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Le défi du samedi
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23 mars 2019

Les bedeaux (Pascal)


Plus que les autres équipes de la poule, à Guillermoz, quand Aubenas et les ardéchois viennent en découdre avec nos rugbymen romanais, nous, les vrais partisans, nous devenons tous des furieux nationalistes !... Oui, je sais : c’est du parti pris, c’est ancestral ; on ne sait même plus pourquoi nous avons tant d’animosité envers eux ; au Moyen Âge, ils nous ont peut-être piqué une princesse ou bien, ils nous ont refilé la peste ou même, pire, ils étaient protestants et, nous, catholiques, ou bien le contraire. Pour nous, la guerre de Cent Ans n’est pas terminée…

Alors, le derby annuel, en terres drômoises, remplit toujours tous les gradins ; pluie, neige, vent ou soleil, on joue à guichet fermé ! Ha, ha !... Les bedeaux, comme on les surnomme ! C’est peut-être à cause de leur esprit de clocher !... On est leur bête noire, ils sont l’équipe à battre !...
Dans les tribunes, ils viennent en meute serrée soutenir leur équipe ; avec leur accent de froidure, ils nous chambrent à chacun de leurs faits d’armes, par leurs joueurs interposés ! Ils peuvent bien sortir leurs vieilles bannières, tous ces cagots, nous aussi, on a notre panoplie en couleur et nos répliques belliqueuses !...
On leur tire dessus à boulets rouges ! On a plein de noms d’oiseaux à faire voler au-dessus de leurs têtes !... On gueule « Ici, ici, c’est Romans !... ». Bousculés par le vent du Nord, dépliés en grand, nos drapeaux à damiers leur répondent en claquant des salves d’injures !... Notre fanfare éteint leurs encouragements, et nos applaudissements les renfrognent et les enfoncent au fond de leurs sièges !...

Chez eux, sur leurs plateaux, tout là-haut, il ne pousse que des cailloux !... Et quand ce n’est pas le vent qui hurle, ce sont les loups !... Il n’y a rien à bouffer chez eux !... Ils sont ravitaillés par les corbeaux !... Ils n’ont qu’à tous crever la gueule ouverte !... Ha, ha !... Chez ces attardés, il paraît que c’était le dernier département, en France, à avoir encore trois chiffres à leurs plaques numérologiques !...

C’est le Rhône qui sépare nos deux départements mais c’est encore trop près ! Sur nos permis de pêche, ils n’accordent pas la réciprocité, ces protectionnistes ! Ils sont pires que nous !... Ils sont racistes !... Ha, ha !... Ces gueux, ils ne parlent que patois, leurs galoches sont toujours crottées de merde ; ils sont tellement près de leurs sous, ces ardéchois, qu’ils viennent au stade avec leurs sandwichs, leurs fromages de bique et leur pinard à neuf degrés !...

De part et d’autre des balustrades, quand les esprits s’échauffent, il y a quelques accrochages et quelques coups de poing comme des châtaignes et des marrons chauds de pays !... Et si c’est la bagarre générale sur le pré, en échos sonores et entre supporters avinés, on va tous se foutre sur la gueule !... Ils ne s’en laissent pas compter, ces culs-terreux ; comme ceux de chez nous, c’est du lourd : ils sont durs au mal. S’ils sont bedeaux, ils n’envoient pas leurs enfants de chœur à la castagne…

C’est comme cela chaque année ; viriles et incorrectes, les retrouvailles sont musclées mais c’est l’usage quand nos deux équipes s’affrontent. Jalousie, haine, ou défouloir, il faudra encore des années et des derbys pour éteindre tout ce chauvinisme aiguisé par nos rumeurs et nos légendes immémoriales…

 

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9 mars 2019

Pierre Machefer (Pascal)


L’École des Apprentis Mécaniciens de la Flotte, située à Saint-Mandrier, comme tous les endroits d’instruction sévères et d’éducation militaire, au fil des années, a vu passer, parmi ses milliers d’adolescents, des cas difficiles, pratiquement irrécupérables, de ces enfants cabossés, orphelins, adultes avant l’heure, et ne connaissant rien de la tendresse.
Et celui-là, déjà balafré, le crâne rasé, trop grand pour son âge, d’où venait-il ? De quelle région, de quel banc pouvait-il se prétendre sinon de celui des enfants abandonnés ?...
Pierre Machefer, dur comme son prénom, surnommé Gueule d’Acier, renvoyé de tous les pensionnats successifs qu’il avait fréquentés, ne ferait pas long feu, échoué ici, car cette École, c’était comme une galère ; il fallait prendre sa rame pour nager en cadence avec les autres…  

Élevé à l’eau froide et aux coups de ceinturon, rien ne pouvait lui faire baisser les yeux. Comment redresser pareil énergumène ? Comment le remettre dans le droit chemin si tant est qu’il existe ? Le briser ? Le foutre en prison ? L’expulser une fois de plus ?...
Pourtant, il n’était pas un élément perturbateur, un fouteur de merde, ce genre de personnage mal sevré qui a besoin de se montrer avec des fanfaronnades de paon et des excès de grande gueule tout azimut.
Il ne fallait pas l’emmerder, pas trop l’approcher ; ce n’est pas nous qui l’apprivoisions, c’est lui qui, petit à petit, s’habituait à nous. Au réfectoire, devant son plateau, il était comme un loup affamé dévorant sa proie. Naturellement, c’était le vide autour de lui ; personne ne se serait amusé à lui piquer son pain, même pour plaisanter, et Gueule d’Acier ne plaisantait jamais. Quand il soulevait son regard jusque dans vos yeux, vous étiez dans son collimateur, et gare à son déferlement de violence.
Dans sa bannette, il dormait les yeux ouverts, une vieille habitude de surveillance gardée de l’époque où, quand son gardien venait le tabasser, la nuit ; c’était plutôt des apnées de sommeil…  
Quand on lui a donné sa dotation, même si ce n’était que des modestes tenues de travail, façon bagnard, avec calot et gilet rayé, c’est la première fois de sa vie qu’il portait des vêtements neufs. Partout où il le pouvait, il marchait nu-pieds pour ne pas user ses belles chaussures.
Apprendre à marcher au pas, vivre avec d’autres gamins, les laisser rentrer et vaquer dans son espace vital, son incorporation fut difficile ; se croyant continuellement agressé, c’était à la limite de ses forces. Toujours sur la défensive, il montrait les dents, il grognait, il serrait les poings.
Pourtant, à son rythme, il apprit le maniement de la lime, l’organisation des traits croisés, la justesse des côtes, le pouvoir du pied à coulisse. Il y avait de la passion en lui ; ce qu’il entreprenait, il le faisait avec cœur et courage…

Yann, un pur breton bretonnant, avait perdu son père, un marin pêcheur ; abus de chouchen ou mauvaise vague, il était passé par-dessus bord de son chalutier, pendant une marée, et sa veuve, une mère supportant ses cinq gosses, avait envoyé son aîné à l’Ecole des Apprentis. Grand avant l’âge, il avait pourtant gardé son côté un peu enfantin et c’était le blagueur de la chambrée. Bien sûr, il avait tellement d’accent vernaculaire qu’on ne comprenait pas tout mais on rigolait quand même d’entendre ses clowneries.
Il bossait à l’étau d’à côté de celui de Pierre ; inoffensif petit oiseau, il se permettait de lui donner quelques conseils, quelques astuces ; l’instructeur d’atelier fermant les yeux, ils étaient devenus un binôme occulte. À deux pour tenir la même rame, c’était déjà moins difficile…

Dans la chambrée, à côté de son lit, il y avait Etienne Pizarneau, un gamin de la Mûre ; son père y était mineur de fond. Il n’avait pas souvent le sourire, Etienne ; épais comme un sandwich de chômeur, lui aussi, largué dans cette École, il apprenait l’ordre et la sévérité. Souvent puni, à cause de ses piètres notes, il restait enfermé dans l’Ecole quand les autres partaient en permission. Du cirage à l’aiguille pour recoudre un bouton, refermer un accroc, on pouvait tout lui demander ; c’était même un plaisir pour lui de partager avec sa nouvelle famille. Dans l’intimité de nos confessions, je sus plus tard qu’il n’avait pas vraiment de chez lui, que son père n’était pas vraiment son père, ou quelque chose comme ça…  

De l’autre côté, il y avait Paul Ostich, un ch’ti, gentil débonnaire, échoué ici par hasard ; nous, on l’appelait Pollux, à cause de sa grand-mère qui lui envoyait des colis remplis de bonne bouffe ; heureusement, il était partageur. Un jour, quand il a tendu une part de « tarte au libouli » à Pierre, je crois que c’était la première fois qu’on entendit « Merci » de la bouche de Gueule d’Acier…

Et puis, il y avait moi. Gamin turbulent au lycée, mes conneries allant grandissant, dare-dare, mes parents m’inscrivirent dans cette École, en espérant qu’elle me récupère avant la vraie délinquance. Les devoirs d’atelier, les épaisseurs des traits du Rotring, les contraintes des côtes, ce n’était pas pour moi. Comment dire ? J’étais fait pour l’ajustage comme un oiseau sauvage qu’on a enfermé dans une minuscule cage…  
Manuellement incapable, j’excellais dans toutes les autres matières. Aussi, problèmes de maths, rédactions, corrections des fautes d’orthographe, et même du courrier familial, je faisais profiter de mon savoir à toute la chambrée. Trois mains de plus pour tirer sur la même rame, c’était beaucoup moins pénible…

Dans cette Ecole, il y avait un pouvoir parallèle où les gros bras, les durs de la Cour d’Honneur, cherchaient toujours à prouver aux autres leur suprématie de meilleur guerrier, de meilleur boxeur, de meilleur tueur. Comme après chaque rentrée, les duels s’organisaient, les déclarations de guerre se décrétaient, les convocations nocturnes couraient sous les arcades. Les règlements de compte se faisaient derrière la chapelle, comme si Dieu en personne adoubait naturellement le vainqueur, après la castagne.
Très vite, il avait couru le bruit comme quoi le sieur Pierre Machefer, grande terreur de réputation, pouvait prétendre au titre honorifique de roi de la Cour d’Honneur. Forcément, pour entretenir leur supériorité, les querelleurs, les violents voulaient en découdre avec lui…

Lucien Lématom, surnommé Le Bleu, était le cogneur patenté de la 4A ou de la 4B, je ne sais plus ; il n’empêche, il était de ceux qui voulaient dézinguer Pierre, notre pote de la chambrée. Lui aussi, il avait un cursus élogieux de bagarreur à faire pâlir un vieux maton, à faire réfléchir un sacco avant de l’empoigner. Graine de méchanceté, mauvais garçon, gibier de potence, il cumulait les superlatifs et il était craint par toute l’Ecole. Prélat, il avait ses valets, ses indics, ses lieutenants, ses messagers.
Un soir, l’un d’eux réclama la présence de notre champion sur le pré de l’affrontement, derrière la Chapelle. Entre nous, ce Lématom, s’il avait su à qui il s’en prenait, il aurait caché ses biceps, rentré sa grande gueule et il serait sagement resté à taper sur les tôles de sa chaudronnerie, en confectionnant au mieux son arrosoir…

Notre Gueule d’Acier semblait contrarié, non pas que le futur pugilat le dérangeât mais pour une fois qu’il avait trouvé sa place dans cette Ecole ; il pouvait même prétendre à décrocher son CAP d’ajusteur, tant il se débrouillait bien. Si cela se trouve, il allait encore se faire virer manu militari et se retrouver dans une prison de vraie correction…

Passé les sommations d’accueil, en noms d’oiseaux et en phrases assassines, du genre : « Gueule d’acier, je vais te faire bouffer toutes les bites de l’Arsenal !... », « Lématom, dans peu, tu vas compter les tiens !... », il ne fut pas longtemps avant que les deux protagonistes ne se jettent l’un sur l’autre…  
À la lumière des éclairages faiblards, la bagarre fit rage dans la poussière, la sueur, la bave et le sang. Empoignades, étranglements, coups de pied, coups de tête, coups de poing, de force égale, il n’était que la roublardise, le vice, la résistance au mal, pour donner l’avantage à l’un ou à l’autre…
Dans le cercle des spectateurs, nous, on était les supporters attentifs ! Parfois, on ne savait plus qui était l’un et qui était l’autre ! Parfois, on encourageait le mauvais ! Nous, on était sûrs qu’on allait gagner ! Et… on a gagné !...
Je crois que Lématom avait reçu plus de coups que tous ceux qu’il avait donnés sur ses pièces d’atelier, depuis le début de l’année scolaire. Au drapeau blanc, il cria grâce mais reçut quand même le quarante-quatre des belles chaussures cirées de Pierre dans la gueule ; il cracha quelques dents et s’éteignit pour le compte. Le Bleu avait viré au rouge… sang…

Les lumières de la chambrée étaient à peine éteintes qu’un rapide galop de saccos furieux déferla dans les escaliers ; c’était pour nous… « Tout le monde debout devant son lit !... », hurla le plus gradé !... « Ce soir, qui s’est battu derrière la Chapelle ?!... ».  Lentement, il inspecta chacun d’entre nous comme s’il y cherchait les stigmates de l’échauffourée nocturne ; il resta un peu plus longtemps devant Pierre et ses coupures sur le visage…
« Je répète et c’est la dernière fois : ce soir, qui s’est battu derrière la Chapelle ?!... ». Il continua son inquisition auprès de chacun d’entre nous. Ça allait morfler pour nos matricules ; un des sbires à Lématom avait dû cafarder la débâcle auprès des instances supérieures…

« C’est moi… », soupira Pierre, en s’avançant et en boitant bas…
« Non, c’est moi… », dit Yann, sans se démonter. « Dame, oui !... », renchérit-il. Il arriva même à boitiller…
« Non, c’est moi… », dit Etienne ; toujours épais comme un passe-lacet, qu’un simple éternuement aurait pu renverser, il avança d’un pas ; il traînait mieux la jambe que quiconque…
« Non, c’est mi… c’est moi… », dit Paul en regardant le sacco droit dans les yeux ; il claudiqua son pas et vint, tout fiérot, se figer devant son nez…  
« Non, c’est moi… », dis-je sans sourciller. C’est fou mais je me sentais fort à cette seconde ; rempli de frissons dans l’échine, comme si je m’étais vraiment battu, c’était mon grand moment de gloire. Avec mon pas en avant, je restais de guingois, allégeant une jambe…
« Non, c’est moi… », récitèrent, les uns après les autres, tous les p’tits gars de la chambrée, en s’avançant d’un pas devant leur lit…  

Dubitatif mais pas dupe, le sacco inquisiteur, ne sachant plus s’il fallait sourire ou s’emporter, à cause qu’on se foutait tous de sa gueule, opta pour un jugement en forme de porte de sortie honorable pour les deux parties. En punition générale, il nous envoya faire des tours de stade, autant dire une partie de rigolade. La galère avait jeté ses rames et naviguait maintenant aux grands vents de l’Amitié…

2 mars 2019

Le tonton Henri (Pascal)


Il faut que je vous parle de mon oncle : le tonton Henri. Dans une fratrie de dix enfants, il était l’un des frères aînés de mon père. Une page ne suffirait pas pour expliquer ce fascinant personnage ; aussi, le temps de son écriture, je tremperai ma plume dans l’encrier des couleurs pour habiller son fantôme dans le plus bel habit du dimanche…  

Né en 1907, enfant de la campagne, inculte aux choses de l’école, réfractaire à tout commandement, il passait le plus clair de son temps dans les champs. Dans sa musette, avec un quignon de pain et un bout de tomme, il disparaissait de la ferme familiale, la journée entière. Le plus souvent nu-pieds, il gardait les chèvres, il jouait avec son ombre, il dénichait les oiseaux, il étudiait la course du vent et son implication avec les nuages passagers.
L’âge aidant, gavroche des champs, un bout d’herbe dans la bouche, fin limier dans le paysage, il pouvait suivre les traces d’un lièvre, lever un faisan, apercevoir une biche au coin d’un bois, raconter à la veillée qu’il avait vu le loup famélique traîner dans un vallon.
Adolescent, toujours aussi buissonnier, inlassablement, il parcourait la campagne, les chemins de traverse, toujours en quête de tout ce qu’elle pouvait lui apprendre, de tout ce qu’elle pouvait lui donner.
Les jonquilles sauvages, les asperges timides, le muguet parfumé, les champignons fragiles, les truffes si chères, les châtaignes craquantes, c’était ses amuse-gueules qui déroulaient les saisons à son emploi du temps d’écumeur de Nature. Il savait piéger les lapins, attraper les truites à la main, prendre les faisans dans ses collets. Grandissant, il était devenu une fine gâchette ; bécasses, perdreaux, cailles, lièvres, chevreuils, c’était ses habituels tableaux de chasse.
Homme à tout faire, il allait travailler au battage dans une ferme, engranger les balles de foin, ramasser les pommes de terre, traire les vaches, mener les bœufs au travail des champs. Connu comme le loup blanc, toujours par monts et par vaux, il allait couper du bois chez l’un, il refaisait la clôture chez l’autre ; il avait même travaillé un moment chez un patron plombier mais, intenable et sauvage, insoumis aux horaires et inapte à la ville, il préférait le grand air et l’aventure.
Aussi, il ramassait la ferraille, il alimentait les restaurants avec son braconnage, il troquait, il combinait, il marchandait. Une souche à arracher de la terre, un rocher à chasser d’un champ, un mauvais chemin à empierrer, un arbre à tomber, une fosse septique à vider, un puits à curer, on faisait appel à lui.
Avec les quelques sous récoltés, il allait voir les filles à la ville, et il revenait toujours un peu éméché. Plus tard, s’il avait des maîtresses esseulées, il était resté un célibataire endurci ; et son amour, et ses confidences, et ses sentiments, il les réservait à son chien et aux choses de la Nature…  

Réformé en 40, il était le seul garçon resté à la ferme. Entre les travaux des champs, avec son père, on dit qu’il planquait des armes, qu’il alimentait le maquis, qu’il allumait les feux pour les parachutages, qu’il avait saboté quelques ponts. Dénoncé, il avait disparu pendant des mois.
À la libération, il avait repris ses activités illicites de piégeage. Un peu voleur de poules, un peu maquignon, un peu vétérinaire, un peu castreur, un peu accoucheur, il plantait ses cordeaux dans les trous d’eau des rivières, il chassait pendant la fermeture. Sa tête était mise à prix ; les pandores étaient sur sa trace, espérant le flagrant délit…  
Mon oncle, il ne savait pas lire et pas écrire, alors, toutes leurs injonctions de carabiniers, leurs convocations pressantes, leurs ultimatums pompeux, cela lui passait au-dessus de la tête. Il n’empêche, une nuit de pleine lune, alors qu’il était en train de remonter quelques truites du torrent, il y eut quand même quelques balles d’argousins qui lui sifflèrent dans les oreilles. Mais comme il approvisionnait aussi la femme du maire de la ville, l’affaire s’était tassée.
Cela l’avait calmé, mon oncle ; et puis, il avait vieilli, il ne courait plus aussi vite ; il avait passé l’âge de toutes ces activités délictueuses. Il retourna à ses travaux de valet de ferme jusqu’à ce jour fatidique…  

Un après-midi d’été orageux, dans un champ difficile, la charrue tractée par un attelage de quatre chevaux, il était occupé à peigner la terre ; tout à coup, soubresaut d’un animal piqué par un taon, déblocage soudain de l’outil, inadvertance, ou un peu les trois, un des socs vint se planter dans sa jambe, arrachant des lambeaux de chair. Bien sûr, trop fier pour se plaindre, il garrotta sa vilaine plaie avec son mouchoir, but un canon de vin, travailla jusqu’au soir, et c’est à peine s’il boitait quand il rentra chez lui. Quelque temps plus tard, la gangrène ayant fait son travail de nécrose, on lui coupa la jambe…  

C’est là que j’arrive dans l’histoire ; pour lui rendre visite, mon père m’avait emmené avec lui, j’avais six ou sept ans. Au dispensaire, allongé sur son lit, le corps caché par le drap, il était étrangement propre ; à la bise du bonjour, imaginez mon inquiétude. Il piquait, il sentait le tilleul, il avait des grands yeux bleus, il avait l’haleine du vent du Nord, il me souriait avec ses dents qui auraient pu facilement me croquer…  
Moitié en patois, moitié en argot, il parla avec mon père de choses que je ne comprenais pas, de choses de la guerre, des boches, de ces secrets qu’on n’arrive pas à enterrer au plus profond de sa conscience. Je le compris plus tard : il se confessait, il justifiait ses actes passés, et mon père acquiesçait comme s’il lui donnait naturellement l’absolution.
À la forme du drap, j’essayais de deviner cette jambe qui manquait. Mais comment allait-il tenir debout, maintenant ?...  Comment ferait-il pour marcher ?... Derrière lui, contre le mur, il y avait des antiques béquilles, et je n’arrivais pas à faire la relation entre mon oncle et cette paire d’échasses…  

Tout à coup, mon père avait réclamé les WC ; ben non, je ne pouvais pas aller avec lui ; il disparut dans le grand couloir. Mon oncle me demanda de m’approcher ; il avait quelque chose à me dire, je n’étais pas rassuré…  
Ses grands yeux ronds étaient comme deux aimants envoûtants, il avait un accent de cigale et les fossettes de ses sourires ensorceleurs harmonisaient son visage avenant…
« Tu travailles bien, à l’école ?... » Mes furieux et sincères hochements de tête le convainquirent de toute mon assiduité scolaire… « Tu sais, j’ai mal à la jambe que je n’ai plus… » Mais comment pouvait-on avoir mal à la jambe qu’on n’avait plus ?... Devant mes yeux écarquillés par toute mon incompréhension, tous les points d’interrogation qui devaient pousser sur ma tête, il éclata de rire et les autres bonshommes de la chambrée firent de même…

Que pouvait devenir cet estropié, cet inconditionnel amoureux de la Nature, cloué avec cet irréparable handicap d’unijambiste ? Une de ses sœurs le récupéra et le garda dans sa grande maison, à la campagne. Tous les jours, il réclamait son fusil, son chapeau, et qu’on le laisse assis au coin d’un champ de vigne ; tous les jours, elle mettait un quignon de pain dans sa musette, une bonne bouteille de vin, un bout de saucisson et une ou deux tommes de chèvre. Il tirait sur les grives, il siestait, il guettait les premières hirondelles, il regardait les nuages passagers du ciel et, jaloux, il suivait leurs ombres clandestines quand elles enjambaient les vignes alentour. Quelque temps plus tard, on le retrouva mort au coin du champ, le sourire aux lèvres…  

23 février 2019

Trapèze (Pascal)


On a appris le trapèze, à l’école, aujourd’hui. Quand je vais raconter ce quadrilatère à la maison, ça va être une petite révolution. Mon père, il n’a pas beaucoup d’instruction ; très tôt, il est parti garder les chèvres dans le champ de son père. S’il sait confectionner des sifflets avec des bouts d’herbe, tresser des difficiles paniers d’osier, traire ses chèvres, et reconnaître les premières fleurs du printemps, ses compétences en matière d’instruction sont limitées.
Quand j’avais raconté Attila et les huns, et leur façon de faire cuire leur viande sous la selle des chevaux, il en était resté éberlué, mon papa. Il était pressé que je raconte les deux, les trois, les quatre, parce que les Louis quatorze, Louis quinze, Louis seize, il les connaissait et il aurait pu soutenir ma conversation, enfin… mettre son grain de sel, comme avait dit maman…  

Le soir, quand je rentre avec mon cartable, lourd de mon nouveau savoir, il me demande toujours ce que j’ai appris à l’école ; de s’approcher de moi et de mes cahiers, ça lui donne l’impression de côtoyer l’instruction. Quand j’ai raconté que j’apprenais à compter avec des bûchettes, mon père a dit que j’étais dans une école de bûcherons et qu’il y aurait toujours du travail pour moi ; quand j’ai raconté qu’on avait joué au ballon, il a dit que si on formait des footballeurs, dans cette école, ce n’était pas une vraie carrière.
Du trapèze d’aujourd’hui, avec ses angles et ses degrés, il ne connaît que les coins de son champ, le degré du vin qu’il a dans son tonneau et le degré de la température quand il sort de la ferme.
Dans son bel habit, le dimanche, quand il va chercher le journal au village, il est tout fier de revenir avec son magazine, en le portant sous le bras. Dans son fauteuil, à la lumière de la fenêtre, il s’intéresse aux quelques images et cela lui donne l’idée des articles écrits dessous. Combien de fois l’ai-je aperçu en train de tenir son journal à l’envers…  

Et ma mère le rabroue car elle dit qu’il m’empêche de respirer, et que toute la connaissance apprise dans la journée, ça fatigue. Pourtant, du matin au soir, elle est sur tous les fronts ; je ne sais pas comment elle s’organise pour tenir notre maison. Entre tous ses devoirs de ménagère, de cuisinière, de repasseuse, elle va aux champs, soulève les cagettes, les balles de foin, cueille les haricots, ramasse les pommes de terre, coupe du trèfle pour ses lapins, etc.
Dans le temps, elle était petite main chez un couturier de la ville ; si elle passait plus de temps à balayer l’atelier et à sortir le chien de la patronne, elle y a acquis les rudiments de l’alphabet et de l’écriture. Elle, du journal, ce sont les mots croisés qui la préoccupent. Placer toutes les lettres aux bons endroits, c’est son challenge du dimanche soir ; il faut voir comme elle mâchouille son crayon ; sous ses boucles grises, m’man transpire du cerveau. Bien sûr, quand elle les a finis, toutes les lettres ne sont pas dans les bonnes cases mais de les avoir remplies, cela la rassure. Je crois que c’est pour rendre jaloux mon père sur son savoir à elle…   

Quand j’ai dit que j’avais appris le trapèze, mon père a voulu me faire quitter cette école qui formait au cirque et aux clowns, sans nul espoir d’avenir. Contrarié, s’il est parti voir ses chèvres, m’man a insisté pour que je raconte mon trapèze, celui du maître, du tableau de l’école, celui dessiné en couleur dans mon livre.
Cérémonieuse, elle a posé son épluche-légumes, essuyé ses mains sur son tablier, s’est assise au coin de la table de la cuisine et m’a écouté comme si je rapportais la bonne parole…  
« La somme des angles d’un trapèze est égale à trois cent soixante degrés, il doit avoir deux côtés parallèles, ils sont appelés bases du trapèze, et on l’appelle trapèze si et seulement s’il possède une paire d’angles consécutifs égale à cent quatre vingt degrés… »

J’avais dû mettre un peu de craie dans mon discours parce que ses yeux brillaient, brillaient de toute sa fierté de maman…

16 février 2019

Une éternité d’enfant (Pascal)


À Gaillard, quand j’étais au cours moyen deuxième année, nous avions un instituteur hors du commun. Le cheveu rare, le teint rougeaud, on disait qu’il avait pris un éclat d’obus dans la figure à la guerre, même si on ne savait pas trop laquelle ; il était craint autant par ses silences pesants que par ses coups de colère…  
L’éternel Borsalino vissé sur la tête, tiré à quatre épingles, les chaussures toujours impeccablement cirées, c’est comme cela qu’il surveillait la cour ; derrière les platanes, quand on le croisait, sous peine de ses terribles châtiments, on avait intérêt à le saluer. Les autres instits le craignaient ; de toute façon, il ne se mélangeait pas, il était d’une autre culture, d’une autre éducation, d’un autre siècle…  

Il s’y connaissait en supplices ; il faut dire qu’entre les fortes têtes, les bons à rien, les ultra-redoublants, dans sa classe, il collectionnait la panoplie des brigands, des canailles et des fripouilles de l’école. Oui, c’était l’âge des chenapans, des bousculades à la récré, des billes qui crevaient les poches de nos blouses et des tours de platane en punition…  

Il avait ses raffinements dans l’art de nous faire mal ; parmi ses maltraitances corporelles, (il en avait toute une palette non exhaustive comme si, à chacun de nos méfaits, il adaptait celle la plus appropriée à son humeur du moment), il aimait bien nous prendre la patte de nos quelques cheveux, au bord de l’oreille. Puis, il nous soulevait jusqu’à ce qu’on se tienne maladroitement sur la pointe des pieds, en grimaçant toute notre douleur. Bien sûr, dans l’équilibre précaire, il ne fallait surtout pas verser une larme qui aurait naturellement signé notre soumission. Avec les pugnaces et les réfractaires, il tirait sur les deux pattes en même temps, ce tortionnaire. Nous, pendant cette pénible épreuve, on avait mal pour celui qui restait suspendu entre ses doigts ; on avalait notre salive en nous faisant tout petits. Je me souviens ; entre nous, pendant la récré, on s’entraînait à endurer ce terrible calvaire, pour apprendre à moins souffrir…  

À la lenteur de ses explications aussi savantes que nébuleuses, devant toute la classe, quand il en choppait un, automatiquement puni, il le faisait mettre à genoux sur une règle carrée et il l’oubliait au coin du mur. Ou bien encore, on devait placer les doigts devant sa règle en fer et attendre de recevoir ses coups pervers. Malheur au rapide qui ôtait ses doigts…  
Parfois, quand il surprenait un bâillement, un désintérêt momentané à son cours, un de nos regards buissonniers du côté des fenêtres et des nuages, automatiquement, il balançait au candidat à l’évasion tout ce qu’il avait entre les mains ; craies, brosses et parfois livres, volaient dans les airs…  
Quand il nous appelait, on se tenait à un bon mètre de lui. Adepte des gifles et des coups de pied au cul, c’était son exercice de gymnastique habituel ; j’en connais qui attendaient sans trembler sa sentence ; c’était bien peu en comparaison des coups de manche à balai et de ceinturon qu’ils recevaient à la maison.
Par instinct naturel, quand on rentrait les fesses ou qu’on évitait sa beigne, ça le rendait encore plus mauvais. Nous plaindre de ses sévices à nos parents ?... Mais c’eût été recevoir la punition en double, le retour à l’aller de la gifle, des privations de sortie, de ciné, de repas, de vélo, de télé et, même pire : de dessert !...

Quand on avait une dictée, à part sa voix nasillarde et pincée, on n’entendait que nos plumes allant lécher timidement l’abreuvoir du bord de l’encrier et nos toussotements gênés. Même les mouches ne volaient pas, il aurait pu les tuer, rien qu’en leur fronçant les sourcils…

L’après-midi, il avait le teint encore un peu plus cramoisi comme si son éclat d’obus, il le soignait avec du « Kiravi », trois étoiles à la consigne ; c’était plus tranquille ; il cuvait derrière son bureau. Il ratait ses coups de pied, ses coups de règle, mais il nous soulevait encore plus haut, entre son pouce et son index…  
« Bande de petits voyous !... Gibiers de potence !... Misérables vauriens !... Infâmes sagouins !... » En boucle, avec sa voix aiguë et pincée, il nous balançait nos titres et nos qualités, quand il se sentait moqué ou incompris. Dans sa classe de CM2, ce prélat de prévenus, il surprenait, il jugeait, il punissait…

Moi, je hochais la tête comme un petit chien de plage arrière de voiture ! J’étais toujours d’accord avec lui, surtout quand je n’avais rien compris ! Je ne voulais pas me retrouver attaché au pilori de sa vindicte ! Aussi, malheur à moi, quand il m’envoyait au tableau ! Est-ce qu’on apprend quelque chose de quelqu’un, quand on en a peur ?... Est-ce que la torture ouvre les portes du savoir ?...
J’étais tétanisé ! J’avais la fièvre au front, les mains tremblantes ! D’un coup d’aile, combien de fois ai-je pensé à m’enfuir de cette cage ! Avec des yeux de chien battu, du haut de l’estrade, je regardais la cour et le début de la récré des autres gamins !...  
Mais qu’en avais-je à foutre, du robinet fuyard qui remplissait une baignoire percée ?!... On n’avait même pas de salle de bains, à la maison !... Du train en retard et des horloges en avance, dans une gare qui n’existait même pas ?!... Je n’avais jamais pris le train !... Des centiares, des ares et des hectares ?!... On n’avait pas de jardin !...
Quand il m’avait soulevé de terre, au bout d’une éternité d’enfant, j’étais retombé parce qu’une touffe de mes cheveux était restée entre ses deux doigts ! Moi, je n’avais pas le cuir tanné des autres gamins de la classe ! Mes parents ne me brutalisaient pas, eux ! Mes yeux piquaient, piquaient !...

Devant les certitudes de cet instit violent et l’incompréhension de mes parents, j’en étais arrivé à me persuader que j’étais aussi un cancre, un moins que rien, un futur délinquant, quand il me faisait écrire des pages et des pages de lignes de punition, à la maison.
Dans la fanfare des fanfarons de ma classe, je devais être aussi un infâme sagouin, un de ces mots d’encyclopédie qu’il se plaisait à nous assener, en gueulant toute sa haine, du haut de son estrade…

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9 février 2019

À bout de souffle (Pascal)


Les vrais héros sont anonymes. Arrivés sur zone, les jumelles ostensiblement braquées sur la mer, entre l’écume pétillante, les ombres omniprésentes, les vagues jaillissantes, puisque le caboteur avait malheureusement sombré, nous cherchions désespérément les éventuels survivants. Le vent hurlant dans la mâture, les penchements violents, les visages fermés, traduisant pourtant toute l’énormité de la tâche, rajoutaient encore à l’impression apocalyptique de la situation…  

Tout à coup, dans l’immense puzzle de la mer, on a pointé du doigt une minuscule pièce orange qui pouvait être un gilet de sauvetage !... « Là !... Regardez !... Tribord avant !... » Aussitôt, deux souffles puissants jaillirent des cheminées et nous nous rapprochâmes de la victime. Et puis, dans les machines et chaufferies, au poste de manœuvre, on réclama un nouveau « Stop »…

Pendant l’arrêt, le bateau roulait bord sur bord ; il était impossible d’avancer dans les coursives sans être sévèrement bousculé, châtié, maltraité. Et quand on le pouvait, on marchait sur les matériels de sécurité accrochés aux cloisons qui, eux-mêmes, devenaient des objets dangereux. Parfois, on prenait tellement de gîte qu’on restait plaqué contre la cloison, attendant une petite accalmie pour reprendre notre semblant d’avancée. Durement molestés par cette ennemie invisible mais tellement présente, soumis à sa force brutale nous secouant sans cesse, c’était comme si la mer voulait faire lâcher prise à tous les marins du bateau…  

Au bout d’une glissade malencontreuse, le deux-galons qui gérait l’activité des secours sur la plage arrière dût très vite déclarer forfait à cause de sa figure et de ses dents qui explosèrent contre une bite d’amarrage. Bien planté sur ses jambes, le casque sur les oreilles et le micro devant la bouche, c’est le patron bosco qui reprit la manœuvre. Déjà, notre capitaine d’armes avait plongé dans le bouillon pour récupérer le bonhomme, encore si fragilement accroché à son restant de vie…

Avec un malin plaisir, la mer s’amusait du bateau en le baladant du creux le plus profond à la cime la plus haute de ses vagues. Elle inondait ses ponts ou les envoyait vers les sommets et, pendant quelques instants, ils effleuraient les nuages. Contente de cet échafaudage éphémère, subitement, elle laissait tout tomber ; alors, elle gonflait une autre vague, plus puissante, plus rageuse, plus déterminée, qu’elle allait confronter une nouvelle fois à notre pauvre coquille de noix. Pour nous faire peur, entre ses remous, elle créait des masques d’ombres grimacières aux mille faciès inquiétants…

Blanchi de sel, désemparé, le bateau subissait sans faillir tous ces furieux assauts de mer ; si ses grincements étaient comme des gémissements, si ses ballottements étaient comme des mouvements d’incertitude, si ses portes étanches n’étaient plus imperméables, généreux dans la tourmente, docile pendant les sollicitations, il s’acquittait de son devoir en géant.
Les vagues assaillantes pouvaient bien s’éclater contre ses flancs, les paquets de mer attaquer ses superstructures, la houle puissante le trimballer sans nul ménagement, il était comme un oiseau protecteur, défendant bec et ongles tout son équipage…  
Dans le chaos général, au milieu des secousses, des vibrations, des rouleaux, des glissades, c’était pendant ces moments extraordinaires qu’on apprenait à aimer notre bateau et, lors des escales lointaines, on arborait sa légende avec une grande fierté…
Intrépide, notre courageux bidel se démenait dans l’intense tumulte ; minuscule homme-grenouille, entre tuba et palmes, il s’acharnait à nager dans le fracas des vagues. Un mètre en avant, deux mètres en arrière, c’était un nouveau jeu de la mer, avec cet impromptu et inconscient sauveteur.
Parfois, happé par une lame, on ne le voyait plus ; parfois, il se confondait avec l’écume rageuse crachée par la mer ; parfois, il s’escrimait pour atteindre la cime d’une vague mais elle se désagrégeait et tout était à recommencer. Au calcul de l’approximation, ce qui pouvait être à cent mètres se retrouvait soudainement à cinq cents mètres…

Nous, impuissants, regardant les événements sur le pont, on voulait tous lui donner notre énergie pour qu’il accomplisse sa mission ! À la passerelle, malgré l’impérieux devoir d’entraide entre les gens de mer, envoyer au feu les plongeurs du bord dans cet impétueux cataclysme, c’était quand même prendre une sacrée responsabilité. C’est certain, derrière leurs jumelles, il y avait des ficelles sur les casquettes qui devaient prendre du mou, des médailles qui flageolaient et des glottes qui devaient jouer au yoyo…  

Entre marche avant et marche arrière, le bateau tentait de protéger son plongeur le plus émérite ; les autres, à bout de force, avaient regagné le bord. Tout à coup, la ligne de vie, qu’on tenait solidement entre lui et nous, est devenue lâche ! Là-bas, dans  l’écume et le roulis, notre sauveteur s’était décroché pour atteindre son sinistré ! Devant nos yeux médusés, tant d’altruisme téméraire conférait à la leçon d’Humanité…  
Après un temps interminable, il parvint à le rejoindre. Fait divers, fait de gloire ou simple roture, on ne savait pas encore dans quelle rubrique les journaux allaient parler de cet hallucinant sauvetage. Outrée, la mer, se sentant dépossédée de ces deux futurs noyés, leur envoyait abondamment toutes ses pires calamités en concentré de tumultes les plus féroces...  
Maintenant, coûte que coûte, il fallait qu’ils reviennent au bateau ! Trouver encore des forces ! Puiser à pleines brassées dans l’instinct de conservation ! Se rappeler des arbres en fleurs, des sourires de femme, des rires d’enfant, et tout ce qui fait aimer la Vie !...  

Contre vents et marées, notre plongeur tenait bon ; il avait empoigné son naufragé et, tant bien que mal, il tenait sa tête hors de l’eau. À quelques secondes près, je crois qu’il aurait ramené un autre noyé et il ne le voulait pas. Bien sûr, les yeux remplis de sel, ils crachaient la mer, ils toussaient ses embruns, ils dégueulaient son écume !...  
À bord, cramponnés au bastingage, nous étions tous des supporters assidus, gravant pour toujours l’exploit dans l’intimité de nos souvenirs, et priant le Ciel en l’encourageant expressément d’envoyer un de ses meilleurs miracles !...  

La houle perturbait les manœuvres du navire mais, d’évolutions en louvoiements, nous avions pu nous rapprocher des deux hommes. Admettant tout cet acharnement et devant le courage inouï de ce plongeur du bord qui arrachait ce naufragé d’une triste fin, magnanime, la mer les renvoya à leur devoir de rester vivants. D’une lame, d’une seule lame, par-dessus les balustrades et sans ménagement, elle les balança sur le pont. Jusque là, pour tous les morts qu’on avait repêchés, ce ciel si blafard et si tourmenté était soudain redevenu bleu…  

Glacés, exténués, tremblants, à bout de souffle, sous des couvertures, entre notre haie d’honneur et nos applaudissements, ces deux-là avançaient péniblement dans la coursive centrale, soudés par la bave, le vomi et les larmes. Agrippé au bidel, le petit gars ne voulait plus le lâcher jusqu’à ce qu’on retrouve un quai. Si les vrais héros sont anonymes, le nôtre s’appelait Fus, le maître Fus, et je lève encore mon chapeau quand je pense à lui. Aux doux parfums de soufre, deux bouffées brûlantes et rauques, brutalement sorties des cheminées, signifièrent notre retour sur Toulon. Notre sillage éphémère était une de nos plus belles signatures, au bas du parchemin de la mer…

2 février 2019

Quorum (Pascal)

 

Tous les dimanches après-midi, je vais voir ma vieille maman ; obligatoire retour vers le passé, c’est ma corvée et c’est mon plaisir, aussi. En ordre de souvenirs heureux, sur le meuble de la salle à manger trônent ses bibelots ; l’harmonica de mon père, des fossiles trouvés dans la rivière, la statue miniature en pierre du templier ramené d’un voyage à Carcassonne, une hirondelle en porcelaine, une fleur en pâte de sel, un pot de lait tout à fait ordinaire, elle conserve des choses si désuètes qu’elles en sont devenues des véritables reliques ; rien que de les déplacer serait un grand sacrilège.
Sur les étagères, il y a des photos de moi, en nourrisson, en première communiante, en jeune fille, en mariée, etc. M’man, c’est le lien entre la jeunesse qui m’a fui si vite et ce que je suis, aujourd’hui…

Dans la maison, il y a toujours ces odeurs d’antan ; elles se baladent en parfums suaves, entre le bouquet de lavande séchée de l’entrée, l’épi de blé momifié du couloir, le thym, le romarin, la camomille en sachet du placard, et le bois du parquet lustré avec une cire qui n’existe plus depuis longtemps dans les drogueries. M’man, elle infuse les heures qui passent pour leur donner le goût du bon temps…
Elle me parle des choses fanées comme s’il n’y avait plus que l’automne et ses méfaits qui l’intéressent. Comment va untel ? Qu’est devenue unetelle ? Comme s’ils étaient toujours là, elle me rapporte des champs de fleurs qui n’existent plus ; elle m’explique de la famille qui a disparu ; elle me répète les éclats de rire qui n’encombrent plus la maison. La table de la salle à manger est remplie de tous ses chers absents. M’man, elle a des silences souriants qui racontent les grandes histoires d’une belle vie…
Les choses factuelles, les guerres, les manifestations, la faim dans le monde, les immigrés, les migrants, le réchauffement de la planète, la montée des eaux, le SIDA, la pollution, le nucléaire, les terroristes, toutes ces calamités ne rentrent pas dans sa maison ; quand on se frotte les pieds sur le paillasson, on laisse tout ça dehors. M’man, elle a aboli la peine du monde en la remplaçant par ses rhumatismes…
La cadence de son pas, la fréquence de ses soupirs, les papillotements de ses yeux, elle profite de chaque tic-tac de l’horloge du salon en le remplissant avec son existence. Quand elle sieste, elle harmonise sa respiration sur ce métronome implacable et, à l’unisson, les minutes s’égrainent lentement. M’man, elle a apprivoisé le temps…
Inconsciemment, sous la férule de sa conversation, je retrouve son protectorat maternel ; il ne faudrait pas que je lui avoue un moindre mal, une plus petite fièvre, sous peine de la retrouver, inquiète, devant l’armoire à pharmacie, en train de chercher ses meilleurs remèdes. Parfois, tout comme avant, comme si c’était hier, elle pose sa joue contre mon front et, le sourcil froncé, elle calcule ma température. M’man, elle sait cicatriser les plaies les plus profondes… 
Elle n’y voit plus grand-chose, elle n’entend plus très bien, elle ne marche plus beaucoup ; fière de son autonomie, elle me laisse pourtant remettre de l’ordre dans sa petite maison.
C’est un de nos rituels du dimanche : je lui lave la tête ; elle adore quand je masse son cuir chevelu ; elle papote avec moi comme si j’étais sa coiffeuse ; elle me livre des secrets que j’ai entendus cent fois et, cent fois, je suis étonnée de toutes ses fariboles en crinoline ! M’man, elle a des cheveux blancs comme une voile de bateau…

Elle est gourmande ; son grand plaisir, et c’est l’un de nos autres rituels hebdomadaires, c’est quand je lui apporte quelques gâteaux ; parfois, je me demande même si elle n’attend pas plus sa pâtisserie que moi. Et elle a raison ; à part la gourmandise, que reste t-il de nos sens, quand on les a profondément usés contre toutes les beautés du monde ?... Maman a ce seul péché de chatterie ; et comme elle dit ; « Ce n’est pas moi qui finis, c’est mon dentier !… »  

Donc, tous les dimanches après-midi, je vais à la pâtisserie ; c’est ma mission ; de vitrine en vitrine, je repère les plus belles finitions. Le Paris-Brest, l’éclair au chocolat, la tropézienne, le chou à la crème, passent le temps de la mode dans son palais, puis je tente le cake, le clafoutis, le flan, le fraisier ! Le printemps et l’été incitent son humeur aux macarons, aux oreillettes, aux religieuses ! L’automne et l’hiver, elle a sa préférence pour le quatre-quarts, les profiteroles, l’opéra ! Mais ce qu’elle affectionne le plus, c’est le baba ! Et tous ces jeunes pâtissiers modernes et inventifs, ils essaient de vous les refiler, fourrés, farcis, aux fruits, feuilletés, à la frangipane ! M’man, depuis toujours, elle ne mange les babas… qu’au rhum…

 

26 janvier 2019

Le prout à Gonisth (Pascal)

 

« Mesdames et messieurs, sous l’égide et la direction exclusive du « Défi du Samedi », aujourd’hui, j’ai le plaisir de vous présenter l’illustre, le légendaire, que dis-je, le célébrissime Ernest Gonisth, l’unique pétomane encore en représentation dans le monde entier !... » 

A l’époque, il se produisait à l’Alfalzar. Avec cette sobre entrée en matière : « Le prout à Gonisth », ses affiches constellaient toute la capitale ; son nom écrit en lettres d’or sur le fronton du bâtiment attirait les foules et, dès que le public averti avait vent de la future représentation, il s’empressait aux guichets…  

Il ne manquait pas d’air, notre Ernest Gonisth ; rempli d’aisance, sur la scène, il était un indécrottable boute-en-train, un véritable pionner dans son domaine, une sommité bruiteuse. Il brûlait les planches ; tout à son art, tout à son pétard, il fallait entendre ses pétarades enjouées, ses trémolos péteurs, ses concertos en anus majeur, ses vesses rengaines. Prenant la pose, réfléchissant à l’agencement de ses intestins, préparant la future salve, il jouait avec sa chaise comme d’une assistante complice. Tout à coup, entre deux grimaces burlesques, entre deux sourires convenus, il lâchait ses perles en longs chapelets musicaux ! Admettez l’exploit ! Faire de son trou de balle une fanfare en faisant applaudir la foule ! Les premiers rangs se reculaient précipitamment sur leurs fauteuils ! Entre rires et gêne, les dames affolées s’aéraient nerveusement avec leurs éventails ! La salle s’esclaffait en retenant son souffle !...  

Plein gaz, son bouquet final était un feu d’artifice de flatulences épaisses en mille déflagrations détonantes ! Dans le brouhaha général, les rideaux tremblaient ! L’éclairage s’opacifiait ! Les yeux pleuraient !...  

Entre nous, je ne sais toujours pas comment il signait ses autographes…  

 

19 janvier 2019

Le grand bal des Rêves Revenus (Pascal)


J’ai rêvé de toi, ce matin, cela faisait si longtemps. J’étais malheureux au quotidien ; je croyais que mes pensées oniriques t’avaient remisée dans un coin de ma pauvre cervelle, qu’elles s’étaient évaporées, faute de réminiscences émues ; pire : qu’elles t’avaient oubliée !... Bon an, mal an, je me faisais une raison…  

Avec tout ce temps passant, ma réclusion, ici, dans l’ascétisme le plus rigoureux, l’indépendance pénible et la solitude sévère, comme un prisonnier dans sa geôle, je vis de mes seuls rêves pour m’évader du quotidien. D’habitude, ils m’emportent dans des contrées inhospitalières, des confins inexplicables, des déserts arides, où je deviens spectateur des avatars qui m’infligent des réveils comateux, des yeux ronds, une gorge sèche et une irrépressible pépie de mort de soif. D’habitude, je converse avec mes disparus, ces êtres chers que je n’ai pas su retenir au banquet des vivants ; mes fantômes préférés m’attirent, je les repousse ; je les réclame, ils m’ignorent ; c’est sans fin…

Princesse évanescente, tu étais en chair et en couleur ! Nous avons parlé ! J’aimais bien ta voix, elle me rassurait et elle m’encourageait à entretenir nos joutes verbales ! En réponse, tu me souriais avec un de ces petits sourires que j’aimais traduire à la seule volonté de cette exaltation chimérique ! J’avais des arguments de chevalier servant, un blason à tes armoiries, ton mouchoir immaculé au bout de ma lance…  
Dès que tu regardais ailleurs, comme un petit voyeur, à la dérobée, je te détaillais avec toutes mes sensations aux abois ! Tu n’as rien perdu de tous tes attraits, tu as même gagné en charme. Je me souviens si bien de ton profil agréable, de ta façon de le maquiller avec les clairs-obscurs des paysages incertains que nous traversions. Etait-ce dans les brûlures de l’enfer ou dans les délices d’un paradis ? De toute façon, n’importe quel endroit du ciel ou de la terre, tant que je suis avec toi, c’est forcément idyllique…
Tous tes silences, je les remplissais avec mes illusions ! C’est facile dans un rêve ! Elles débordaient comme d’une pochette surprise remplie de cotillons multicolores !
Quand tu me regardais, je perdais tous mes moyens, je baissais les yeux ; j’étais comme un gamin qui ne sait plus quoi faire de ses mains ! Tu étais belle, belle et séductrice, comme le souvenir de notre dernière rencontre ; d’ailleurs, tu es définitivement belle ; aveugle quand je t’admire, mes yeux ne verront jamais l’imperfection.
 
J’aimais bien notre promiscuité de jeunes adultes, notre rapprochement presque charnel ; tous les deux, nous étions de connivence. Aux ingrédients de la Passion et de l’impatience, un peu comme deux amants qui vont se déclarer avec un premier baiser d’essai, je te respirais, je t’admirais, je voulais te caresser, te goûter, pour donner de la consistance à mon rêve !...  
J’essayais désespérément de le faire durer ! Je voulais t’emporter dans une aventure abracadabrante ! Je voulais peindre mon rêve, l’envoyer dans une dimension plus érotique mais, toi, tu ne le voulais pas ; alors, je n’ai pas insisté, je ne voulais pas te perdre. Pourtant, tu as disparu avec le premier rayon de lumière dans les volets…

Toute la journée, je vais t’emmener avec moi ; bien sûr, tu seras mon secret et, dès que je le pourrai, je retournerai dans mon rêve. Je vais nous trouver des belles finitions, comme des guirlandes de Noël, je vais t’habiller avec des falbalas d’or et d’argent, je vais apprendre à danser pour t’emmener toutes les nuits au grand bal des Rêves Revenus, je vais réviser des belles tournures de phrases que je te réciterai dans notre prochaine entrevue. Ce soir, je vais me raser, je vais me faire tout beau, comme ça, peut-être que tu me reviendras ; on partagera notre rêve…

Souvent, je m’endors en pensant à toi. Mais que fait-elle à cette heure ?... Travaille t-elle demain ?... S’occupera t-elle de ses enfants ?... Est-elle heureuse dans sa belle maison ?... C’est ton image que je veux emporter dans mon sommeil ; je n’en vois pas d’autre qui puisse égayer le noir de la chambre et réchauffer ses draps glacés…

Et toi, de l’autre côté de la terre, rêves-tu parfois de moi ?... Pas beaucoup, non, juste un petit peu, le temps de nous retrouver ensemble dans cette quatrième dimension aux mille sensations illuminées ! C’est peut-être toi qui m’as appelé dans ton rêve lointain et j’ai accouru avec les miens comme seuls bagages envisageables !...  

Ce soir, j’irai me coucher plus tôt ; il ne faudrait pas que je rate un de nos futurs rendez-vous imaginaires. Si tu me donnes bien la main, on ira se balader sur la cime des pyramides ; si tu as envie de rire, on ira voir s’agiter les clowns à Pinder ; si tu veux patiner sur la neige, tous les deux, on descendra les pentes du Kilimandjaro ; on glissera sur le dos de l’arc-en-ciel. Je te réciterai des vers de Rimbaud, ceux qui parlent le mieux de l’Amour ; je te raconterai des histoires d’amants qui finissent bien. Parce que dans les rêves les plus enflammés, on peut tout se permettre, on caressera les oursons de dame Grande Ourse, la crinière des lions sauvages, on ouvrira les cages de tous les zoos !...
Du haut de leurs cratères, on lancera quelques pierres dans la lave des volcans ; on tentera des ricochets sur l’océan des Tempêtes ; on jettera les autres dans tous les puits aux Enchantements !...  
On ira saluer Poséidon et ses sirènes ; je connais des mers si profondes, je t’emmènerai cueillir leurs plus beaux coquillages ; on goûtera les vins les plus millésimés de Mars et de Pluton ; on ira faire les soldes des magasins, dans toute la Voie Lactée !... Et parce que je n’ai jamais su les mettre dans tes yeux, je mettrai des étoiles dans tes cheveux ; je sais où cueillir les plus belles, j’en ai vu dans d’autres rêves de ciel ; je ne les réserve que pour toi…  

Et quand nous serons repus de toutes les beautés de l’univers et, de la turquoise jusqu’au saphir, quand nous aurons décliné tous les bleus des Océans et des Mers, et quand nous aurons laissé nos empreintes sur toutes les plages de toutes les îles désertes et, avant les premières lueurs de l’aube derrière les volets, si tu m’encourages, tout doucement, pour ne pas que tu t’enfuies, j’irai poser mes lèvres sur les tiennes.
T’embrasser, belle chimère, et apprendre le goût du rêve, tel sera mon sacrifice pour te garder et te perdre encore… jusqu’à notre prochain rendez-vous…

12 janvier 2019

La page blanche (Pascal)


Devant mes yeux ronds, quand l’écran s’allume, j’ai des frissons d’impatience ; quel plaisir de me retrouver chaque matin en face de toi. Mes doigts se bousculent sur le clavier, ils ratent les touches, ils s’organisent précipitamment, dans l’ordre délibéré de l’aventure souveraine, en grand travail d’accouchement !

Aux vents du lyrisme, tu te déplies en grand, page blanche ; mais oui, dans tous tes décors, je respecterai les accords, je préserverai la structure, je bannirai le pragmatisme.
Confessionnal indiscret, réceptacle protecteur et inspiratrice assidue, tu vas collecter mes impressions secrètes, les étendre sur le fil des lignes, les articuler, de l’ébauche timide à la débauche extraordinaire, pendant cette nouvelle représentation.
Sans ombre, dans la marge, on va mettre des confettis multicolores dans les yeux des lecteurs ! Ce sera le quatorze juillet bien avant l’heure !
Non ! On va y mettre de l’éblouissement ! J’ai plein de mots qui racontent la mer et ses scintillements ! Entre virgules, adjectifs et points de suspension, on va faire gicler quelques vagues sur des rochers de complaisance, laisser des empreintes sur le sable tiède, courir après quelques sirènes et souffler sur les voiles blanches… des bateaux de plaisance…

Dans le passé, le présent ou l’avenir, où vais-je situer cette nouvelle péripétie ? Au bout du monde ? Dans mon quartier ? À la pêche ? Au supermarché ? Fera t-il jour, avec un simple rayon de soleil, des ombres baladeuses, un peu de chaleur ? Fera t-il nuit, avec des étoiles passantes, un simple halo de lune, des enluminures mystérieuses ? Va-t-on se sacrifier au défi de cette semaine, caser ce mot d’épouvante dans une phrase extravagante ou t’appeler simplement : page nonante ? Sur le champ de ta page, écrivain et héros, tous les deux, entre tourmente et osmose, entre volupté et pénitence, nous serons tour à tour insolents, timides, virulents, imprudents, peut-être courageux, peut-être… licencieux…  

Qu’en penses-tu, ma page blanche ? Non, pas de pluie, comme des larmes sans oubli, pas de tristesse, comme le poids d’un manteau de détresse, pas de blessures, comme un lot de vilaines éclaboussures. Tel un peintre impressionniste, et si je te grisais seulement avec quelques nuages mélancoliques, et si je te blanchissais avec les traits des avions supersoniques, et si je te noircissais avec les reflets d’un étang, aux friselis simplement… bucoliques ?…

Ma plume piaffe, ma page blanche ! Elle a tant à écrire ! N’entends-tu pas ses soupirs ? Et si je te décorais avec quelques paraboles ? Et si je t’illuminais avec quelques licences poétiques ? Et si je t’écrivais des belles récitations d’école ? Et si je m’épanchais dans  des secrets énigmatiques ? Que dirais-tu d’un peu de biblique, d’un conte érotique, d’une belle musique ? Oui ! Sur une gamme fragile, alignons quelques mots en chansons ! Quelques rimes ! Un peu d’unisson ! On va t’enchanter avec des refrains et des couplets, des dièses et des bémols, des blanches… et des noires !...  

Ou bien, comme à l’habitude, vais-je te remplir avec des mots d’Amour ? Tu sais, toute cette flopée de mots périmés qui riment forcément avec toujours ? Duellistes, ces amants, ces sentiments, vais-je les entrecroiser comme les mains tissées des amoureux, quand ils se baladent imbriqués dans un nouveau jeu ?...  
Alors, aujourd’hui, on ira les emmener faire un tour de manège ! Par monts et par vaux, les phrases seront les courses effrénées d’une chenille endiablée de fête foraine ! Sur le grand Huit, ils toucheront le ciel ! Dans les autos tamponneuses, ils se parleront avec des mots de miel ! Ces mots qui collent au cœur ! Au tir à la carabine, que voulez-vous, elle sera sa douce Colombine ! Et, au retour, dans le dernier métro, il sera… son Roméo…

Et si je te parlais d’ivresse, des vagues à l’âme, des bouteilles à la mer, des baisers de traîtresses, des caniveaux et des maîtresses ? Et si je t’énumérais tous les pouvoirs d’une vraie diablesse ? Et si je t’écrivais les intempérantes griffes de cette tigresse, et tous ses enchantements de flagorneuse poétesse ?...  
Sur le drap de ta page blanche, on soignera les blessés, on guérira les malades, on écrira des belles prières et on les postera au Paradis ! Et si je t’affublais d’un assortiment de douces caresses ? Page blanche, robe virginale, devant toi, je courberai ma plume en une belle révérence ou bien, hussard, aux drapeaux guerriers de l’Ecriture, sur la couche de ta page immaculée, telle Excalibur, je te déflorerai… avec une nouvelle aventure !

Page blanche, mon écriture confidentielle va te maquiller de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel ; scénario, souvenir, imagination, fantasme, illusion, décor, frisson, tout bouillonne  dans le maelstrom de l’encrier sensationnel. Sur la première ligne, voilà la première majuscule du premier mot ; chut, le rideau s’ouvre… l’Odyssée est en marche…

8 décembre 2018

Incipit (Pascal)

 

Les chaussures à Maurice 

 

Six heures du mat. La jugulaire au menton, le gros ceinturon à la taille, celui avec les deux crochets pour attraper les deux œilletons, et le pantalon bien rentré dans les guêtres, pas franchement les yeux en face des trous, j’assumais la faction nocturne, dans le dortoir endormi. D’aller en retours, le long des lits, je surveillais les ensommeillés et je faisais gaffe à ne surtout pas les réveiller. Aux ronflements des uns, j’avais une cadence ensuquée, aux toussotements des autres, j’en adoptais une nouvelle, un peu plus saccadée…  

Parfois, un gémissement s’élevait ; parfois, une phrase entière se confessait dans le noir ; parfois, un cri d’épouvante transperçait le silence. Ha, si leurs rêves avaient fait jaillir dans ce présent nuiteux toutes les chimères qu’ils combattaient, je me serais retrouvé dans un zoo rempli de monstres, et du mauvais côté des barreaux…

 

 

L’Ecole de Danse 

 

Degas, comme à son habitude, avait disposé son chevalet au bord de la piste de danse. Il était comme un pêcheur attentif aux moindres frémissements du miroir de l’étang. Aux pas chassés des petites nymphes s’exécutant sur l’onde, il reproduisait les moindres reflets, en laissant batifoler ses pinceaux les plus fins sur sa toile. D’abord spectateur, tel un apprenti voyeur constatant ses premiers émois, il s’était doucement immiscé dans le jeu de la séduction réciproque. Sur le chemin de l’École de danse, s’il baignait dans l’enthousiasme général, il se mouvait dans l’euphorie personnelle… 

 

Les hirondelles 

 

Quand arrivait le milieu de l’automne, il aimait bien me raconter les hirondelles, mon pote, celles qui se posaient sur les fils du téléphone, devant chez lui. Au baromètre de la Nature, pour lui, c’était l’étiolement de l’année, l’augure du repli, le début de l’hivernage ; il fallait ranger les chaises, plier les transats, rentrer les tuyaux d’arrosage, couvrir la piscine, refermer soigneusement le petit cabanon. Je crois que je suis le seul à qui, au travers de ces petits oiseaux, il expliquait humainement sa vision du déclin de l’année. Sans chichi, sans tralala, il avait rangé son ego et sa faconde de m’as-tu vu exubérant ; il me parlait à cœur ouvert, sans la crainte que je le juge sur ses intimes sensations bucoliques et sur le vague à l’âme latent qu’il laissait planer avec les hirondelles. Ses mots sonnaient juste, il y mettait la chaleur, la couleur, la profondeur et, quand il se taisait, au bout du téléphone, j’avais l’impression d’être avec lui en train de contempler les circonvolutions des hirondelles au rassemblement du départ…  

 

 

17 novembre 2018

Fanfreluche (Pascal)

pas

10 novembre 2018

Les cadeaux de l’aube (Pascal)


Quand on partait à la pêche, on quittait le monde du réel, celui du devoir, des obligations, des besoins et des faux semblants. Au bord de l’eau, plus de misanthropie, plus de mensonge, plus de lâcheté, plus de reculoir. En prise directe, tronche à tronche, il n’y avait plus que nous et la Nature ; plus que d’être deux minuscules intrus chapardeurs, nous devions nous faire accepter par elle. Près de la rivière, on savait qu’on allait bientôt se frotter à l’environnement sauvage, aux épines acérées des buissons, aux pierres glissantes, aux branches ennemies et à leurs pouvoirs de gifles cinglantes, aux éblouissements soudains, à l’eau froide dans les bottes, aux emmêlements, à la casse, à la bredouille, etc. Cette leçon d’humilité, c’était le prix à payer, c’était le passeport pour l’évasion.
A l’école buissonnière de la vie, nous redevenions deux gamins innocents, à l’assaut de notre rivière préférée ; plein la tête, on avait des plans de comète, cette imagination débordante au-delà de tous nos bouquins de pêche, au-delà des récits des anciens, au-delà des légendes ; coûte que coûte, on devait écrire la nôtre avec des exploits retentissants, des preuves irréfutables, des histoires homériques…

Dans le village encore endormi, au tempo des grillons des ténèbres, après avoir chargé nos cannes et nos musettes dans le coffre, on partait de bon matin, même avant l’aube. Sitôt sur la route, devant les phares, couraient des lapins, des faisans et des animaux de la nuit ; attardés ou dérangés mais toujours effrayés, ils détalaient le long des talus, tout bêtes de s’être laissé surprendre par notre lumière. Quand ils trouvaient un chemin de traverse, ils s’y engouffraient et ils retournaient dans le noir sécurisant. C’était déjà le début du rêve et de la fantasmagorie…  
Il courait aussi des chimères ! Auto-stoppeuses ou joggeuses, grotesques ou élancées, furieuses ou farouches, pudiques ou obscènes, mais toutes drapées dans des linceuls jaunissants, elles s’enfuyaient et partaient se cacher derrière les arbres et les futaies ; parfois je me retournais pour être sûr que c’était vraiment un ectoplasme qu’on avait croisé. Mon pote me montrait du doigt ce que nous avions vu ensemble mais on se taisait pour laisser à notre entendement le soin de traduire ces furtives apparitions. Des insectes s’écrasaient contre le pare-brise et cela rajoutait des nouvelles étoiles au panorama du ciel qui s’ouvrait devant nous…  

Parce qu’il n’avait pas sa place dans le contexte, on baissait le son de la radio ou les élucubrations tapageuses de Abba ; seul le ronronnement régulier du moteur arrangeait notre attentive torpeur. Quand on ouvrait un peu une vitre, pour laisser s’évacuer la fumée de nos clopes, l’air frais du dehors nous apportait toutes ses exhalaisons comme les premiers cadeaux de l’aube, et je ne sais pas si nos frissons étaient dus à la fraîcheur, aux parfums de la rosée ou à l’intensité de  nos sens, tellement aiguisés.
A la faveur de la route, on pouvait apercevoir des bribes de ciel se coloriser avec des friselis d’or et des pétillements d’argent, aux impressions éblouissantes ; derrière ce rideau enchanteur, on entrevoyait l’avenir de la journée. Lentement, la nature se peignait des premières lueurs de l’aube. Dans le paysage naissant, on devinait une ferme enveloppée dans le voile grisé de la brume, des vaches lointaines paissant dans des prés scintillants de perles de rosée, des hauts peupliers aux finitions encore si floues qu’ils ressemblaient à des grues monstrueuses travaillant sur des chantiers invisibles…  

Dans la voiture, on ne parlait pas ; tout ce qu’on aurait pu dire aurait été tellement banal. Sur le grand écran de la vitre apparaissait la beauté virginale de la Nature. Nous, petits voyeurs indiscrets, égarés dans ce grand Tout, nous assistions à la naissance du monde ; dans toute cette démesure de point du jour, on voulait tout voir, tout prendre, tout garder comme les vrais trésors terrestres, parce que c’était aussi notre naissance. Subjugués, on oubliait de respirer ; quand on le faisait, c’était comme une première inspiration…  

Tout à coup, un brin de soleil venait s’immiscer dans le paysage et tout s’affublait de grand maquillage ! Au feu d’artifice éternellement improvisé, demoiselle Nature possédait maintenant les affiquets d’une grande dame ! Nous, on ratait le chemin qui mène à la rivière, tant on avait le nez en l’air ! La lune s’enfuyait, la brume se volatilisait, les ombres s’attachaient, les oiseaux s’envolaient ; jalouse, la rivière nous appelait…  
Mais, entre nous, dans l’intimité de ces quelques lignes, après tout ce déferlement de falbalas, ces guirlandes dépliées, ces mille scintillements maintenant aveuglants, la truite devenait franchement accessoire…  

Partagés avec mon pote d’enfance, ces moments intemporels, je crois qu’ils furent les meilleurs de toute ma vie ; dans le même élan, dans la même pulsion bucolique, on était pleins d’espoir aux terminaisons halieutiques, on avait déjà notre poisson ferré au bout de la ligne mais, paradoxalement, on avait les yeux remplis de cette féerie champêtre et l’âme à l’unisson, connectée aux choses de l’univers. Naufragés volontaires, bercés et ballottés, dans ce no man’s land aussi improbable qu’extraordinaire, entre l’avant et l’après, nous naviguions avec nos seules impressions souveraines…   

Quand on rentrait, souvent bredouilles, on se moquait de nous, de l’heure si matinale de notre lever, de notre crapahutage au bord de la rivière, de nos griffures sur les bras, de nos pieds mouillés. Comment leur expliquer tout ce que nous avions vécu, qu’avec des silences connivents et des sourires entendus ? Ces cadeaux de l’aube déposés à nos pieds, cette profusion d’impressions grandioses, ce dépaysement tellement pastoral, cette liberté infiniment cérébrale, c’était notre secret…


Pascal.  


A mon pote décédé récemment.  

27 octobre 2018

Salvador de Bahia (Pascal)

 

Chout, (Prononcer Shoot) c’était un chti. Je me souviens de ses deux yeux « bleu tendre » enfoncés dans leurs orbites et prenant toujours un temps de réflexion immense pour répondre comme s’il devait tout traduire dans son langage du Nord. Il s’arrangeait avec son entendement pour ajuster alors, ses propos à notre compréhension.
Dans son caisson, il y avait du fil et une aiguille pour réparer un bouton, refaire un ourlet, limiter un accroc. C’était un prévoyant. Il était organisé et rien ne pouvait modifier ses habitudes de jeune vieux garçon. Il avait toujours son couteau et sa fourchette pour aller déjeuner alors que moi, j’empruntais le couvert de celui qui quittait la caf. Un coup de nettoyage, un aller-retour sur le pantalon et c’était reparti pour le repas ! On est mécano ou on ne l’est pas ! Il repassait ses frusques avec application ! Il était quartier-maître au compartiment de la chaufferie arrière. C’était une gageure de se maintenir propre dans cet environnement mazouté mais il y parvenait ! Il était sympa, quoique avec son accent si particulier, il n’était pas évident de suivre une conversation !

On pouvait lui demander l’impossible, il l’avait ! Quand plus personne n’avait une clope lui, il en avait encore ! Quand on n’avait plus de café et qu’on repassait le même plusieurs fois dans la même chaussette lui, il en avait encore ! Quand on n’avait plus de savon, de shampoing ou de dentifrice lui, il en avait encore !... Il fermait son caisson et il gardait la clé autour du cou… C’était un brave gars, disponible et serviable, jovial et agréable. Il était sans méchanceté, fidèle en amitié et grand connaisseur de son compartiment.

Et puis, nous avons fait escale au Brésil : Salvador de Bahia. Nous y sommes restés quelques jours. C’était un véritable feu d’artifice de couleurs locales, de parfums inconnus et suaves, avec les rires des filles que nous amenions jusqu’au bateau ! Je n’ai jamais vu pareille débauche ! Même à l’appel du soir, les gars de service allaient descendre les  couleurs avec leurs jeunes copines autour du cou. Même les gradés avaient leurs belles autochtones accrochées dans leur sillage ! L’amitié franco-brésilienne n’était pas un vain mot…

Nous étions devenus un lupanarflottant ! Des filles s’exhibaient nues avec des danses suggestives sur les tables de l’avant-poste. Toutes les banettes étaient prises ! C’était hallucinant ! Imaginez une soixantaine de matafs, tous vingtenaires, en retard d’affection, avec autant de belles indigènes brésiliennes, toutes plus appétissantes les unes que les autres, et cela dans tous les postes du bateau !

Dans tous les recoins du bord, il y avait un couple qui s’enlaçait ! Faites l’Amour, pas la guerre : Sur un escorteur d’escadre, c’était un magnifique paradoxe ! Dans une tourelle de cent vingt-sept ? « C’est pris !... » Dans un télépointeur ? « C’est pris !... » Derrière un cordage lové ? (Si je puis dire…) « C’est pris !... » Du côté du local barre ? « C’est pris !... C’est pris !... C’est pris… » (C’était plus grand)Même à la boulangerie, c’était pris ! (A cause des miches…) Les compartiments machines et chaufferies étaient réservés ! La prison ? Prise d’assaut ! L’infirmerie ? Bondée ! Les wc ? « C’est pris !... » « Et merde !... » « Oui, moi j’ai la chiasse… » Le coffre des pavillons des timoniers ? « C’est pris !... » Bonjour l’intimité !...

Même l’orage tropical du soir ne refroidissait pas nos ardeurs ! Ahurissant ! Je n’ai pas appris le portugais mais je connaissais bien la langue… Tous les rideaux des couchettes étaient tirés dans une commune intimité provisoire conventionnée mais les rires, les ahanements, les cris, les confidences d’oreiller se baladaient joyeusement dans les travées comme des promesses de recommencement sans fin…

On allait à la cantine avec la copine pour ne pas se la faire piquer par un collègue mais on en revenait avec une autre ! Pour une pièce de cinq francs, nous avions toutes les faveurs de notre imagination ! Elles ont même déniaisé les plus pudiques, les plus puceaux, les plus attachés à leurs fiancées, les plus sages, les plus fidèles, avec leurs attentions naïvement lubriques ! Elles étaient toutes belles ! J’ai été plusieurs fois bigame dans la même journée… Ma bannette était une alcôve ! Ma couche avait des draps louches !... 

Salvador de Bahia…

C’était une autre galaxie dans les pupilles noires de mes conquêtes… Le jour et la nuit se confondaient dans les mêmes turpitudes enflammées ! Impossible de dormir au milieu de toute cette volupté promenant dans les coursives !

Les escales lointaines ont l’avantage de donner le sens du mot « fin » à toutes les extravagances…

Les ponts étaient tapissés de pétales de fleurs, des effluves puissants de parfum de chair nous chaviraient encore les sens, des serments d’éternité éphémère se criaient, des sourires se disloquaient sur le quai, sur le bord aussi, quand nous avons largué les amarres. En nous séparant lentement du ponton, les adieux devenaient pathétiques, les rires se rengorgeaient en sanglots rentrés, les gestes pudiques d’au revoir avaient des amplitudes bouleversantes toutes plus ou moins équivoques. C’était la tristesse générale après l’euphorie, la débâcle totale après la victoire, la fin d’un rêve éveillé et le début de la réalité du retour. Longtemps, nous avons regardé les mouchoirs qui s’agitaient là-bas, sur le quai,telles  des jeunes mouettes qui cherchaient leur envol. J’ai le souvenir de tous ces légers flottements aériens, comme des forcenés papillonnements évanescents, se diluant dans la brume matinale du port de Bahia.

Nous avons repris l’amer…

Pendant quelques jours, ce fut le grand silence dans le bord, la fatigue sans doute... Chacun prenait son quart sans allant. Je crois qu’on finissait d’imprimer ces incroyables souvenirs dans nos jeunes mémoires. C’était des belles images collées dans notre album secret et chaque détail prenait une importance capitale car nous commencions à réaliser sa finition.

En mer, je n’ai pas vu Chout pendant plusieurs jours. Il était prostré dans sa bannette, en chien de fusil, et il écrivait des longues lettres. Il était tombé amoureux d’une pute. Cela arrive… Elle avait quarante ans bien sonnés,il en avait vingt à peine ; elle l’avait déniaisé et il s’était épris de sa tendre brésilienne…

Nous, marins, *nous sommes des créatures tellement mobiles que les sentiments que nous feignons, nous finissons par les éprouver…

Il devenait inquiétant. C’était une ombre dans les coursives. Il avait voulu déserter pour rester avec sa belle indigène mais des potes l’en avaient dissuadé jusqu’au départ. Quand il s’approchait tropprès du bastingage, il y avait toujours un mécano, un pote ou un bled  pour dériver son cafard avec leur patois commun… 
Il avait maigri, notre Chout. Je crois qu’il avait perdu le goût de tout. Quand il quittait le quart, il passait des heures et des heures à écrire. Il avait dévalisé notre petite coopérative en achetant tout le papier à lettre ! Il nous réclamait le nôtre car il n’en finissait plus de s’épancher. Il était rempli d’Amour, notre chti !

Les jours passaient, la mer était calme et son bleu n’avait pas d’équivalent même sur la palette d’un peintre de talent.

Il partait à la cafétéria sans prendre son couvert, il ne fermait plus son caisson, il n’avait plus de clopes, plus de café, plus de shampoing ni de savon ! Nous tous, qui avions tant besoin de sa rigueur pour subsister… Il était devenu comme nous !...

Ses lettres s’entassaient comme un pécule d’amour avec ses intérêts grandissants.

Un soir, je ne l’ai pas vu dans sa bannette. C’était pendant le dix-huit à vingt heures, j’étais inquiet. Personne ne l’avait remarqué traînant sa peine dans les coursives et sur les ponts. Après quelques recherches, je l’ai retrouvé sur la plage arrière. Il postait son courrier…

Une par une, il les jetait à la mer avec un geste de semeur qui sait qu’il ne récoltera rien. Sur chacune, il essuyait une larme, puisée dans le pastel de ses yeux, comme un timbre intime. Puis il la lançait entre deux doigts, pour la faire planer un instant, avant qu’elle ne se perde dans l’écume du sillage. Il me faisait de la peine, notre Chout. Il saignait en bleu. Ses sentiments se délayaient peu à peu. De pudeur venteuse, le col de sa vareuse s’était retourné,le cachant un peu plus du reste du monde. Il noyait lentement ses tendres souvenirs comme une portée de chatons sans avenir.
Tout à coup, le vrombissement montant des cheminées a annoncé le ramonage imminent. Il a déversé le reste de sa boîte et les enveloppes se sont dispersées comme les cendres éparpillées d’un défunt aimé. Il est rentré au poste des mécanos, il a regagné sa bannette et je crois qu’il s’est endormi d’une trop grande fatigue. Le lendemain, son caisson était fermé à clé. Il avait retrouvé ses yeux bleus brillants, son sourire du Nord, celui qui donnait du courage quand on en manquait. C’était bien car j’avais besoin de fil et d’une aiguille pour recoudre un bouton de ma braguette…

 

* Benjamin Constant 1815

 

15 septembre 2018

Whisky (Pascal)


Whisky, cartomancien truqueur, illusionniste savant, tempête de mes naufrages, chansons de mes sirènes, escamoteur de mes regrets, chorégraphe de tous mes levers de coude, magicien de toutes mes espérances, accompagnateur de mes défis, entraîneur de mes exigences, montreur de précipices, addiction souveraine, je transpire, je suffoque, j’ai soif de toi, j’attends mon heure. Enfin te voilà, ambré, coulant dans l’ombre de mon verre…

Whisky, maître de mon âme, sang de mes veines, possesseur de mon corps, grand inquisiteur de mes questions, conteur de mes réponses, peintre de mon imagination, je te bois sans rémission, cherchant pourtant, au fond de mon verre, un début de pardon…  

Whisky, réchauffement de ma planète, pansement de mon coeur, perfusion d’oubli, fournisseur de ma flamme, brûlot de mes entrailles, émondeur de vérités, hostie de mes prières impies, je te rebois jusqu’à l’hallali, en élevant mon verre, en sacralisant l’infini, les garces et le paradis…   

Whisky, suborneur de mes résolutions, décorateur de mes mensonges, excitateur de mes lâchetés, balancier de mes vertiges, cauchemar de mes comas, île déserte dans ma dépression, je te re-rebois jusqu’à tomber par terre, en croyant atteindre le ciel…  

Whisky, grand couturier de mes apparences, amplificateur de mon courage, haut-parleur de mes silences, alcool sans partage, champion de mes délires, cerf-volant de mes pensées, gueuse de mes intentions suicidaires, je te vomis dans les caniveaux, la fange et le dégoût…  

Whisky, degré de mes escaliers, paradis artificiel, mouchoir de mes chagrins, prêtre de mon église, lunette astronomique du cul de mon verre, anesthésiant de mes douleurs et peine capitale, je te revomis sans acquittement…  

Whisky, zèle de mes ambitions, entremetteur de mon harem, indulgent hypocrite, capitaine de mon bateau ivre, signataire de mes capitulations, étoile filante devant mes vœux livides, tenancier de mes déboires, feu rouge de mes tripes, feu vert de mes « A boire ! », je te re-revomis et je sombre dans la mélancolie insoutenable ; mes mains tremblent, mon cœur se soulève, mes yeux pleurent…  


8 septembre 2018

Mon beau vélo tout neuf (Pascal)


Un gyrophare bleu tournait devant la maison. Un peu partout, il y avait des voisins qui murmuraient entre eux ; l’air grave, ils avaient tous des lampes torche, comme s’ils allaient partir en pénible excursion. Dans la pénombre livide de la cour, je reconnus mon beau vélo ! Sur le pas de la porte, quand mes parents me virent avec mes souliers crottés, des écorchures, des griffures aux jambes, ma jupe toute froissée, et les yeux remplis de larmes, ils crièrent au pire ! M’man pleurait sans jamais s’arrêter, elle ne savait plus s’il fallait me prendre dans ses bras, m’embrasser ou me sermonner !... P’pa était dans tous ses états ; il tournait autour de moi comme un boxeur qui cherche un adversaire à sa taille !... Ils m’assaillirent de questions et je n’avais même pas le temps de répondre ! Ils me parlèrent de rapt, de viol, de séquestration, que des mots dont je ne comprenais rien au sens ! Les adultes, ils ont toujours des sombres pensées, ils voient le mal partout, ils se font des cheveux blancs ; c’est pour cela qu’ils vieillissent…

« Tu es encore partie en vadrouille !... » me cria t-elle, et je lui dis « oui » en hochant craintivement la tête. Mais comment pouvais-je expliquer à tous, et dans les détails, mon extraordinaire aventure ? Le petit oiseau du bord de la route, le papillon multicolore, la libellule arc-en-ciel, l’étang des trente-deux carpes, le coucher de soleil ?... Ils ne vont jamais me croire ! Il me tomba cent mille punitions sur le coin de la figure ! Il me faudrait   un siècle avant que je puisse remettre le nez dehors ! Heureusement que les gendarmes étaient là, sinon ma mère m’aurait donné une fessée devant tout le monde ! Le plus gradé, avec des moustaches de compétition, me tapota la tête avec sa grosse main ; il souriait malgré tout le chambard qui régnait dans la maison ; pour une fois qu’il allait rédiger un rapport qui finissait bien…

A vous, je peux bien raconter mon histoire…  

Voilà, tout a commencé comme cela : je rentrais de l’école et je pédalais fièrement sur mon beau vélo tout neuf, pour rentrer à la maison, située à quelques kilomètres de la ville. Tout à coup, au bord de la route, j’entendis une petite mésange qui pleurait sur une branche ! Non assistance à petit oiseau en danger, ça va chercher loin dans sa conscience, quand elle se rappelle ! Je me devais d’aller la secourir ! Vite, je descendis de mon vélo et je partis à sa rencontre ! En piaillant, elle voletait autour de moi pour que je me dépêche ! Elle m’emmena jusqu’au bout d’un grand champ de luzerne ; au pied d’un vieux mûrier, il y avait son nid qu’un coup de vent avait renversé ! Je le reposai dans l’arbre, là où elle picotait la fourche avec son bec ; et tant pis pour les écorchures sur les genoux, j’étais contente d’avoir remis quelque chose de la nature en place…  

Comme pour me remercier, il passa devant mon nez un magnifique papillon, un comme je n’en avais jamais vu ! Pourtant, je passe du temps dans la campagne à tout admirer, à tout contempler !... J’aime courir de fleur en fleur, j’aime respirer leurs parfums ; je les répertorie dans ma mémoire olfactive et je n’oublie jamais leurs belles couleurs.
Pas pressé, il voletait au bout d’un fil qu’on ne voit jamais ; chaque fois qu’il ouvrait les ailes, le nez en l’air, je pouvais apercevoir le motif extraordinaire, une vraie parure d’apparat, qu’il dépliait comme un grand prélat ; nous traversâmes des champs, nous escaladâmes des barrières, longtemps, je l’accompagnai, envoûtée par toute sa grâce immatérielle…

C’est derrière une haie touffue que je fis sa découverte ; je tombai nez à nez avec une libellule au point fixe ! Elle semblait vérifier ses ailes en les faisant tourner à toute vitesse, et des reflets arc-en-ciel s’irisaient sur son fragile empennage ! Elle m’invita à bord de son vol ! Nous suivîmes une allée de bosquets, nous prîmes un chemin qu’elle seule connaissait tant je griffais mes jambes, nous planâmes longtemps sous l’effet de la brise légère, nous coupâmes à travers un champ de maïs fraîchement moissonné…  

Soudain, nous arrivâmes devant un petit étang ! La libellule s’était posée sur un nénuphar et elle semblait s’intéresser aux poissons qui vaquaient à leurs occupations sous-marines. J’ai reconnu des carpes ! Je les ai comptées ! Il y en avait trente-deux à la file indienne ! De temps en temps, elles bullaient de concert ou bien elles allaient se frotter contre les roseaux, ou bien, encore, elles affleuraient la surface et elles laissaient le sillage éphémère de leur passage, comme une signature sibylline. Sans doute un jeu de trente-deux carpes, me dis-je en sentant l’eau remplir mes souliers vernis…

Le vent s’était mêlé à la fête et créait sur les herbes hautes des ondulations verdoyantes ; en courant avec elles, j’avais l’impression de surfer sur des vagues champêtres ; pendant cette gambade, les sauterelles dansaient avec moi !...   
Les feuilles des arbres alentour tournicotaient sur leur tige sans jamais tomber. Tantôt jaunissantes, tantôt rougissantes, à pile ou face, elles offraient au spectacle bucolique des applaudissements sans fin. C’est à ce moment que le soleil choisit d’aller se frotter contre l’horizon ; les ombres s’allongèrent, les oiseaux se turent, la brume se leva pour rajouter un drap blanc sur la campagne frissonnante. En échange, il naquit un maelstrom de lumières sensationnelles et fuyantes ; c’était un véritable feu d’artifice offert à dame nature et, élève assidue, j’étais à la première place…

Quoi ? Comment ? L’école ! Maman ! La maison ! Je suis en retard ! Vite, vite,  j’ai foncé à travers monts et vallées, champs et chemins ! Les petites grenouilles de l’étang me coassaient : « Dépêche-toi !... Dépêche-toi !... » Les grillons me stridulaient : « C’est par là !... C’est par là !... » Les vers luisants éclairaient mon chemin !... Je voulais récupérer mon beau vélo tout neuf ! On me l’avait volé ! Alors, c’est sûr, j’allais vraiment me faire gronder ! Les yeux pleins de larmes, j’ai couru, j’ai couru sur le bord de la route, pour rejoindre la maison ! La nuit avait semé sa première poignée d’étoiles quand je suis arrivée devant le portail…

Jusqu’à la fin de la saison scolaire, j’eus l’interdiction formelle de toucher à mon vélo ; le matin, c’est maman qui m’amenait à l’école et, le soir, c’est papa qui me récupérait à l’étude. L’année d’après, ils me mirent en pension au Grand Conservatoire. La musique, c’est bien aussi pour s’évader ; les notes, les unes derrière les autres, ou ensemble, à la même harmonie, c’est comme un escalier en couleur : en fermant les yeux, on peut voir… jusque derrière le ciel…

25 août 2018

L’arc-en-ciel (Pascal)

 

« Allez, ne lambinez pas ! Il me faut un peu plus d’indigo ! Un peu plus d’orange ! Hé, là-bas, ne forcez pas sur le rouge !... »

« Dites, Maître de la Nature, est-il normal que notre arc-en-ciel ait été récupéré à des fins, comment dire, uranistes ?... Pour exprimer sa différence, n’y a-t-il pas d’autres moyens ? Ils célèbrent leurs propres jeux olympiques ! Nous avons celui des athlètes, celui des handicapés (qui sont aussi des athlètes à part entière) et, maintenant, celui des homos. Quel singulier engagement sportif pour afficher sa divergence ! Au concours de tafioles en jupette, c’est « cours après moi que je t’attrape !... » Johnny Weissmuller, notre Tarzan, Greg Louganis, le plongeur, Ian Thorpe, le nageur, Amélie Mauresmo, la tenniswoman, sont de ceux-là !... »

« L’exaltation, le lyrisme, la poésie sont aussi des couleurs humaines ; tous les goûts sont dans notre nature. Encore un peu de jaune !... »

« Ha, parlons-en des poètes ! Verlaine, Rimbaud, Shakespeare, Voltaire, Goethe, et consort étaient tous de la jaquette flottante !... Quelque part, je ne lis plus leurs poèmes de la même façon ; savoir qu’il ont écrit des choses sublimes dans les yeux d’un autre bonhomme, ça me gène, ça me dérange, comme si j’étais le voyeur forcé de leurs jeux saphiques… »

« L’Amour n’a pas de sexe ; cambré mais insaisissable, visible mais intemporel, il est comme notre arc-en-ciel en offrande au panorama utopique des hommes. Entre les dernières gouttes du rude orage et les premiers rayons du soleil, il vient iriser le monde et ils le considèrent comme un jour nouveau, une nouvelle opportunité à saisir. Ses couleurs éblouissent, elles se marient aussi entre elles et forment d’autres carnations plus subtiles, si utiles aux aquarellistes… »

« Les peintres ?... Mais c’est sodomites et compagnie ! Michel-Ange, Léonard de Vinci, Le Caravage, Delacroix, David, Gauguin, Bazille, trempaient leurs pinceaux partout ! Tu parles d’un maquillage ! Ça devait ruer entre les toiles !...

« Encore du vert sur l’arche, par là !... »

« Pourquoi tout ce qui touche aux choses du délicat, des émotions, des frissons, des passions, des douleurs, des délires a son parterre d’artistes lesbiens ?... »

« La sensibilité a ses émules ; ils sont plus éblouis que les autres ; ils ressentent les choses plus viscéralement ; leur empathie est débordante… C’est sans doute plus facile d’exprimer cette sensibilité exacerbée à un homme qu’à une femme… »

« C’est un pour tous, et tous pour un ! Kipling, James Dean, Buffalo Bill, à la queue leu leu, tous unis sous la même bannière, sous le même flambeau, sur le même radeau !... »

« L’exubérance de Freddie Mercury, l’obstination du baron Pierre de Coubertin (ceci explique cela), les carnets de Pierre Loti, les esquisses de Dali, les voyages de Jules Verne, les stances de Colette, etc., nous les devons à leur tribadisme… »

« Joan Baez, Janis Joplin, Alanis Morissette, Muriel Robin, Jodie Foster ! Ça m’a fait quelque chose quand j’ai su que Jodie broutait des minous ; je n’arrivais plus à la regarder avec la même admiration ; il y avait quelque chose de cassé dans mon imagination… »

« L’homosexualité n’est pas une maladie, ni une fatalité… »

« Mais pourquoi y en a-t-il de plus en plus ?... L’enchantement est-il dans le même sexe ?... Est-ce, en fin de compte, la recherche de soi-même ? Le besoin de connaître ses limites ? La curiosité ? La mode ? L’ambivalence ? Les gènes ? Le déclin de l’humanité ?... »

« Ils s’affirment, ils s’affichent, ils sortent de l’ombre, ils s’assument ; en fin de compte, ils revendiquent leur banale déviance ; c’est le coming out. L’Amour à la papa maman, c’est fini ; il faut essayer, tenter, chercher d’autres plaisirs, élargir ses connaissances… »

« Et son fondement… »

« Ils ont leurs docteurs, leurs avocats, leurs commerces, leurs lieux de vacances, ils se regroupent, ils militent, ils enflent, ils représentent une puissance… »

« L’oignon fait la force… »

« Désormais, il faut compter avec eux ; ils sont des électeurs potentiels qu’il faut écouter, dorloter et prendre en compte… »

« Socrate, Platon, Auguste, Tibère, Alexandre le Grand ! Dès que je fouille un peu, et depuis que le monde est monde, il y en a plein qui sortent des dictionnaires pour proclamer leur inversion sexuelle ! Et les hommes d’état sont pléthore ! Des empereurs tafioles, des présidents tantouses, des ministres chochottes, des chefs de cabinet de la jaquette, des généraux lopettes  !... »

« Persécutés, chassés, concentrés dans des camps d’extermination, il y en a tellement qui sont morts pour avoir bredouillé leur homosexualité… »

« De la cage aux lions à la cage aux folles : les premiers chrétiens, en quelque sorte… Mais la dépravation n’est pas dans les plans de la planète !... »

« Tu critiques, tu juges, tu condamnes. Tu es martelé par ton éducation, ta religion, ta compréhension, et cela te donne un angle de vision à larges œillères. Les préjugés sont dans les tiroirs de l’ignorance… »

« Tant pis ; je ne connaîtrai pas l’ivresse profonde de la pédérastie. Je suis et je resterai un hétéro-plouc… L’arc-en-ciel, je veux le voir dans les yeux des femmes ! Je veux souffrir dans ces regards adversaires et mourir dans leurs sortilèges ! Avec un homme, on peut tout faire, sauf l’Amour ; avec une femme, c’est le contraire… »

« Sois compréhensif, admets la différence comme une ressemblance, une complémentarité naturelle, une anormalité constructive… »

« De là à marcher main dans la main, y a encore du chemin… »

« Pour leurs raisons, toutes recevables au tribunal du tolérantisme, ne crois-tu pas qu’ils paient le prix fort pour assumer leur différence ? Ne crois-tu pas qu’ils ont aussi droit aux couleurs de l’arc-en-ciel ?... Ne crois-tu pas qu’ils la méritent un peu, cette banderole multicolore ? Allez, laisse flotter leurs rubans bariolés : la vie n’est qu’une mascarade, un feu d’artifice, de la poudre aux yeux…
Allonge et courbe encore ces couleurs d’arc-en-ciel ; pour croire en son bonheur, l’homme a besoin d’illusions grandioses ; ne gâchons pas ses rêves… »

« On ira tous à la gay pride, on ira… »

 

18 août 2018

Lettre à ma fille (Pascal)


Te marie pas ma fille, te marie pas…

Ne te compromets pas dans cette mascarade déguisée.
Les costumes, la robe aux reflets satinés, les invités, les fleurs et les bouquets cachent la vraie réalité. La musique, les flonflons, les pétards, les cris et les klaxons, c’est pour t’empêcher de penser. Le champagne, les flûtes, les bulles, les trinqueries pétillantes, les yeux qui brillent, les rires, c’est pour détourner tes attentions vers d’autres sentiers plus obscurs. L’Amour rend amaurose…Tu sais, les bulles qui montent en même temps dans les verres, ce n’est pas de la connivence, c’est une loi physique… Le cortège de voitures, la mairie, la messe, les cloches, les dragées et le gueuleton, c’est dans l’affiche. C’est vanté dans la publicité. Gare au cadeau empoisonné…

Un couple sous un même toit, c’est une maison de tolérance… Ce sont deux oiseaux encagés. C’est un tour de passe-passe, c’est de la magie, c’est de la poudre aux yeux.

Ne publie pas les bans non, ne publie pas…

Tu n’as pas conscience du mécanisme insupportable et de tous les engrenages que tu précipites avec cette décision de harponnage. Personne n’appartient à personne. Tu n’es pas le bien d’autrui. Tu as ton libre-arbitre et tu apprends les règles du jeu de l’existence à chacune de tes respirations. Tu es assez belle pour ne pas prendre la décision de te caser dans une vie routinière. Tu as tout le temps pour devenir, d’un homme, son équipière, sa cuisinière, sa lavandière, et par voie de fait, un jour : son infirmière...

Ne tombe pas dans le piège des préjugés mais regarde autour de toi. Pour un couple qui dure, coûte que coûte, combien se désagrègent, combien de cassures en route ? Pose-toi les bonnes questions. Ne mets pas les pieds dans les empreintes fanées de tes aînés. Tu cours à ta perte. Ne mets pas, dans un pot, ta fleur offerte. De tes vertes années, ton amoureux deviendrait vite un pote âgé…

Ne t’engage pas pour une éternité quand tu ne connais pas encore ce qu’il y a au bout de ton nez. N’écoute pas la voix des vieilles sirènes, ces futures mamys à la traîne qui te murmurent des lendemains enchanteurs : tu pourrais avoir de rudes plaies au cœur et garder des cicatrices indélébiles plus lourdes que des tatouages imbéciles.

Te marie pas ma fille, te marie pas…

Ne t’entête pas dans cette quête. Ne crois pas à la fête, à ton statut de promise. Ne prends pas pension, ne crois pas que tu confirmeras la règle en jouant les exceptions. Ne mets pas ton nom au bas d’un parchemin, tu regretterais ta signature au soir d’une énième dispute, d’une autre infidélité ; à l’aube de la déchirure, tu perdrais ton identité…

L’Amour est un plat de résistance, après les douceurs et les sucreries de la jeunesse. L’Amour est un fruit qui mûrit plus vite que les dents qui le croquent et gare aux pépins à la fin du festin... L’Amour est un trompe-l’œil aveugle pour tuer le temps. L’Amour, c’est la loterie… sans la chance.

Tu enterres ta vie de célibataire, tu te prépares aux galères. Tu vas ramer, ma fille… C’est une ignorance flagrante que d’espérer vivre avec le même humain ou une immense vanité égoïste et orgueilleuse. Ne donne pas au champagne un goût de quotidien pour arroser ces liens, il deviendrait vite amer après ta visite chez monsieur le maire… Au livret de famille, tes enfants vont s’inscrire entre les coquilles…

Laisse cette bête coutume aux moches, aux légères, aux primaires qui, elles, ont besoin de garder les pieds sur terre avec un matou officiel pour les emmener en lune de miel, comme seul voyage dans le ciel…

La bague au doigt, c’est un boulet à ton pied, un bijou de famille si lourd à porter. C’est une fine auréole de fidèle chasteté. C’est une attraction de cirque, une réelle aventure, que de sortir toujours avec la même capture et on comptera les années, les mois, les jours d’avant votre rupture.

Te marie pas, ma fille, te marie pas…  

Main dans la main n’a pas sa rime avec demain. Le temps est assassin et sa blessure est insidieuse. Dans ton entrée, ne mets pas sa figure ravie dans un portrait que tu ne reconnaîtrais plus, un jour sans attrait, un jour sans envie... Les rires sont au présent et les rides poussent à l’imparfait du futur. Cueille dès aujourd’hui tous les fruits de la Passion ! Mords dedans à pleines dents ! Respire en grand !...

Ne confonds pas l’Amour avec les gestes qui le font. Ce sont deux mondes inverses, ils sont adverses, ennemis, et tu vivrais dans un paradoxe infernal, infini, sidéral, dans une dimension parallèle où tu perdrais les couleurs de ta liberté dans une peinture impersonnelle. Tu te perdrais toi-même et, un jour, tu devras repartir à ta recherche. Alors, le chemin sera long, chaque pierre tentera de te jeter à terre. Le sol est glissant quand on va maudissant…Tu chercheras tes amis, ceux-là mêmes qui peuplaient les tables garnies de ton mariage réussi mais ils se seront tous évaporés, comme les bulles du champagne, ces hypocrites…

Ne fais pas, d’un seul homme, une corvée. N’en fais pas le ténor de toutes les chansons de ton corps, tu te lasserais d’entendre toujours les mêmes refrains dans les mêmes décors. Ne cherche pas, dans un seul être, toutes les réponses à toutes tes questions, n’en fais pas le bréviaire de toutes tes prières. N’en fais pas le fer de lance de toutes tes danses, n’en fais pas le propriétaire de ta vie, n’en fais pas l’ultime héros sans concurrent, n’en fais pas l’élu de ton cœur à l’amont d’une vie de soi-disant bonheur, n’en fais pas un toutou habitué à ta caresse ou un méchant  loup, en période de sécheresse…

Te marie pas ma fille, te marie pas…

Je te sais intelligente mais passionnée, rationnelle mais irraisonnée, futée mais obstinée alors, de quel bail as-tu décidé à ces épousailles ? Si l’union fait la force, à son bras tendu, tu te frotteras à son écorce, jolie fleur perdue. Puisque la Vie a des ambitions plus fortes que la Sagesse, puisque ton Amour est évidence, puisque mes vérités sont forcément sans importance, bien sûr ma Fille, je te conduirai devant l’autel,  j’assisterai à ta messe…

30 juin 2018

Sans tabou (Pascal)


« Et celle-là, tu l’imagines mariée avec un paysan du coin ? Il serait obligé de l’emmener dans ses champs pour garder un œil sur elle mais elle est capable de le tromper avec toutes les fusées du maïs ! Avec son cul en feu, à lui toute la récolte de pop-corn de la région !... »

« Mais non ! Mais non !... Tu n’y es pas !... Attends, je t’explique !…

Au contraire, cette charmante personne, il faut la glorifier au goupillon brandi de nos pulsions les plus souterraines ! C’est l’accès au plaisir suprême dans l’expression la plus simple. Si nous sommes jouisseurs, elle en est la sublime instigatrice !... Elle succombe de bonheur à tous nos caprices ! Avec véhémence, elle s’écartèle au moindre de nos supplices !... Le Kamasoutra, elle le connaît en long, en large et en travers ! Dans sa bouche, l’hospitalité n’est pas un vain mot !...  Mais qui peut la blâmer ? Toi ? Lui ? Eux ?... Sans pudeur, elle offre son corps à la science bestiale des hommes !...  

Comment ça, une nymphomane ? Mais non ! Mais non !... Une nymphomane, c’est une femme que tu n’arrives pas à contenter ! Et alors ?!... C’est un fait depuis la nuit des temps… C’est la loi de l’offre et de la demande, une forme de balance commerciale du corps. Comment dire… Elle veut prendre son pied mais tu n’as pas la bonne pointure, la bonne cadence, le ticket de sa partance…

Une salope, une garce, une poufiasse ? Mais non ! Mais non !... C’est son offrande, elle fait le don de son corps à l’humanité ! Elle est sans tabou ! Elle a et elle t’offre ce que ta femme ne te cèdera jamais ! Chaque centimètre carré de son corps est un terrain de jeu pour toutes tes déviances, même les plus sordides ! Elle purge, elle avale, elle accumule  toutes tes confessions occultes, toutes tes messes noires ! Tous tes vices les plus pervers, elle les engloutit sans manière ! De ta lubricité inventaire, elle est la loi salutaire ! C’est une vorace qui éteint tes péchés !... C’est le paratonnerre des orages malsains de ton côté obscur…

Explique-moi une quelconque débauche là-dedans ! Où est l’immoralité entre des personnes d’obédience concomitante ? C’est le droit humain de s’offrir le luxe de la luxure !...

Mais non ! Mais non !... Ce n’est pas une pute, non plus ! De quel droit peut-on désigner ce qui perturbe l’idéologie personnelle de la décence avec des termes graveleux ? La vulgarité, c’est la force des impuissants, la jalousie, celle des esprits malsains et, la vanité, celle des menteurs !... »

« Mais elle attire tous les hommes, cette femme-là ! Du puceau jusqu’au centenaire, du perdreau jusqu’au notaire, du godelureau jusqu’au vicaire, du bedeau jusqu’au volontaire, du marié au célibataire ; le monde voudrait promener une main sous sa jupe si légère avec ses fantasmes de libertin !... »  
 
« Mais, c’est une chance !... Ce que ta femme ne te permettra jamais, elle, elle le voudra toujours ! D’avance, elle est d’accord ! Elle a plus de pouvoirs avec ses orifices naturels que tu peux en avoir avec ton imagination sensationnelle !... Elle y met tout son cœur ! Avec elle, jamais de maux de tête, de fièvre, de contrariété, de lassitude, d’humeur !...  

Elle est toujours disponible, toujours nue, toujours ouverte ! Faisons pleuvoir une pluie de semence pour calmer l’ardeur de son corps ! Faisons l’Amour et pas la guerre ! Notre sève, c’est notre bénédiction terrestre ! Et tu sais, ils y viennent tous, les susnommés de tout à l’heure…

C’est une chienne en chaleur, une cochonne lubrique et alors ?!... C’est une innovatrice et ce n’est pas toi le patron de la ménagerie du grand cirque de la Vie. Elle veut passer à la casserole ? Elle veut qu’on l’éteigne d’un feu qui ne s’éteint jamais ? Elle se baigne dans l’impudence et le stupre et alors ?!... Ce n’est pas toi l’avocat de la bienséance sur cette terre !...

Egérie de fantasmes choquants, brûlante d’envies inavouables, indécente jusqu’au bout des lèvres, elle veut qu’on l’étreigne de mille bousculades, de mille caresses insatiables, de mille attentions osées ; elle n’a pas de frontières, pas d’interdits, elle ne veut pas dire non, elle n’a rien de sacré ; d’ailleurs, il n’y a que les hypocrites, les lâches et les ignorants qui croient au Sacré… Tout en elle aspire aux délices de l’orgasme ! Elle veut des yeux qui la désirent, des langues sangsues dévorant son corps, des mains qui la fouillent, des sexes qui la labourent…

Qu’on l’empale aux totems de nos prières assidues, qu’on décharge nos fusils dans cette cible accueillante, qu’on l’arrose de notre partance pour éterniser sa douce sentence charnelle : Elle est le réceptacle inouï de toutes nos dépravations ! Elle neutralise les plus obsédés, elle éteint les plus immoraux, elle ridiculise les plus vicieux, elle joue avec les plus libidineux !... Tirez les premiers, ceux qui n’ont jamais eu de pensées perverses !...

Déjà, tu pries ses aréoles ! C’est une Sainte au service de l’Humanité et ses titres sont nombreux ! Princesse de l’œillade complice, tant de fois citée à l’ordre de la Bouche Gourmande, médaille d’honneur du vagin rassembleur, grande prêtresse du fondement accueillant, Reine orgiaque : ne tirons pas sur cette exaltée du sexe ! Petits missiles, nous ne sommes que des piètres soldats, des santons d’argile, pour assouvir ce corps en ébullition ! Au champ d’honneur, elle rassemble nos vigueurs au garde-à-vous ! Avec elle, c’est toujours midi à notre petite aiguille Rolex !...

Elle écarte les cuisses en grand et tu pénètres dans son île au trésor ! Alors, dans tes yeux exorbités défilent tes plus belles étoiles filantes et tu te vautres dans ses décors ! Entre ses seins, c’est comme si tu visitais une église et si on te ceignait d’une auréole, tu réciterais des paraboles ! En vérité, je te le dis : tu voudrais être partout en même temps ! Banderille, tu voudrais être son taureau et tu comptes ses désirs, tu voudrais être son bourreau parce que, déjà, tu l’entends gémir, tu voudrais être son héros à cause de tous ses soupirs ! Tu vis l’extase ! Sans miracle, tu es invité d’honneur au comité des étincelles de la Volupté ! La fonction crée l’orgasme…

Mais, au suivant ! Place à un autre bien portant ! Un autre matador ! Un autre sabreur de matelas ! Deux par deux, trois par trois !... Envoyez des bus d’excursionnistes téméraires pour ascensionner son Mont de Vénus par la face nord ou sud ou encore, un autre itinéraire ! Prenez des photos, attention au vertige, aux glissades, enfilez vos bonnets !... Mais venez-y donc tous ! C’est petit mais il y a de la place ! On se serrera… L’heure est à la bandaison !...

Rassasions cette alléchée, défilons ensemble dans sa raie publique, sortons encore nos fiers drapeaux, buvons à sa source intarissable, chérissons-la, pétrissons-la, bousculons-la de nos cadences militaires, celles d’éphémères amants immoraux mais remplissons-la  de notre amour de jouisseurs infernaux car l’Amour, entre-nous : ce n’est qu’une question de centimètres développés au bon moment, au bon endroit et pendant le temps nécessaire.…

Cocorico ! Bandante, elle est l’urne béante de tout libertinage et elle a droit à tous nos suffrages ! Mais qui ici, sur cette terre en perdition, est capable de l’excommunier ? Est-ce un péché mortel de forniquer entre ses jarretelles bleu blanc rouge ? Chasseurs, serruriers, grenadiers, qui peut juger adroitement tous ses comportements divinement outranciers ? Qui détient la clé de l’inutile chasteté ? Qui a le pouvoir moral de promulguer ce qui est mal ?!...

Puis, c’est l’aiguille en berne, c’est l’heure imprudente de la débandade…

Gisante, elle est belle, badigeonnée par toute notre semence brûlante ; c’est son obole, sa pitance, son écuelle. Intemporelle, ointe de toutes ses récoltes charnelles, elle dégouline ; heureuse, tremblante, elle brille d’une aura sans fard…  Cette belle débauchée illuminera encore longtemps nos plus grands souvenirs de… de modestes et petits queutards … »

Quand tout se fait petit, femmes, vous restez grandes*… 


Pascal.


* Victor Hugo

9 juin 2018

Feu d’artifice (Pascal)

 

A toute berzingue, nous avions atteint nos postes de combat ; comme les autres, je m’étais jeté hors de ma bannette, j’avais sauté dans mes godasses et je m’habillais en courant. Deux minutes quatorze pour gagner son poste, c’est long quand l’ennemi a déjà pointé ses armes sur nous ; si vous aviez vu notre fourmilière agitée par les ordres impératifs lancés dans les haut-parleurs ! Tout le monde avait rejoint ses attributions, bien avant ce temps imparti. Véritable feu follet, perché dans la mature, j’observais les faits et gestes du navire ennemi…
Jeu de guéguerre habituel, chatouillement d’ego ou mise en situation des forces en présence, nous avions dû approcher trop près d’une terre ennemie. Là-bas, ignorant tous les codes maritimes, un hydroptère antagoniste menaçant nous sommait de quitter ses soi-disant eaux territoriales ; il avait dégagé ses tubes lance-torpilles, armé ses mitrailleuses et il nous balançait nerveusement ses messages en morse lumineux…  

En entrouvrant une tape de hublot, je surveillais les manœuvres du belligérant…
De l’angoisse ? Un peu, quand même ; à la recherche d’informations, nous étions sur le qui-vive, écoutant tout ce qui pouvait se dire ou s’entendre dans les coursives. Au remue-ménage du poste de combat, il régnait maintenant une étrange torpeur sur le bord.
Démonstration de force et manœuvres d’intimidation, nous aussi, nous avions fermé nos écoutilles, pointé nos canons, découvert nos tubes lance-torpilles. Dans la célérité des mécanismes, les télépointeurs avaient cherché leur cible, l’avaient repérée, l’avaient rentrée dans leurs systèmes de guidage ; nous étions comme un hérisson en boule, paré à l’attaque, avec toutes nos épines orientées sur l’ennemi…  

De l’avant à l’arrière, un épais silence avait envahi le bord ; nous étions les oreilles du navire cherchant à anticiper le futur avec nos perceptions à l’affût du moindre bruit. On entendait seulement les craquements du bateau, les frottements des vagues contre la coque ; on s’entendait même respirer. Parfois, il y avait des crachotements dans la radio du chef de tranche ; les échanges étaient précis comme les derniers ajustements d’une machinerie bien huilée. Nous, on le regardait intensément comme s’il avait tout à coup les réponses à tous nos questionnements…  

Dans une tourelle de 127, à côté d’un solide artilleur, je comptais les obus perforants qu’il organisait dans son rack… Le cliquetis automatique des chaînes de chargement dans la noria conférait à l’ambiance tendue un sentiment de puissance mêlé d’autant de fragilité et les douilles s’amoncelaient dans le barillet géant ; pour me réconforter, je me disais que les canonniers du bord cherchaient les meilleurs « pélots »* pour charger leurs culasses… 
C’était évident ; le pacha ne s’en laisserait pas compter ; ce n’est pas notre cinq galons or qui fuirait devant cet adversaire belliqueux surgi de nulle part. Chacun de nous était à son poste ; même si j’avais oublié de lacer mes godasses, le bateau, lui et nous, nous ne faisions plus qu’un et il le savait…
Tout là-haut, le détecteur de veille tournait obstinément ; il était comme une toile d’araignée capturant tout ce qui se tramait dans nos alentours. Au CO, je visualisais la tache obsédante du bateau adversaire que nos radars balayaient sans relâche… 

Nous avions stoppé les machines ; le bateau roulait doucement, bercé par des vagues caressantes. A cause de cette mer trop bleue, si ce n’était ce terrible climat d’hostilités manifeste, on aurait pu penser à une gentille croisière sur l’Adriatique… 
Parce que, c’est beau, la mer Adriatique. Au grand large, poussés par quelques zéphyrs, il y flotte des parfums de terre aux sensations capiteuses ; on y retrouve des senteurs de rochers chauds, des effluves de garrigue mouillés de rosée et des arômes de miel et d’épices rares. La couleur de l’eau ? Tantôt bleu caraïbe, tantôt bleu cobalt ou encore turquoise, on imagine les fonds marins bordés de sable blanc, d’algues émeraude et des courants profonds aux reflets safran. Mais nous n’étions pas dans le dépliant engageant d’une croisière touristique, celui que ma femme me tend résolument quand on parle vacances… 

Sur la plage arrière, planqué à plat ventre derrière une bite d’amarrage, je nous cherchais le meilleur angle de tir… Les six lourds canons des trois tourelles de 127 étaient ostensiblement dirigés sur l’embarcation adversaire ; ils étaient comme des doigts tendus et vindicatifs annonçant à l’ennemi une terrible punition imminente. Profil bas, n’importe qui de sensé aurait fait machine arrière devant notre détermination impérieuse.
Sur la passerelle, nos grosses jumelles étaient aussi braquées sur le bateau d’en face ; on observait les moindres mouvements sur le pont. On aurait pu donner un âge à chacun des marins figés dans leur attitude hostile ; ils étaient aussi jeunes que nous. La partie de poker avait commencé ; un seul éternuement, une toux mal interprétée, un geste déplacé, et notre pacha aurait balancé la purée…  

En quête de notoriété, et si le « vieux » était en mission personnelle d’une nouvelle fourragère, d’une nouvelle médaille du Mérite ? Et, coup de folie, s’il avait pété les plombs ? Et s’il avait pris seul la décision d’aller affronter ce pays et ses alliés pour ajouter des étoiles à sa manche ?!... A force d’escales solennelles, de sabre devant le nez, de commander des bateaux de guerre, de lire des livres sur les batailles navales, Légion d’Honneur et distinction suprême à la clé, il s’était peut-être grisé d’abordages, notre vénérable commandant ! Allez penser dans la tête d’un cinq galons or, vous !... A côté du pacha, j’essayais de traduire les rictus de son visage cireux ; j’avais beau passer et repasser devant lui, il ne me voyait pas comme si j’étais dans un mauvais rêve…  
Brûlant de fièvre, cette conclusion funeste me ratatina sur place ; je rentrai la tête dans les épaules car tous les projectiles du bateau ennemi allaient me tomber dessus. Je vérifiai encore la bonne fermeture de mon gilet de sauvetage ; il me piquait le cou comme une couverture trop rêche…  

Qui allait tirer les premiers ? Qui engagerait le début des hostilités ? Dans les gros titres des journaux du monde entier, je voyais déjà le nom de mon bateau inévitablement envoyé par le fond, avec le trombinoscope jeunot et souriant de tout l’équipage disparu ;  malheureusement, dans les journaux varois, on l’avait déjà vu… en d’autres temps.
Des survivants ? Il n’y en a jamais ! Témoins dérangeants, aux supplices des explosions, des brûlures et de la noyade, ils disparaissent corps et âme dans les abysses !... Au paradis des Marins, y a-t-il des bateaux de guerre, des pays étrangers, des convictions à défendre, des bons et des mauvais ?...

Nous étions prêts ; on attendait quelque chose qui ne venait pas ; bluff crispant, c’était un duel à distance où chacun des deux protagonistes cherchait à impressionner l’autre. De feu, de fer et de sang, l’accident diplomatique était paré dans nos affûts… Tout à coup, ça a pétaradé de partout ! C’était l’apocalypse ! Ces salauds, ils envoyaient des fusées éclairantes dans tous les azimuts ! Elles explosaient dans le ciel en l’inondant de toutes les couleurs ! Aussitôt, le pacha a riposté ! Comme des gros pétards de célébration, j’ai distinctement entendu la salve impétueuse des six coups de canons ! J’ai failli chavirer, tomber de mon lit ! J’ai entrevu la Mort ! Elle était nue !... Ma femme est allée refermer les volets de la chambre ; dehors, on tirait le 14 juillet…

Feu d'artifice

 

*Pélot : projectile
*Vieux : commandant

 

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