaient tous affublés de pieds plats ou de souffles au cœur, donc réformés. Du moins ceux que j’ai connus. Je pourrais trouver encore plein de critères d’élimination. Bref je ne me fourvoierai pas plus longtemps dans une énumération ennuyeuse, sachons seulement que j’appartiens à la petite caste de ceux qui ont été baisés donné une année de leur temps à la nation.

 

J’ai peu de souvenirs agréables de cette année un peu gâchée. Encore qu’en grattant un peu, on en trouve. A commencer par des amitiés aussi solides qu’éphémères. Et les longues courses en forêt du mardi matin, dans la brume et les fougères humides. J’avoue avoir été un des rares à y prendre plaisir. Et puis les permissions du soir quand, accompagné d’un ou deux comparses, je sillonnais au volant de ma vieille Peugeot les routes beauceronnes empourprées par le couchant. Bizarrement toutes ces routes menaient à la ville, Chartres en l’occurrence, où dans les bars on servait de la bière tandis que « Hotel California » éclipsait les raclements de chaises et les éructations des ivrognes.

 

Avant de me trouver enfoui au fin fond des immensités céréalières, j’avais fait mes classes, comme on dit, au Mont Valérien, un fort bardé d’antennes de transmissions qui domine une boucle de la Seine, dans l’ouest parisien. C’est là que j’ai vécu cette heure singulière dont je ne saurais dire si elle fut la plus longue ou la plus courte.

 

C’était par une chaude nuit de fin septembre. Un samedi, pour être exact. A mes pieds je voyais palpiter la ville. J’étais vaguement curieux de ces quartiers que je ne connaissais pas. Partout les lumières scintillaient. La circulation était peu dense, mais je percevais néanmoins la rumeur urbaine. J’avais le sentiment d’observer le mécanisme à nu d’une horloge compliquée, ou mieux, d’un organe en pleine santé. Ça pulsait.

 

Je ne me lassais pas. Il était très tard. Pour en avoir confirmation je jetais un coup d’œil à ma montre et je devinais plus que je ne voyais qu’il était quelque chose comme deux ou trois heures du matin. Etrangement je n’avais pas sommeil. Au contraire mon esprit était particulièrement alerte, à défaut d’être productif. Je me plaisais à imaginer les millions de vies qui bruissaient à mes pieds. Mentalement je voyais des gens faire l’amour, d’autres se déchirer. Je déployais une carte virtuelle et, en me repérant à ce que je voyais, je traçais un imaginaire plan de vol en direction des miens…

 

J’ai du mal à m’imaginer vêtu d’un treillis militaire, chaussé de rangers lustrées, le cheveu très court, coiffé d’un béret ridicule. Et pourtant c’était le cas. Puisque à cet instant, lors de cette heure mémorable, j’étais de garde. Et plus précisément j’avais en charge la surveillance de la soute à munitions. Ce n’était pas un mauvais poste, en effet c’était le seul qui bénéficiait de cette vue panoramique dont je me délectais. L’inconvénient, pourtant, était qu’il était isolé à l’écart du peu de vie qui restait dans la caserne. C’est ainsi qu’à un moment où je regardais une nouvelle fois ma montre, j’eus la certitude qu’on avait oublié de venir me relever. J’eus la tentation d’utiliser le téléphone de campagne pour appeler le chef de poste, mais je n’en fis rien. Non pas que je fusse particulièrement sensible à l’injonction selon laquelle je ne devais agir ainsi qu’en cas de nécessité absolue, par exemple une attaque éclair de martiens armés jusqu’aux dents, mais tout simplement, n’ayant pas tellement sommeil, je n’avais pas non plus envie de rejoindre une couchette inconfortable dans un local exigu et malodorant où j’aurais à subir les ronflements des autres plantons.

 

J’ai donc continué d’attendre tout en rêvant d’ailleurs et d’amour. J’ai même rêvé ainsi une heure de plus que mon dû. Une heure entre parenthèses, dont je ne saurais dire si elle fut la plus longue ou la plus courte de ma vie : vous savez, cette heure étrange qu’on rajoute certaine nuit d’automne lorsqu’il s’agit de régler les pendules sur l’heure d’hiver.

5 septembre 2009

Une gorgée de bière (PHIL)

Nous étions assis côte-à-côte à la terrasse du café.

Je me tournais vers elle et je pouvais ainsi admirer son profil. Je me plaisais à lire sur son visage le plaisir de la première gorgée de bière, ce n’est pas un vain mot, vous savez, on a déjà écrit sur le sujet. En fait il ne s’agit même pas de la gorgée à proprement parler, mais plus exactement de l’instant magique où on sent le friselis de la bière nous titiller la lèvre supérieure tandis qu’un peu de mousse nous dessine une éphémère moustache.

Le soleil d’été nous offrait une belle lumière. J’admirais son profil dans le contre-jour. L’ambiance était orangée.

Son regard se perdait vers l’ouest et je me demandais quel songe océanique accaparait ses pensées.

Que vois-tu ? Demandais-je.

Alors elle répondait qu’elle voyait les automobiles et les motos foncer sur le boulevard, les piétons se presser sur le trottoir d’en face, la tour Montparnasse écraser le quartier de son ombre allongée…

Voila qui me paraissait étrange.

Et toi, que vois-tu ? Demandait-elle.

Alors je répondais que ce que je voyais était magnifique, que dans son regard perdu au large je voyais danser les vagues, que ça transformait la rumeur du boulevard en halètement de houle.

Elle a tiré une bouffée de sa cigarette. J’ai vu rougeoyer la cendre. J’ai vu une volute de fumée bleue s’élever dans le contre-jour orangé. J’ai vu ses yeux se plisser brièvement. J’ai aimé voir tout ceci.

Ce que je vois est magnifique, ai-je répété.

Et un léger sourire est venu illuminer son profil.

2 août 2009

carte postale (PHIL)

Samedi matin. La montagne recrache sur Grenoble tout un brouet de véhicules. Dont nous faisons partie. Et inlassablement la montagne avale un long spaghetti de ferraille nouvelle.

Tandis que nous jouons à cache-cache avec l'eau éternellement glauque de la Romanche, Radio Bleue Isère annonce en crachotant des encombrements sur la nationale 91. A l'endroit précis où nous sommes, où le vomi automobile est fluide. Même aux abords de Vizille le spaghetti automobile montant n'est pas encore immobilisé. On en conclut que c'est Radio Bleue qui décide de la présence de bouchons.


A Grenoble nous entrons sur l'autoroute. Radio Bleue Isère annonce à intervalles rapprochés des bouchons catastrophiques dans tous les azimuts. Le contournement de Lyon s'annonce difficile. La circulation est rouge dans le sens des départs et noire dans le sens des retours, à moins que ce ne soit le contraire, je ne l'ai peut-être pas dit dans le bon sens. Mais justement mon bon sens y perd son latin. Je trouve que les journalistes de radio, y compris ceux de Radio Bleue Isère, tiennent parfois des propos pour le moins abscons. Ne comprenant pas le sens de ce galimatias, je demande à Elle, fine mouche, si elle sait ce que signifie le sens des départs. Je me fais vertement rembarrer, quel râleur je fais. Paraît-il.

Je ne lâche pas prise comme ça. Tout en conduisant avec la plus grande vigilance, car la circulation est dense dans le sens des retours, je continue de réfléchir à la question. A première vue, pour rester près du goudron, le sens des départs semble être la direction prise par les gens qui partent en vacances. Le sens des retours étant à l'inverse la direction prise par les gens qui rentrent chez eux. Soit. On a encore provisoirement en France la chance d'avoir des numéros minéralogiques qui signifient quelque chose. Bien. Je constate donc que nous sommes partie intégrante d'un flot de véhicules estampillés de la partie ouest de la France, donc sur le retour, auquel se mêle un flot aussi nombreux de véhicules isérois ou savoyards, donc sur le départ. La couleur symbolique de la circulation est donc noire pour moi qui suis sur le retour, et rouge pour les isérois sur le départ qui vont dans le même sens que moi. Question de perception, j'imagine, comme disait mon oncle le Trésorier Principal. On va dire qu'en mélangeant les deux, on obtient une sorte de grenat foncé, très joli.


Radio Bleue Isère a dû se rendre compte de la bizarrerie de son propos. Maintenant que nous approchons de Lyon à grands tours de roues, on apprend enfin qu'être dans le sens des départs, cela signifie aller en direction du sud. Et bien figurez-vous que le discours demeure passablement absurde. Parce qu'à ce moment je m'engage sur l'A46, l'autoroute qui contourne l'agglomération lyonnaise, en direction du sud afin de gagner Saint-Etienne. Etant de retour dans le sens des départs, je me sens quasiment en faute, je m'attends presque à me faire arrêter par la gendarmerie, je me dis qu'il faudrait quitter l'autoroute, me perdre dans la ville, mais ça n'a pas de sens.

Samedi matin. La montagne recrache sur Grenoble tout un brouet de véhicules. Dont nous faisons partie. Et inlassablement la montagne avale un long spaghetti de ferraille nouvelle.

Tandis que nous jouons à cache-cache avec l'eau éternellement glauque de la Romanche, Radio Bleue Isère annonce en crachotant des encombrements sur la nationale 91. A l'endroit précis où nous sommes, où le vomi automobile est fluide. Même aux abords de Vizille le spaghetti automobile montant n'est pas encore immobilisé. On en conclut que c'est Radio Bleue qui décide de la présence de bouchons.


A Grenoble nous entrons sur l'autoroute. Radio Bleue Isère annonce à intervalles rapprochés des bouchons catastrophiques dans tous les azimuts. Le contournement de Lyon s'annonce difficile. La circulation est rouge dans le sens des départs et noire dans le sens des retours, à moins que ce ne soit le contraire, je ne l'ai peut-être pas dit dans le bon sens. Mais justement mon bon sens y perd son latin. Je trouve que les journalistes de radio, y compris ceux de Radio Bleue Isère, tiennent parfois des propos pour le moins abscons. Ne comprenant pas le sens de ce galimatias, je demande à Elle, fine mouche, si elle sait ce que signifie le sens des départs. Je me fais vertement rembarrer, quel râleur je fais. Paraît-il.

Je ne lâche pas prise comme ça. Tout en conduisant avec la plus grande vigilance, car la circulation est dense dans le sens des retours, je continue de réfléchir à la question. A première vue, pour rester près du goudron, le sens des départs semble être la direction prise par les gens qui partent en vacances. Le sens des retours étant à l'inverse la direction prise par les gens qui rentrent chez eux. Soit. On a encore provisoirement en France la chance d'avoir des numéros minéralogiques qui signifient quelque chose. Bien. Je constate donc que nous sommes partie intégrante d'un flot de véhicules estampillés de la partie ouest de la France, donc sur le retour, auquel se mêle un flot aussi nombreux de véhicules isérois ou savoyards, donc sur le départ. La couleur symbolique de la circulation est donc noire pour moi qui suis sur le retour, et rouge pour les isérois sur le départ qui vont dans le même sens que moi. Question de perception, j'imagine, comme disait mon oncle le Trésorier Principal. On va dire qu'en mélangeant les deux, on obtient une sorte de grenat foncé, très joli.


Radio Bleue Isère a dû se rendre compte de la bizarrerie de son propos. Maintenant que nous approchons de Lyon à grands tours de roues, on apprend enfin qu'être dans le sens des départs, cela signifie aller en direction du sud. Et bien figurez-vous que le discours demeure passablement absurde. Parce qu'à ce moment je m'engage sur l'A46, l'autoroute qui contourne l'agglomération lyonnaise, en direction du sud afin de gagner Saint-Etienne. Etant de retour dans le sens des départs, je me sens quasiment en faute, je m'attends presque à me faire arrêter par la gendarmerie, je me dis qu'il faudrait quitter l'autoroute, me perdre dans la ville, mais ça n'a pas de sens.

 

Champagne !!!

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7 juillet 2009

Boîte à mots (Phil)

Elle me suit partout, ma boîte à mots,

Le petit machin bleu

Que je branche à la prise adéquate

Sitôt que l’ordinateur est allumé.

Boîte à mots, le petit machin bleu,

La clé USB

Qui me suit partout.

Les mots sont la vie.

Les mots sont ma vie.

C’est pour ça qu’elle me suit partout,

La clé USB.

Dans la boîte il y a des mots.

Les mots érudits.

Ceux qu’on n’emploie jamais.

Ceux du jeu des mots.

Classés là dans l’ordre alphabétique

Qui est une clé comme une autre.

Des mots que j’aurai peine à recycler.

Même au jeu des mots.

Dans la boîte il y a des mots.

Les mots vivants.

Ceux qui disent la vie d’aujourd’hui

Et celle d’hier.

Ceux qui s’envolent à tire d’aile

A travers le monde

Ceux qui fusent un jour dans l’écheveau

Des réseaux.

Dans la boîte il y des mots.

Les mots vivants.

Ceux qui sont ordonnés de telle façon

Qu’on ne sait jamais vraiment

Si les phrases ainsi construites

Disent la vie

D’hier ou d’aujourd’hui

La vie vraie

Ou une vie imaginée

On ne sait jamais

Où se trouve la frontière de ça

L’imaginaire et le vrai

Ecrits dans la boîte

On ne sait jamais

Si le contenu de la boîte

Est le reflet de la mémoire

Il n’y a pas de clé.

La boîte à mots porte un nom étrange :

Clé USB

Clé : quel nom étrange pour une boîte.

Avec quoi ouvrira-t-on la clé ?

29 juin 2009

Chapitre 67. François. (PHIL)

Je suis assis à la terrasse d’un bar, au coin de la place Charles de Gaulle. C’est une terrasse pavée, ou plus précisément un coin de place pavé, juste au chevet l’église Notre-Dame. Je sirote un café après avoir fini le marché pendant que ma mère allait faire une course à la brûlerie. Quand j’y pense : faire les courses avec ma mère ! Voilà une éternité que ce n’était pas arrivé. Et je ne suis pas sûr d’avoir envie de renouveler bientôt l’opération. Enfin… Disons que je suis un peu plus disponible depuis que la princesse a disparu sans laisser de traces.

Je termine mon jus et je soupire d’aise en m’étirant. Je suis assis sous un tilleul, et en regardant en l’air, je peux admirer le contre-jour dans le feuillage et les fleurs de l’arbre qui exhalent leur suave parfum. Je me maudis d’omettre systématiquement d’emporter mon appareil numérique quand je vais quelque part, parce que j’ai toujours des idées de trucs à faire qui ne seront du coup jamais faits, et je sens de ce fait comme un arrière-goût de frustration. Parce que les feuilles et les fleurs des tilleuls, en contre-jour, c’est vachement joli. Surtout s’il fait beau, comme c’est le cas. Il y a juste quelques cumulus insignifiants par ci par là sur le ciel bleu, rien de méchant, et ce serait joli sur les photos si je n’avais pas oublié l’appareil. Le cumulus, ça meuble une image, c’est bien connu.

C’est marrant, cette histoire de nuages, ça me rappelle la fois où nous étions allongés nus sur les galets de la pointe du Hourdel, avec la princesse, et que nous commentions la forme des nuages. Oui, bon, je sais, c’est des conneries, nous n’étions pas nus, ce n’est pas cette fois-là que nous étions nus, c’était l’été d’avant, sur un tapis de bruyères, du côté du mont Lozère. N’empêche que nous étions réellement allongés sur le dos, dans les galets du Hourdel, pas nus, et que la sensation que j’ai éprouvée à cet instant, l’impression que les pierres me faisaient comme un matelas très doux dans lequel je m’intégrais progressivement m’a laissé un souvenir extrêmement vivace. Je ne suis pas certain que la princesse ait partagé mon enthousiasme. Je ne suis même pas certain qu’on ait vu tellement de nuages, finalement. Et on n’a pas vu de phoques non plus, ça j’en suis sûr.

Elle n’aimerait pas que je dise la princesse par ci, la princesse par là. Elle déteste ça. Que je l’appelle la princesse. Alors je ne le fais pas. La princesse, c’est juste un petit mot comme ça que je m’autorise à moi-même. Je lui ai dit une fois Ma princesse, dans un moment d’égarement. Je ne renouvellerai pas l’opération. Elle m’a fusillé du regard. Elle a les yeux revolver, comme disait une chanson débile d’il y a plein d’années, mais disons que je n’ai rien dit, parce que vous allez encore m’en vouloir de vous avoir fait chantonner toute la journée. Comme je disais, la princesse déteste les petits noms. Elle veut que je la nomme par son prénom, Angélique, et c’est sans appel.

Je ne sais pas où elle est passée. Un jour elle n’était plus là, c’est tout. Elle n’a rien dit. Elle n’a laissé aucun mot d’explication. Rien. Elle a disparu de la circulation. Ça va faire un mois. Je ne pense pas qu’elle ait été enlevée ou quelque chose comme ça : elle est partie avec un sac de voyage. Je ne pense pas non plus qu’elle m’ait quitté : ses chaussures préférées sont restées dans son placard. Elle est dingue des chaussures, la princesse. Je ne sais pas combien elle en a de paires. A croire qu’elle les collectionne. A mon avis, il y en a pour du pognon, parce que je peux vous dire que ce ne sont pas des chaussures de bas de gamme. Dans le lot, il y en a bien quelques unes que je lui ai offertes, mais pour la plupart, elle se les paie elle-même.

Je pense qu’elle est partie pour son boulot. Peut-être à l’étranger. Je ne sais pas. Elle est toujours très mystérieuse. Elle ne me fait jamais de confidence sur sa vie professionnelle. Je sais seulement qu’elle est « dans le refroidissement », c’est ce qu’elle a consenti à me lâcher, un jour, du bout des lèvres. Dans le refroidissement. Ce sont ses mots. Elle n’a pas dit climatisation ou frigorifique, elle a dit refroidissement. Bon. Cela lui arrive de partir quelques jours sans trop me prévenir, alors cette fois je n’en ai pas fait plus de cas que d’habitude. Au début. Sauf que là, ça commence à faire long. Je m’inquiète, moi. Je m’inquiète énormément, même. Je commence à ruminer des idées sombres. Ce n’est pas qu’elle me paraisse tellement vulnérable, non, elle est même plutôt du genre à mener sa barque seule, mais je m’inquiète, c’est tout.

François ! François ! Hou hou ! François !

Aïe. Ça y est. Ma mère a fini ses courses…

22 juin 2009

Promenade en funiculaire (PHIL)

Bon sang, c’est une panne de courant ou quoi ? Voilà que ce fichu machin s’est arrêté en plein milieu de la pente. Comment ça s’appelle, déjà ? Pas un ascenseur, ce n’est quand même pas vertical. Quoi que. Enfin, bref un truc à crémaillère.

 

Ça on a le temps de la voir, la mer. Au moins dix minutes qu’on est là. A attendre bêtement au-dessus du vide. J’ai horreur de ça.

 

Je ne sais pas ce qui m’a pris d’accepter de monter là-dedans pour aller en-haut de la falaise. La vue est superbe, a promis Henri. Bien sûr. Mais je m’en fous, bien évidemment. En attendant, je déteste la promiscuité. On aurait pu monter par l’escalier. Je ne sais pas combien il y a de marches. Deux cents, peut-être bien. C’est beaucoup, je sais. Après tout il n’y en a peut-être que cent-cinquante, va savoir. Enfin même avec mes pompes à talons hauts, j’y serais arrivée.

 

Encore une chance que ça ne soit pas tombé en panne dans la partie en tunnel, sinon je crois que j’aurais pété un plomb et que je les aurais tous dessoudés.

On est huit, dans ce machin : un couple avec deux mômes. Une paire d’anglais hors d’âge. Et Henri et moi. Il faut absolument qu’il monte voir les belvédères, lui, c’est plus fort que le roquefort. D’habitude je fais la gueule, et parfois ça lui rabaisse son envie de regarder de haut. Mais là, je ne sais pas pourquoi, j’ai accepté le plan, toute joice. L’air marin doit être euphorisant.

 

Bon, ben c’est pas tout ça, mais l’heure tourne et on est toujours coincé là. Je regarde ma montre : il est vingt-trois. Qu’est ce que je vous disais : dix-sept minutes exactement que le foutu machin est en panne et que personne ne s’est soucié de nous secourir. Ah en bas il y a du monde, hein ! Il y a au moins douze clampins qui se paient notre binette en nous montrant du doigt. Les cons.

 

J’en ai ma claque. Et ce ballot d’Henri qui n’arrête pas de me tripoter et de me souffler dans le cou. Pour me rassurer ? Tu parles. Comme si j’avais besoin d’être rassurée. Il me connaît mal. Une tueuse à gages, ça n’a peur de rien. N’empêche que ça m’emmerde d’être piégée là. Et qu’il commence aussi à m’emmerder sérieux, à me souffler dessus comme ça. Je ne vais pas tarder à lui en retourner cinq en travers de la tronche.

 

Je ne sais pas pourquoi j’ai accepté de l’accompagner en Normandie. Ou en Picardie. Je ne sais pas bien dans quelle région on est. D’habitude je n’accompagne pas les clients. Bon, d’accord, d’habitude je ne couche pas avec eux non plus. De toute manière, c’est décidé, il n’ira pas plus loin. Il m’énerve trop. C’est dangereux de jouer avec les nerfs d’une fille comme moi.

 

Les gamins commencent à en avoir classe eux aussi. Ils se tortillent, ils trépignent. Encore heureux qu’ils ne chialent pas. Je parie que la fillette va avoir envie de faire pipi dans pas longtemps. J’espère qu’elle va pouvoir se retenir. Ou au moins qu’elle va épargner mes godasses. Faut pas rigoler avec ça. Les chaussures, c’est sérieux, foi d’Angélique. Je suis une vraie collectionneuse. J’en ai un plein placard. Principalement des escarpins à talons, mais il y aussi des sandales, des bottes, des mules. Quarante-huit paires en tout. Je sens bien que ça enquiquine François, mais il n’ose rien dire. Même s’il ne sait rien de mon vrai métier, il sent confusément que c’est dangereux de me contrarier. C’est rare, l’intuition, chez un mec. Non, François, c’est le mari idéal. Il me fout une paix royale. Il ne se doute même pas que je sors avec ce crétin d’Henri depuis un mois. Et ça l’arrange, comme ça il peut passer toute la sainte journée à écrire je ne sais quoi sur son ordinateur.

 

Le vieil angliche n’arrête pas de loucher vers mon décolleté. Je lui décoche un de ces sourires angéliques dont j’ai le secret. Je sais me montrer à la hauteur de mon nom. En attendant le vieux en perd ses moyens, il est tout rouge, il frise l’apoplexie. Pourvu qu’il n’aille pas faire dans son froc lui aussi. Et la vieille qui me fusille du regard. Si elle savait ! Tiens d’ailleurs, ça me fait penser à un truc, je ne pourrais même pas les descendre là, j’ai laissé le flingue dans ma trousse de toilette, dans le coffre de la caisse.

 

Ah ! On redémarre ! Cool ! Enfin, vingt-six minutes quand même. Et l’autre pignouf d’Henri qui continue son manège. Ça, je ne vais pas pouvoir attendre de récupérer mon matos dans la bagnole. J’avais planifié d’exécuter le contrat plus tard, mais je n’en peux plus.

 

 

 

L’ECLAIR DU TREPORT, édition du 23 juin 2009

 

Flash.

 

Le cadavre d’un homme d’une cinquantaine d’années a été retrouvé dans un fourré à flanc de falaise. La victime n’a pas encore été identifiée, mais on sait d’ores et déjà qu’il s’agit d’un meurtre. La mort semble avoir été causée par un coup violent porté à la tempe avec un objet dont la forme rappellerait le talon d’une chaussure de femme, par exemple.

15 juin 2009

Le canal du centre (Phil)

Lucie est venue me chercher hier et nous sommes rentrés à la maison. Je suis heureux de me retrouver chez moi, même si je sais que plus rien ne sera comme avant.

 

Ce matin, je me suis réveillé de bonne heure. J’entendais les hirondelles s’affairer dans leurs nids accrochés sous l’avancée du toit, j’entendais les merles chanter leurs éphémères victoires sur le cerisier. Lucie dormait près de moi et ému, je me laissais bercer par le doux chant de sa respiration.

 

Au moment où le réveil a sonné, j’ai regretté d’avoir accepté ce voyage.

Mais je dis n’importe quoi, bien entendu. Je n’ai pas eu à proprement parler à accepter le voyage. Cette entreprise inconsidérée, c’est juste ma petite voix interne, ou mon petit doigt, c’est comme on veut, qui me l’a suggérée. Et puis il est bien temps de me lamenter, maintenant que ça fait des semaines que le voyage est terminé.

 

C’était donc il y a des semaines. J’étais seul à la maison, Lucie étant partie pour quelques jours à Montmorillon, chez son amie Karine. Ne me demandez pas pourquoi cette dernière s’était retirée dans un patelin pareil, je n’en ai aucune idée. Lucie m’avait téléphoné dans la soirée. Elle m’avait raconté des choses anodines sur le contenu de ses journées là-bas, et à vrai dire je n’avais aucune idée de ce qu’elle y faisait. Ceci dit, j’ai toujours eu confiance en elle, et aucun soupçon de tromperie ne m’était venu à l’esprit. N’empêche que Lucie me manquait.

 

Après qu’elle avait raccroché, je m’étais accordé un petit remontant sous la forme d’un peu de schnaps dans ma tasse de café, dans le fond de laquelle séchait un reliquat de sucre cristallisé. Oui, bon. Le terme « un peu » est assez relatif, je sais. J’avais un peu rempli la tasse, en fait. J’écoutais Gerry Mulligan quand, sans qu’il y ait un rapport bien évident, je me suis mis dans l’idée de chercher la dernière revue de décoration que Lucie avait achetée en même temps que sa feuille de chou mensuelle. Et c’est en farfouillant de le porte-revue que je suis tombé sur la plaquette. Et que les bras m’en sont tombés. Il se trouve qu’à Montmorillon, obscure sous-préfecture du Poitou, est organisé tous les deux ans au mois de juin un salon du livre. J’avais en main la plaquette présentant la troisième édition de cette auguste manifestation et je me suis dit que Lucie avait certainement dû y faire un tour, vu qu’elle était sur place à la bonne date. Par curiosité j’ai ouvert le dépliant pour voir quels auteurs pouvaient bien se rendre dans un trou pareil, et j’ai été assez surpris d’y trouver nombre d’auteurs connus, et même certains que j’aimais bien lire, et d’autres moins connus, et c’est là que j’ai eu un choc.

 

Je me suis frotté les yeux. Mais non, je n’avais pas rêvé. Le nom de Lucie figurait bien parmi la liste des écrivains présents sur ce salon, qui n’était manifestement pas si modeste qu’on aurait pu croire.

Je savais que mon épouse consacrait une bonne partie de son temps libre à l’écriture, c’était difficile de l’ignorer. J’aimais même la regarder écrire. Elle semblait vivre physiquement cette activité, je ne sais pas comment décrire cela. L’écriture est un combat, disait-elle parfois, et c’est exact qu’elle semblait devoir déployer un effort physique considérable. Par contre j’ignorais complètement qu’elle ait pu publier un de ses textes. Elle ne m’en avait jamais parlé, j’ignore pourquoi. Je voulais t’en faire la surprise, dirait-elle plus tard. Quand il serait trop tard.

 

Je ne sais pas ce qui m’a pris. Il y avait comme une urgence. Je voulais voir Lucie dans l’instant, je voulais la prendre dans mes bras, je voulais me noyer en elle. Je me suis mis au volant de la Golf et je suis parti. Il était plus de minuit, j’avais au minimum cinq heures de route et j’avais bu du schnaps, mais je n’en avais cure. Une petite voix interne me susurrait que je devais voir Lucie. Je n’ai pas fait attention aux paysages familiers, je ne me souviens pas clairement d’avoir passé la Saône, pourtant le j’ai fait. Je ne me souviens pas clairement d’avoir passé Montceau les Mines, Paray le Monial et Digoin. Pourtant je l’ai fait. Je me souviens que le camion qui me précédait était jaune et vert, et qu’il venait de Lyon. Je ne peux que m’en souvenir, c’est la dernière chose que j’ai vue avant de tomber dans le canal. C’est la dernière chose que j’ai vue.

 

Je ne sais pas comment je m’en suis sorti. Je me suis réveillé dans une chambre d’hôpital.

Je ne sais pas de quelle couleur en étaient les murs.

Je ne sais pas ce qu’on voyait de la fenêtre.

Je ne sais pas si l’infirmière était blonde ou brune.

Je ne sais pas la couleur des vêtements que portait Lucie. Du bout de mon index, je suivais les larmes qui ruisselaient sur son visage.

 

Ce matin, quand je me suis réveillé, je savais qu’il faisait jour, puisque les oiseaux chantaient, mais je ne savais pas si le ciel était bleu.

Je ne verrai jamais l’ordonnancement des phrases de Lucie. Je ne verrai pas s’ils ont mis une jolie illustration sur la couverture de son roman. Ce soir, quand elle reviendra de l’école, je lui demanderai de m’en lire un chapitre. 

8 juin 2009

Sous les tilleuls (Phil)

Sous des tilleuls : voici un beau nom pour un musée, écrivais-je dans le cahier rouge à spirale qui me servait de journal.
Un beau nom, assurément.
Le souvenir s’impose à moi du jour où, en tant que parent d’élève/accompagnateur bénévole, j’avais conduit un petit groupe de gamins de CM1, dont ma fille Alexia, sur le parvis de l’église Saint-Jean-de-Montierneuf, et la place embaumait alors du suave parfum du tilleul. Nous étions en juin…

Cette fois-ci nous étions dans une autre ville, ma fille avait grandi, elle passerait son bac l’année suivante, un bac littéraire avec l’histoire de l’art en option. C’est pour cette raison que nous hantions les musées. Je ne me souviens pas exactement s’il y avait des tilleuls dans les environs. Le musée portait ce nom, c’est tout.

… Nous nous sommes glissés entre deux groupes bruyants de touristes allemands en culottes courtes, et nous avons fait la queue pour entrer…

Comment sais-tu qu’ils étaient allemands ? M’interrogeait Alexia qui lisait par-dessus mon épaule.
Je lui adressai un regard vigoureusement réprobateur, car je n’aime pas qu’on lise ce que je suis en train d’écrire, et je condescendis, légèrement pontifiant, à répondre à sa question : parce qu’ils parlaient en allemand, tu devrais bien le savoir (et disant cela, j’étais atterré par sa quasi nullité en langues), et aussi parce qu’ils portaient des culottes courtes et des sandales (du moins les touristes allemands mâles), c’est une sorte d’uniforme, tu vois.

…Je m’inquiétais un peu, car j’avais en mémoire bon nombre de musées parisiens où non seulement il faut faire la queue parfois pendant des heures pour entrer, mais de plus, une fois à l’intérieur, on est victime de la bousculade et de l’omniprésence des audio-guides.
Heureusement, ici, rien de tel. Les groupes de touristes allemands en culottes courtes s’égaillèrent en sous-groupe jacassants que nous croisions un peu partout, mais nous étions loin du harcèlement que j’avais redouté, notre espace vital étant peu ou prou préservé.

La visite du musée sous les tilleuls, je la recommande vivement, parce qu’elle fut pour nous absolument passionnante. A commencer par l’exposition temporaire d’œuvres de Jean Dubuffet (ce qui avait attiré Alexia qui avait eu droit à un exposé sur ce peintre durant l’année, ses cours d’histoire de l’art semblant étrangement orientés vers le contemporain). Puis nous sommes montés à l’étage où nous avons vu divers objets anciens. Personnellement j’étais captivé par une magnifique collection de poêles en fonte ornés de faïence, dont ma fille se fichait éperdument. Quand j’en eus assez, je déclarai qu’il nous restait à voir la pièce maîtresse du lieu, le fameux retable.

Un retable ? S’inquiétait Alexia, l’air de me signifier qu’elle n’aimait pas les vieux trucs.

En fait nous ne fûmes pas déçus. L’objet était splendide, merveilleusement audacieux pour une œuvre réalisée au quinzième siècle (il me semble). Je ne m’aventurerai pas à chercher à le décrire, je m’en sens bien incapable. Nous étions assez fascinés par ce qui était peint derrière. Alexia m’a montré le panneau de droite : on dirait l’apocalypse, avança-t-elle d’un ton hésitant. Tu crois ? Disais-je. Je dois avouer que ni elle, ni moi, ne connaissons grand-chose à la religion et à ses représentations, c’est comme ça, mais il me semblait, et je le lui disais, que j’y voyais plutôt quelque chose comme la résurrection. Eh bien, moi, j’y vois l’apocalypse, insistait-elle. Sur ce elle s’avançait dangereusement vers la chose avec dans l’idée de faire toc-toc parce que tu vois ça s’ouvre ou ça se ferme comme une porte. Je parvins à réfréner ses impulsions blasphématoires, n’ayant pas envie de me retrouver expulsé du musée, embastillé pour dégradation d’œuvre d’art et que sais-je encore pour une simple lubie d’adolescente. Pour faire diversion, je lui demandai, en admettant que le panneau droit du retable soit une porte et représente l’apocalypse, ce qu’il pouvait bien y avoir derrière.
Derrière quoi ?
Derrière la porte, bien sûr.
Euh…. Je ne sais pas.
Et voila : aucune imagination, ma fille. Cherche bien…
….
….
Non, non, je ne vois vraiment pas…
C’est pourtant facile : des touristes allemands en culottes courtes !

Pfffff Papa !
Alexia haussa les épaules.

C’était pourtant vrai.

2 juin 2009

Le goéland (PHIL)

On ne s’est pas rendu compte tout de suite que le disque était rayé. C’est parce qu’on était occupé à tirer sur le joint et à faire mine de planer. Et puis aussi, c’est parce que Jeanjean écrivait et que moi j’étais occupé à lire les élucubrations incompréhensibles de William Burroughs. Cette littérature-ci était à la mode, mais ça ne me plaisait pas trop. Je préférais m’en tenir à Kerouac. Ça me plaisait bien d’être sur la route, je m’y sentais bien.

Pour en revenir à la galette de vinyle rayée, c’était un disque de Ravi Shankar, une musique assez lancinante pour donner le change quand la tête de lecture de l’électrophone se prend les pieds dans le tapis. Jeanjean a quand même fini par se rendre compte que son disque était bousillé alors il a relevé le bras du tourne disque assez brutalement, ce qui fait qu’on a entendu une espèce de raclement fatal, et ceci explique cela, n’est-ce pas. Quand on n’est pas soigneux, voilà ce qui arrive. Personnellement, je n’étais pas trop désolé pour Ravi Shankar, mais Jeanjean était dans une période baba, envisageant vaguement d’aller faire un tour du côté du Népal, et moi je lui souhaitais bon vent, si on peut dire, n’ayant que peu de goût pour l’exotisme bariolé. Je luis avais quand même fait remarquer que Shankar n’était pas népalais.

Après avoir remisé le roi du sitar dans sa pochette, il a ajouté quelques mots à sa prose avant de me dire, écoute ça, et il s’est mis à me lire sa production, qui n’était pas mal ficelée, même si ça n’était qu’un début et qu’on restait sur sa faim. Il y avait là l’histoire assez banale et naturelle d’un garçon qui s’immisce dans une fille, et Jeanjean y avait ajouté une trouvaille assez saugrenue quant au vacarme produit par les poils des protagonistes qui s’entrechoquent. J’étais bizarrement émerveillé par ce trait d’esprit, quoi qu’un peu jaloux aussi, parce que c’était moi l’écrivain, là-dedans, bon sang de bonsoir.

Jeanjean a fait mine de vouloir mettre un autre disque, c’était Bob Marley, alors je me suis écrié qu’on n’allait pas faire le tour du monde, merde, même si comme dit le poète, « qu’est-ce qu’on peut voyager, dans une petite carrée », tsoin, tsoin, tsoin.***

J’ai dit, et si on faisait un voyage, plutôt ?

Jeanjean m’a pris au mot, il a entassé des trucs dans une sacoche de l’armée, on est passé chez moi pour prendre la tente et les duvets, et mes trucs à moi dans une autre sacoche de l’armée (décorée d’une croix languedocienne au feutre indélébile, j’étais dans ma période occitane). On a dit au revoir à nos mères respectives. J’ai pris place au volant de ma vieille 4L à trois vitesses, et nous avons mis le cap sur l’ouest. Tu parles d’un voyage, disait Jeanjean, la mer est à même pas deux cent bornes, et après, y a rien (il faisait abstraction de l’Amérique et même de l’Angleterre).

 

On a planté la guitoune à côté d’une chapelle, face à la mer. Et puis on est allé faire un tour sur la falaise. J’ai toujours été fasciné par les falaises d’Etretat, elles sont vachement impressionnantes. Evidemment, pour être fasciné, il faut les avoir vues de ses yeux vu au moins une fois.

Jeanjean a fouillé dans sa sacoche et en a sorti une boîte d’allumettes, et dans la boîte je voyais des petits grains noirâtres qui ressemblaient à des cachous. C’est de l’acide, a dit Jeanjean. Et sans se poser trop de questions, on a gobé les cachous.

Du haut des falaises, nous nous abîmions dans un paysage irréel, je voyais jaillir des rayons d'un vert cru à l'horizon, les rayons du soleil à travers de gros nuages annonciateurs de pluie, mais qui s'en souciait, lentement du rouge puis du pourpre ensanglantaient l'espace, on se serait cru dans un tableau expressionniste, sauf qu'à ce moment là, je n’avais encore jamais entendu parler d'expressionnisme ni même d'impressionnisme, j’étais encore en friche de ce côté, je voyais le paysage vibrer comme s’il avait été peint sur de la tôle, kitsch en diable, et il y avait plein de goélands qui planaient autour de nous et qui venaient nous narguer tout près.

Alors Jeanjean s’approchait du bord, il me flanquait les flubes, mon ami, il disait regarde, je suis une mouette je suis un goéland je vais voler planer sur l'eau rejoindre l'horizon

cet horizon que je voyais métallique clinquant pas vrai merdique

kitsch

fais pas le con mon ami, t'es pas un GOELAND

reste avec nous

me laisse pas tout seul

(me débarrasser de ces miasmes acides ces rideaux artificiels et multicolores dans lesquels je m’étais empêtré, je sentais bien confusément que ce voyage était un bad trip)

longtemps après, ou pas longtemps après, je ne savais plus, difficile à savoir, je m’étais absenté, j’avais un trou noir en moi, après toutes ces couleurs, tous ces flashes,

j’entendais un cri bizarre, un long hurlement ou ululement, un cri qui me terrifiait en tous cas

j’étais planté là au bord de cette falaise, Jeanjean n’était plus là, j’étais seul sur la falaise, assis dans l’herbe rase, et un goéland était tout près, qui me regardait de son petit œil cruel,

j’étais seul,

j’étais seul,

j’étais seul,

j’étais terrifié,

et putain, j’ai toujours détesté les goélands.

 

 

*** celui qui rappellera le chanteur de ces mots là aura droit à ma gratitude. Toute recherche sur gougueule ou autre est évidemment proscrite.

25 mai 2009

Initiation à l’art contemporain (PHIL)

J’ai appuyé sur le lien, un lien parmi d’autres, et l’ordinateur a gémi une espèce de lamentation qui m’a furieusement rappelé l’atelier du menuisier. Bien que sachant pertinemment que c’était là l’effet de quelque instrument à cordes, j’ai néanmoins eu la vision d’une scie circulaire attaquant vaillamment un morceau de chêne. Mon odorat frémissait déjà et j’imaginais les copeaux jonchant le sol de notre malheureux bureau.
J’ai levé les yeux vers Elle. J’ai croisé son regard qui, d’une fugitive perplexité est vite passé à une affliction navrée suffisamment expressive pour qu’elle s’exonère de tout recours à l’oralité. Je suis passé outre et j’ai récidivé. Je veux dire, j’ai cliqué sur un autre lien permettant soi-disant d’écouter le morceau de musique en entier. Rien ne s’est passé et c’est sans doute tant mieux, je ne sais pas. Je ne suis peut-être pas doué avec les liens, allez savoir. Bref il me semble que j’en avais assez entendu. De point de vue de mes oreilles, si je puis dire, la chose était parfaitement insignifiante, mais l’imagination fait feu de tout bois, alors avec une scie musicale en action, les images n’ont pas tardé à affluer.
En fait la scie du menuisier n’a fait que m’effleurer et j’ai aussitôt après pensé spontanément à une promenade que nous avions faite il y a de ça une bonne vingtaine d’années. Je me souviens que les filles étaient encore petites. Nous avions passé la frontière pour aller visiter une mine d’asphalte quelque part dans le val de Travers, au-delà de Fleurier. Je ne me souviens plus du nom du lieu et j’ai la flemme de chercher sur la carte. Par contre je me rappelle de Môtiers, un village pimpant où nous nous étions arrêtés dans l’après-midi. Et si je m’en rappelle, c’est parce que nous y avions découvert tout à fait fortuitement une exposition d’art contemporain en plein air qui prenait la forme d’une promenade découverte dans le village et la campagne environnante, avec un questionnaire pour les enfants, bref une sorte de rallye pédestre, gratuit de surcroît, et qu’est-ce qu’on allait rigoler.
A cette époque je n’étais absolument pas ouvert à l’art contemporain. Je ne fréquentais pas encore les musées de façon très assidue et je m’en tenais prudemment aux expositions sur l’impressionnisme. En toute honnêteté, je ne me souviens pas exactement de ce que nous avons vu. Quelles œuvres de quels artistes ? Mystère. Je pense aujourd’hui que le niveau devait être particulièrement relevé. Peut-être y avait-il une installation de Tinguely ? Ce ne serait pas impossible. Des nanas de Niki de Saint Phalle, alors ? Mmmm, ce serait possible aussi, mais ça ne m’a pas marqué. Par contre je revois très bien, accrochés ça et là, des aphorismes de Ben, blanc sur noir, et je me souviens que ça nous faisait marrer qu’on appelle ça de l’art. Comme nous faisaient marrer les tables non débarrassées après le petit déjeuner et figées pour toujours par Daniel Spoerri. Comme nous faisait marrer le bulldozer jaune gisant au milieu d’une carrière, légèrement transformé, mais de façon suffisamment évidente pour que le visiteur puisse l’identifier aisément en tant qu’œuvre d’art. Nous regardions tout ceci d’un œil incrédule, pas tout à fait convaincus qu’il ne s’agissait pas là d’une vaste supercherie. Dans une clairière, vers la fin du parcours, nous avons découvert des troncs toujours enracinés et grossièrement sculptés à la tronçonneuse, je n’invente rien, c’était écrit sur le papier, et j’ai pensé que nous avions touché le fond.
Du mugissement d’une scie circulaire à celui d’une tronçonneuse, il n’y a qu’un pas (une stridence, plus exactement). C’est pourquoi, ayant déclenché un gémissement lamentable dans les haut-parleurs de mon ordinateur après avoir cliqué sur un lien, et ayant de ce fait accessoirement déclenché l’agacement de mon épouse, je suis passé en songe de l’atelier du menuisier à une clairière ornée d’arbres maladroitement transformés en totems.

19 mai 2009

Le nonuple (PHIL)


-    Raymonde, Raymonde, y a une lettre dans le courrier !
-    C’est original.
-    Y a une bonne femme qui nous écrit de Belgique, elle dit que la Mireille est décédée, va falloir qu’on lui réponde…
-    A la Mireille ?
-    Non. A la bonne femme. Faut lui dire comment qu’on l’a connue, la Mireille…
-    C’est qui, déjà, la Mireille ?
-    Ben tu sais bien ! La Mireille Ickx.
-    Mmmm…
-    Rappelle-toi. On était ensemble au Betterave Palace, à Péronne.
-    Ah ! … Péronne !.... Les douces heures de farniente…. C’est pas d’hier !
-    Alors, tu la remets, la Mireille ?
-    Euh…
-    Mais si, rappelle-toi, une vieille emperlousée qui sentait la naphtaline. Elle nous bassinait tout le temps avec les histoires de son fils. Mon Jacky par ci, mon Jacky par là, et mon Jacky, c’est le meilleur, et mon Jacky, c’est le plus beau. Y faisait du vélo, le Jacky. L’a même gagné le tour de France.
-    Ouais, ça me revient. Eh ben moi, je me souviens surtout du nonuple.
-    Ah oui ! Le nonuple. C’était balèze, ce coup là. Elle était forte la Mireille.
-    Elle avait un cul bordé de nouilles, oui.
-    Ben quand même, circuits, fallait le trouver.
-    Pfiouuuuu. 158 points d’un coup.
-    185.
-    158.
-    NOM DE DIEU, TU SAIS PAS COMPTER ? 185 J’TE DIS.
-    158.
-    M’ENFIN BON SANG ! C, I, R, 5 points ! C sur la case bleue, 6 points ! U, I, T, S, 4 points. Ça fait 15 points au total. Multipliés par 9 ça fait 135. Plus les 50 de bonus, 185 points, j’te dis.
-    158. Y avait un joker.
-    Comment ça un joker ?
-    Y avait forcément un joker. Y avait COURT sur la ligne G. Elle a fait CIRCUITS en utilisant le T.
-    Et alors ?
-    Alors y a que 2 C dans le jeu. Y avait COURT, elle a fait CIRCUITS avec un joker à la place du premier C
-    COURT, CIRCUITS, moi j’aurais pété les plombs, à ta place.
-    Elle est fine, celle-là. Fous-toi de moi, je vais te faire bouffer ton béret. N’empêche qu’elle avait un bol de cocue.
-    Elle était mariée, cette vieille taupe ?
-    Je sais pas. Mais merde. Moi j’ai toujours une palanquée de consonne, le K, le W, le Q sans U, jamais moyen de faire un scrabble. Pi elle elle a CIIRSU et joker, c’est pas du bol, ça ?
-    Oui, c’est ballot. Mais quand même, fallait le trouver.
-    Dis donc, Robert ?
-    Mouais ?
-    Le Jacky…
-    Quoi, le Jacky ?
-    T’es sûr qu’i faisait du vélo ?

16 mai 2009

Camélia (PHIL)


J’ai appris quelque chose, ce midi, et ainsi je me coucherai moins bête ce soir. A dix-huit ans, tout le monde devrait savoir cela, vous croyez ? Et ben pas moi. Scientifiquement, je ne suis pas une lumière.  

Hier j’étais accoudée à la rambarde du balcon, occupée à ne rien faire et à alimenter mon spleen, quand mon père m’a proposé de l’accompagner sur la côte pour ses affaires. Fanny, demain on va à la mer, il a dit, ça te changera les idées. Il vend des maisons de schtroumpfs, mon père. J’ai horreur des schtroumpfs. Et j’ai horreur des lotissements. J’ai même horreur de la campagne. Je suis une fille de la ville, j’aime la rumeur de la ville, c’est pour ça que j’aime bien glander sur le balcon au lieu de réviser mon bac. Sans trop savoir pourquoi, j’ai dit OK à mon père, et j’ai ainsi passé la matinée à arpenter une plage de galets gris enchâssée au pied d’une falaise pendant qu’il vaquait à ses occupations professionnelles.

Présentement, nous sommes assis face à face dans la salle vieillotte d’un restaurant hors d’âge. On se croirait dans un film de Tati. Perso, j’ai choisi des maquereaux un peu au hasard, parce qu’on est à la mer et que ça m’a rappelé les groseilles à maquereaux que je boulottais autrefois, pas mûres, dans le fond du jardin de Mémère Henriette. Je grignote du bout des lèvres pour faire plaisir à mon père. C’est alors que la corne de brume de son téléphone mobile se met à retentir, et tu voulais de la rumeur, ma fille, te voilà servie, après le raffut du ressac sur les galets de la plage, c’est plutôt pas mal. Je l’ai entendu déblatérer avec son client sans trop y prêter attention, je ne suis pas du genre à écouter les conversations des autres, et voilà qu’une phrase s’est détachée du lot et s’est égarée du côté de mes tympans, sans doute parce qu’elle n’avait pas de rapport évident avec le commerce des maisonnettes. J’ai compris qu’il n’était pas possible de planter des camélias je ne sais où parce que vous comprenez, il faut un terrain acide et que voilà.

Un terrain acide. Merde. On était là à bouffer des maquereaux, et lui, il dégoisait sur l’acidité de la terre. Je me suis demandé si ça leur prenait souvent, l’idée de goûter de la terre, parce que ce n’est vraiment pas un truc d’adulte. Quand tu es gosse, à la rigueur, et encore, quand tu as essayé une fois (et je l’ai fait, évidemment, chez Mémère Henriette), je te garantis que tu ne récidive pas le lendemain. Surtout s’il y a des lombrics. J’ai vaguement pensé à aller vomir, mais je me suis abstenue. Il a coupé la communication et il s’est remis à jouer de la fourchette comme si de rien était. Je n’ai posé aucune question à propos de l’acidité du terrain et des camélias parce que j’ai craint d’avoir l’air plus cruche que nature. Bon je me doute bien qu’il ne s’agit pas de manger de la terre à pleines poignées, et qu’il y a là-dessous je ne sais quelle explication chimique ennuyeuse dont je me fous éperdument. N’empêche que je suis bien contente de savoir que les terrains peuvent être acides, que ça convient aux camélias, que je ne sais pas encore à quoi ça ressemble, un camélia, on pourrait peut-être faire un tour chez un fleuriste après manger, pour voir, et oui, je me coucherai moins bête ce soir.

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