Les bedeaux (Pascal)
Plus que les autres équipes de la poule, à Guillermoz, quand Aubenas et les ardéchois viennent en découdre avec nos rugbymen romanais, nous, les vrais partisans, nous devenons tous des furieux nationalistes !... Oui, je sais : c’est du parti pris, c’est ancestral ; on ne sait même plus pourquoi nous avons tant d’animosité envers eux ; au Moyen Âge, ils nous ont peut-être piqué une princesse ou bien, ils nous ont refilé la peste ou même, pire, ils étaient protestants et, nous, catholiques, ou bien le contraire. Pour nous, la guerre de Cent Ans n’est pas terminée…
Alors, le derby annuel, en terres drômoises, remplit toujours tous les gradins ; pluie, neige, vent ou soleil, on joue à guichet fermé ! Ha, ha !... Les bedeaux, comme on les surnomme ! C’est peut-être à cause de leur esprit de clocher !... On est leur bête noire, ils sont l’équipe à battre !...
Dans les tribunes, ils viennent en meute serrée soutenir leur équipe ; avec leur accent de froidure, ils nous chambrent à chacun de leurs faits d’armes, par leurs joueurs interposés ! Ils peuvent bien sortir leurs vieilles bannières, tous ces cagots, nous aussi, on a notre panoplie en couleur et nos répliques belliqueuses !...
On leur tire dessus à boulets rouges ! On a plein de noms d’oiseaux à faire voler au-dessus de leurs têtes !... On gueule « Ici, ici, c’est Romans !... ». Bousculés par le vent du Nord, dépliés en grand, nos drapeaux à damiers leur répondent en claquant des salves d’injures !... Notre fanfare éteint leurs encouragements, et nos applaudissements les renfrognent et les enfoncent au fond de leurs sièges !...
Chez eux, sur leurs plateaux, tout là-haut, il ne pousse que des cailloux !... Et quand ce n’est pas le vent qui hurle, ce sont les loups !... Il n’y a rien à bouffer chez eux !... Ils sont ravitaillés par les corbeaux !... Ils n’ont qu’à tous crever la gueule ouverte !... Ha, ha !... Chez ces attardés, il paraît que c’était le dernier département, en France, à avoir encore trois chiffres à leurs plaques numérologiques !...
C’est le Rhône qui sépare nos deux départements mais c’est encore trop près ! Sur nos permis de pêche, ils n’accordent pas la réciprocité, ces protectionnistes ! Ils sont pires que nous !... Ils sont racistes !... Ha, ha !... Ces gueux, ils ne parlent que patois, leurs galoches sont toujours crottées de merde ; ils sont tellement près de leurs sous, ces ardéchois, qu’ils viennent au stade avec leurs sandwichs, leurs fromages de bique et leur pinard à neuf degrés !...
De part et d’autre des balustrades, quand les esprits s’échauffent, il y a quelques accrochages et quelques coups de poing comme des châtaignes et des marrons chauds de pays !... Et si c’est la bagarre générale sur le pré, en échos sonores et entre supporters avinés, on va tous se foutre sur la gueule !... Ils ne s’en laissent pas compter, ces culs-terreux ; comme ceux de chez nous, c’est du lourd : ils sont durs au mal. S’ils sont bedeaux, ils n’envoient pas leurs enfants de chœur à la castagne…
C’est comme cela chaque année ; viriles et incorrectes, les retrouvailles sont musclées mais c’est l’usage quand nos deux équipes s’affrontent. Jalousie, haine, ou défouloir, il faudra encore des années et des derbys pour éteindre tout ce chauvinisme aiguisé par nos rumeurs et nos légendes immémoriales…