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Le défi du samedi
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28 novembre 2020

Les antennes de l’autoroute (Pascal)


« Mesdames, messieurs, si l’on emprunte le Chemin des Providences, tout au fond de la forêt, entre le petit marais et le grand chêne, nous tomberons forcément sur le vieux puits. Évidemment, si l’on vient par la sortie « Est » de l’autoroute, avec ses antennes et ses relais, la promenade sera beaucoup moins bucolique ; aussi, nous passerons par le sentier le plus champêtre. En restant discret, il est possible d’entendre roucouler un faisan, cailleter un sanglier ou bien, encore, siffler un daim… ». Ainsi parlait notre guide, à notre petite troupe qui l’accompagnait… « Papa ?... Ça roucoule, un faisan ?... »

« La légende dit que les fées, les enchanteresses et les jeunes sorcières venaient s’y désaltérer, pendant leurs compétitions d’adresse. Il se dit encore que, certaines nuits, c’était un crépitement incessant de baguettes magiques, de sorts multicolores et autres sortilèges en confettis, qui éclairait le ciel, dans des interminables feux d’artifices de paillettes d’or et d’argent qui se voyaient jusqu’au village !... Il reste sans doute quelques magies, ici et là ; regardez où vous marchez ; on ne sait jamais… Chaque fois que je viens, je dois inventer le chemin parce qu’il disparaît derrière mon passage ; semblant barrer mes pas, les branches s’affalent, les fougères repoussent, les champignons s’installent, la mousse s’étale… « Papa ?... Il est magicien, le monsieur ?... »

« C’était de l’entraînement… », reprit-il. « Toutes n’étaient pas encore des fées reconnues. Les lapins gambadaient avec de toutes petites oreilles, les noisettes étaient carrées, les pommes de pin poussaient bleues, les fraises des bois avaient leurs chansons, etc. Les loups ne s’approchaient pas, ne sachant pas à quelle sauce ils allaient être dévorés.
Les elfes s’occupaient du service, allaient puiser l’eau au puits et rafraîchissaient la soif de ces demoiselles ! C’est que ça caquetait, caquetait !... Elles s’échangeaient des poudres, des onguents, des recettes !... Et ça riait, ça riait !... » ; « Papa, ça veut dire quoi « caquetait » ?… »

« Aussi, ce puits n’est pas ordinaire ; depuis tous ces siècles écoulés, malgré les pierres qui se descellent, l’humidité entreprenante, les vibrations de l’autoroute, il a gardé son écho ; il a un timbre de voix douce, un léger trémolo, l’accent de l’ancien temps, et des répétitions parfois surprenantes. Étrange, me direz-vous ; les grottes, les caves, les galeries souterraines sont toutes aphones, et bien, pas lui... ». « Papa, pourquoi il se penche au-dessus du puits, le monsieur ?... », « Chut, il va appeler le reflet de l’eau… »

« Écho ?... Écho ?... » Le silence qui s’ensuivit ressembla à la vitesse du son qui cherche son mur pour revenir… « Écho ?... Écho ?... » Tout à coup, on entendit comme un raclement de gorge venant des profondeurs ! C’était une voix qui cherchait le bon vibrato ! Tout à coup, une avalanche de « Quo » sortit de la bouche du puits ! Je peux vous dire que ça fait de l’effet, quand on est si proche d’une autoroute !... « Bonjour… Bonjour… », insista notre guide. « Jour… Jour… Jour… » nous revint fort et clair, avec une joyeuse cadence de bon accueil !... « Papa, je peux parler à l’écho ?... », demanda la petite fille…

Bien sûr, chacun à notre tour, nous eûmes droit aux « Ohé » de circonstance, aux « Ho, ho, ho » habituels, aux « Hello » des touristes américains de l’excursion ; la dame lança même « Trump !... Trump !... » ; ajustant son appareil auditif, elle crut entendre un prémonitoire et bienheureux « Biden… Biden… » Avec la même ardeur, à nous tous, il renvoyait ses messages de bienvenue. Tenue dans les bras de son père, « Coucou, écho, coucou !... », gazouilla la petite fille, au-dessus des ténèbres de la cavité. L’écho lui répondit: « Coucou, coucou, coucou… », comme s’ils se connaissaient depuis toujours !...

Puis, ce fut à moi ; l’air bucolique, l’ambiance moyenâgeuse, les frissons sur mes bras, je ne sais pas ce qui me prit, mais je criai à l’oreille du puits : « Je t’aime !... Je t’aime !... » Il me répondit aussitôt avec des « t’aime, t’aime, t’aime… » de plus en plus alanguis ! Ses pierres tremblaient ! La mousse, sur ses rebords, en était toute retournée ! Ha, s’il pouvait passer mon message à celle que j’aime, me suis-je dit… « Attention, ne vous penchez pas trop… », me gronda le guide, en souriant…

Enfin, vint le tour du père de la gamine. « Ce n’est que balivernes, tout ça !... », lança-t-il, en s’approchant. « Ha, ha !... Qui croit encore aux fées, de nos jours, et si près d’une autoroute ?!... », tuant, pour le coup, les princes et les princesses qui batifolaient dans l’imaginaire de sa fille… « Hé, l’écho ?... Tu veux qu’on jette des pièces dans ta gueule ?... C’est ça ?... Et ton guide ira les récupérer tout à l’heure ?... Tu veux un autographe gravé dans ta margelle ?!... Tu veux qu’on te prenne en photo ?!... Ha ! Ha !... » Se rapprochant dangereusement du puits, il cria : « Alors, dis-nous pourquoi ?!... Pourquoi ?!... » Pas de réponse… On avait l’impression que l’écho cherchait sa réplique… Tout à coup, il y eut un grand silence maléfique ; les feuilles des arbres se mirent à trembler, les oiseaux se turent, les limaces grimacèrent ; un instant, l’ombre de la forêt étendit sa cape sur le bonhomme…

« Tout va bien !... », cria notre guide-druide, semblant dépassé par les événements. Fier et satisfait d’avoir cloué le bec au puits, le père de la petite fille s’en revint auprès de notre cortège. Quand il voulut dire quelque chose, il s’échappa de sa bouche des flopées de « Coin-coin, coin-coin !... » qui n’en finissaient plus !... « Coin-coin, coin-coin, coin-coin !… » C’eut été risible si ce n’était pas aussi inquiétant !... Chef d’entreprise chez « Gésiers Confits », dans les Landes, avec ses coin-coin, sa fortune était faite… Pourtant, sa gamine pleurait... Les coin-coin, c’était bien pour un jouet, l’épaisseur musicale d’une carte postale, mais pas pour son papa...  

La tête dans les étoiles de ses pensées, le guide nous entraîna vers le petit étang. Au moins aussi nombreuse que nous, une confrérie de canards barbotait allègrement. Et que je te lisse mes plumes, et que je te trempe mon bec dans l’onde, et que ça papote, et que ça jacasse, au moins, aussi fort qu’un comité de jeunes fées espiègles, au bal des apprentis sorciers…
Leurs cancaneries bavardes, ce n’était que des « Quoi, quoi, quoi, quoi, quoi !... » et encore des « Quoi, quoi, quoi, quoi, quoi !... ». « Va serrer ton papa dans les bras, et embrasse-le très fort… », murmura notre accompagnateur. Aussitôt, elle partit étreindre son père, remplie de tout son amour sincère de petite fille. Les feuilles des arbres se mirent à trembler, les oiseaux se turent, les limaces grimacèrent ; un instant, l’ombre de la forêt étendit sa cape sur le bonhomme…

« Hum, hum, ma fille… », toussa le chef d’entreprise ; « Coin-coin », commérèrent en chœur, les coquins canards… Tout à coup, mon portable m’indiqua un message ; il y avait écrit, par la dame de mes pensées, « Je t’aime aussi… ». Heureusement qu’on n’était pas loin… des antennes de l’autoroute…

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21 novembre 2020

L’embauche 141120 (Pascal)


Début mars 89 (1989), dans un bureau sévère, j’étais au garde-à-vous, devant un recruteur à l’embauche, chez notre grand électricien national. Je savais que dans le couloir, il y en avait des dizaines qui attendaient leur chance, derrière moi et, sans réelle tension, j’essayais de me vendre au mieux de mes qualités. À l’intensité de ses questions directes, je répondais par des réponses sans résistance, inductives, se voulant attractives, remplies de mes capacités, de mon savoir, de mes diplômes, et de mon entrain à vouloir intégrer la Maison.
Aussi, je lui lâchai ma botte secrète, ce qui faisait ma fierté : ce difficile diplôme que j’avais acquis à la sueur des cours du soir, en semaine, et sur le pré de samedis entiers à jouter sur la table de la salle à manger, jusqu’à sacrifier ma vie de famille ; paradoxe, pour tenter de la faire mieux vivre. Dans la vie, on est souvent mal récompensé de ses efforts, j’ai remarqué. Au mauvais moment, mal reconnus, la vaillance et le courage n’ont pas de récompense véritable à hauteur de leur dévouement…

« Vous avez le BP d’électromécanicien ?... Option appareillage, mesure et régulation ?... « Mais des brevets professionnels d’électromécaniciens, on en a une « prétore », jeune homme !... À l’heure d’aujourd’hui, même nos releveurs de compteurs en sont pourvus !... », me dit-il, avec une réelle véhémence, un aplomb d’orateur, debout, à la tribune de son incontrôlable fatuité...
D’abord, son « jeune homme » m’avait un peu hérissé le poil ; je n’étais plus un gamin pubère, sortant du CAP, et se bouffant les ongles ; tenant la barre du frêle voilier du couple, j’avais femme et enfant, un loyer, des fins de mois difficiles qui duraient deux semaines, etc. Du bon côté du bureau, il en profitait ; de sa bouche en feu, sortaient ses phrases toutes faites, tels des boulets de canon lancés de son vaisseau, baptisé sur sa porte : « Bureau d’embauche ».

Ensuite, ce… « prétore… » Avais-je bien entendu ?... Sa langue de tribun avait-elle fourché ?... Était-ce un piège que je devais éviter ?... « Prétore… Prétore… », je suis sûr que tous les dictionnaires auraient bouté ce mot d’entre leurs couvertures comme Jeanne d’Arc, les anglais, en son temps. Aussi, un peu diplomate sur les chances de mon avenir, je ne devais pas reprendre mon interlocuteur sur le mot qu’il avait employé ; c’eut été un motif de licenciement, un court-circuit, avant même d’entrer dans cette boîte.
« Une prétore… » Je ne connaissais pas ce mot ; peut-être qu’en entrant dans cette boîte, je ferais partie d’une garde prétorienne, au plus près des intérêts des missions qui me seraient confiées. Peut-être que je bosserais avec le grand boss, en personne ; je savais que je lui devrais le respect, mais quand même… Mais je ne voulais qu’être monteur, moi !... Grimper sur les poteaux, être à la hauteur, raccorder les clients, les dépanner au mieux des intérêts de tous, marquer des heures supplémentaires, et rentrer chez moi, avec ma paie, comme le sésame d’un mois de travail honnête !...

Si je ne disais rien, c’était comme entériner ce mot, que je l’acceptais comme viable au sein de la grande entreprise et, à contrecoeur, dans celui de mon entendement. C’était faire allégeance à son illettrisme et, par-delà, qu’il comprenne la mienne, et qu’il me fasse entrer, dare-dare, dans la poubelle pleine… des recalés.

C’était ambigu ; j’avançais en terrain mouvant où un seul faux pas m’aurait entraîné dans la tourmente des « Au suivant !... » Comment lui faire comprendre que le mot « prétore » n’existait pas, sans le vexer, dans son côté m’as-tu-vu ? Pourtant, j’avais du mal avec ma conscience ; éclairer des vessies en faisant croire qu’elles étaient des lanternes, ce n’était pas dans mon tempérament. Je savais qu’arrivés à un certain poste, dans la hiérarchie, certains (certaines) s’autorisaient à inventer, au fil de leurs diatribes discoureuses, des mots extraordinaires, des mots révolutionnaires, puisqu’on ne pourrait pas les reprendre dans notre modeste position de petit soldat. Ha, des vertes et des trop mûres, si vous saviez comme j’en ai entendu, dans ma carrière !... J’en connais qui auraient fait fortune de points, en jouant au Scrabble !...

Pourtant, ce type, avec son air de premier de la classe, il était bien plus érudit que moi ! Il avait fait de si hautes études, qu’en levant simplement la main, il devait toucher la lune ! Si cela se trouve, les cratères, c’était de sa faute ! Il me regardait comme si j’étais une fourmi ! Peut-être souffrait-il de dyslexie ? Vous savez, une de ces maladies arrangeantes qui font passer la pilule ? Peut-être qu’il prenait les l pour des r, ou bien avait-il un accent du sud-ouest complaisant ? C’était peut-être un ajustement de vocabulaire pour se rendre plus compréhensible auprès de l’interlocuteur que j’étais ; avais-je l’air si benêt ?...

Au contraire, pris d’une grande vague de scepticisme, j’essayais de lui trouver des circonstances atténuantes. Je me demandais si c’était lui qui passait un entretien  d’embauche ou si c’était moi ; pire, j’en arrivais à la conclusion que cette boîte, malgré toute son aura, était mal tenue. Devais-je le prendre pour un c…, rétorquer que je n’avais pas l’étoffe d’un héros, pour entrer dans sa garde prétorienne, que je n’étais pas assez entraîné pour cela ? Je ne savais même pas que les vêtements « Image de Marque », c’était une armure épaisse contre des potentiels assaillants…  
En cours du soir, à ce fameux BP, j’avais appris les nombres complexes, je ne savais pas encore toute la complexité de cette boîte. Aussi, dans la queue du trottoir des embauches, j’étais là pour me vendre. Son « prétore », gros comme une maison, je lui laissais trouver sa place, un jour, dans des mots croisés bienveillants…

Le nez penché sur mon dossier, il continuait de loucher sur mes états de service ; cet Audiberti, on aurait dit un voyeur, l’œil dans la serrure du dortoir d’un pensionnat de jeunes filles. S’il continuait avec son cheveu sur la langue, j’étais maintenant pilote de haute voltige au lieu d’être soudeur, Saint-cyrien à la place d’être un ancien mataf, titulaire d’un diplôme des sciences appliquées, etc.
Il ne disait rien ; il attendait, sans doute, que je relève ce « prétore » à la barre de son prétoire. Il savait que je savais ; chat ou souris, c’était un jeu de dupe au dénouement irrévocable. Je fermai ma bouche ; après dissertation, après concertation, il m’embaucha ; on sera « prétore » plus un, me dis-je, tandis qu’il me tendait la main…  

7 novembre 2020

Participation de Pascal

 

"Un neume averti en vaut deux"

 


 

31 octobre 2020

Lettre à Pierre (Pascal)


Tout va bien, mon Pierrot ? Comment passes-tu l’isolement de ce Covid ? Depuis la retraite, as-tu des nouvelles des uns et des autres ? J'ai eu un bref échange avec Hoc, (Pham Xuan) sur le net ; de l’horoscope aux sites de rencontre, il est toujours à la recherche de sa bonne étoile ; c’est difficile de trouver la bonne étoile, quand on n’est pas astronome. Fin 2019, je suis passé au boulot, j'ai vu Christophe, Franck était en préretraite, Nico m'avait fait la bise, comme si j'étais un vieil oncle revenu d’Armorique, Véro était partie sous d'autres cieux ; enfin, nos bureaux et nos décors, c'était un autre monde…

Parfois, le boulot me manque ; non, c'est surtout les vingt ans de moins qui me manquent. Dans les couloirs, les parfums et les sourires des filles (des femmes), le bruit des talons de leurs chaussures était comme une marche militaire en robe d’été et, sans nous en rendre compte, nous marchions tous au pas. Avec ces onguents rajeunissants, l’ego lustré comme à la parade, montés sur nos ergots, il y avait de quoi nous tenir impeccables, nous raser chaque jour de près ; dans ce présent faussement féerique, on avait le plaisir d'affabuler avec le passé ; on était tous un peu mégalomanes avec le futur…  

Les bonjours du matin, les mains fraîches, le café, les vannes, le langage technique, c'était à l'intérieur de notre petit monde autarcique ; c’était notre pain, notre confinement quotidien dans nos locaux. Nos rencontres fortuites dans les couloirs, comme des embuscades convenues de tous les jours, où nos bises claquaient sur des joues, étaient des grands moments d’air frais. Je peux te le dire, aujourd’hui ; à divers degrés, j’étais un peu amoureux de toutes…  
Je savais l’haleine perfectible de celle-ci, la petite tache de renvoi sur l’épaule du nourrisson de celle-là, les semelles boueuses de celle-ci, le fil de l’ourlet défait sur la couture de la jupe de celle-là, les lèvres de celle-ci, jamais loin des miennes, la mèche de cheveux de celle-là caressant ma joue. Je reconnaissais les voix dans le couloir, le bruit des pas sur le carrelage, et encore le parfum timide ou sauvage, dans un courant d’air, entre deux portes. Je savais leur humeur, leur besoin de rire, leur tristesse ou leur contrariété même cachée par du maquillage au masque hypocrite.
Il y avait toujours un coup de téléphone perturbateur, un péquin, avec une affaire à la main, qu’il fallait débrouiller, un dossier urgent à gérer, une petite réunion informelle, pour rompre le charme de nos retrouvailles matinales. Et puis, chacun vers son bureau, on repartait à nos activités ; on se replongeait dans la routine du devoir professionnel.  

Entre nous, tu vois, je préfère n’en rencontrer aucune. Encore ambitieux, je laisse à mes souvenances, le soin de toujours les pomponner au mieux de leur féminité, comme mes yeux de vieux quarantenaire séducteur les admiraient à l’époque.
Depuis, elles se sont même épanouies dans les brumes avantageuses d’une compassion aussi sage que généreuse que mon sablier a saupoudré, avec ces dix années de retraite, bien loin de ces champs de bataille.
Quand on a baissé les armes, mis l’armure de sa libido au crochet, sur le cintre d’à côté, on regarde en premier ses mémoires de femmes ; je crois que ce sont les meilleurs souvenirs qu’on puisse avoir dans le placard du Passé ; j’ai jeté la clé pour ne jamais les oublier…  

Aujourd’hui, toutes ces têtes nouvelles dans les bureaux, peu ou prou, on les a formées à notre profession ; même s’ils bossent avec des outils modernes, avec un autre langage, c’est peut-être les enfants virtuels qu’on a eus avec nos collègues de l’époque. Aucun ne m’a dit papa, c’était rassurant ; avec ma retraite de cigale, j’aurais du mal avec les retards de pension…  

Porte-toi bien, mon Pierrot ; si l’on ne peut se protéger des rides, on peut encore espérer, face au Covid.

Bien à toi.


Pascal.

17 octobre 2020

Le Kamasutra (Pascal)

 

Au milieu de la ruelle, assise sur un tabouret bien trop petit pour ses fesses, entre ses bras et ses jambes, qu’elle agitait dans le désordre, elle ressemblait à une pieuvre échouée sur un rocher, et ne sachant pas s’en décrocher. Aussi, telle une poissonnière vantant sa raie, sur l’étal de la passe, elle haranguait ses potentiels clients ; avec les bancs d’Arpètes qui croisaient dans ses environs, tous frétillants, elle n’avait pas besoin de modifier son message de pécheresse… « Viens, mon petit loup !... Je te montrerai toutes les positions du Kamasutra !... » Ça sentait la sueur animale, le rut de rue borgne, le barbeau en maraude, la fleur d’alcôve aux pétales mille fois effeuillés et qui s’arrête toujours à « Pas du tout ». « Approche… », continuait-elle ; je t’apprendrai l’amour en trois dimensions !... ». Ce genre de représentation, à même la rue, dans l’ambiance sur-alcoolisée et les bousculades, je vous jure qu’il y avait de quoi mal dormir, quand on a à peine seize ans ! Toutes ces images de cinéma de minuit, ça oscillait entre cauchemars et fantasmes, et ça laissait des souvenirs qui ne s’effacent jamais…

« Dis, c’est quoi, le Kamasutra ?... », demandai-je à mon pote de virée… « Un patelin ?... Un pays ?... Une venelle dans la basse ville de Toulon ?... ». Je regardais en l’air comme si la réponse à ma question allait m’être soufflée par le vent. Le linge aux fenêtres dansait avec les courants d’air de la rue ; il y en avait tellement que je me disais qu’ils devaient être tous à poil, dans leurs appartements, le temps qu’il sèche…
« Ben, j’en sais rien… », me dit-il. « Le dernier livre de c… que j’ai lu ne parlait pas de cette contrée… », « C’est peut-être le permis de faire l’Amour, comme pour le permis de conduire ; il y a des épreuves à réussir comme le créneau, le doublement, les clignotants, ou la quatrième, « Et tout se passe sur un parking, dans le périmètre d’un matelas… », dis-je… « Tu crois que c’est une question de levier de vitesse ?... », « À coup sûr, puisque la grimpette avec la dame ne dure jamais plus de dix minutes, habillage et déshabillage compris !... », « Et comment peut-elle tout savoir du Kamasutra, si elle reste toujours collée sur son tabouret ?... », « C’est peut-être une recette de cuisine… »
Les allées et venues étaient comme des marées hautes et des marées basses ; il suffisait qu’une bordée de tafs s’embringue dans la ruelle pour qu’elle déborde tout. Quand elle disparaissait, la pieuvre revenait à la surface et reprenait son souffle en récitant ses phrases clés. Il y avait des types qui discutaient avec la dame comme s’ils savaient tout du Kamasutra...

« Les positions du Kamasutra, à mon avis, c’est comme le « garde-à-vous », le « repos », le « Présentez les armes » et le « Fixe », « C’est peut-être la voie lactée des plaisirs, avec tous les signes du zodiaque !... », « Si le ciel s’y met aussi… », « Il paraît que c’est le septième, avec plein d’étoiles en sus… », « On demandera au second (maître) de la Compagnie… », « T’es pas fou ?!... Ce sont des choses qui ne se demandent pas !... Aussi sec, il va nous envoyer balader sur les roses !... » « Est-ce que ces différentes positions du Kamasutra modifient le prix de la passe ?... », « C’est au kilo ?... », « T’ain, quand on signe l’engagement dans la Marine, ils pourraient nous refiler le bouquin du Kamasutra avec le paquetage ! On aurait l’air moins nigauds, à cette heure !... »

« Après tout, c’est peut-être la grande bible des positions de l’Amour !... », « Alors, c’est mettre le petit Jésus dans la crèche… », « Si tu veux… », « Ce serait comme la liste des belles cabrioles de judo… », « Faut mettre un kimono pour les prises d’Amour ?... », « Et si on garde les chaussettes, ça marche, le Kamasutra ?... », « Le Kamasutra, c’est pour varier les plaisirs, modifier les angles de tir, agrémenter les impressions ; c’est comme les différentes figures d’un feu d’artifice, c’est un spectacle son et lumière, avec différentes couleurs… », « À nous, le gros pétard !... »

À part faire les imbéciles et dire des bêtises, on n’était pas plus avancés ; ce Kamasutra qu’elle vantait dans l’éventail de ses talents, c’était comme dans une vitrine de glaces où l’on ne connaissait qu’à peine le début du goût de la vanille ; il nous manquait les coups de langue experts et la connaissance de plein d’autres parfums… « T’en connais, toi, des positions ?... », « Y’a celle du missionnaire, parce que ce soir, on est en mission !... », « T’es con… », « Sérieux… », « Ben non… », « Moi, je connais le soixante-neuf… », « Mais on n’est que deux !... », « T’es con… », « Dis ?... Le Kamasutra, ça marche aussi dans les autres pays ?... », « On va déjà commencer par le nôtre ; pour les escales lointaines, on verra après… »

« C’est fou, ça ! L’Amour, on va le faire des milliers de fois dans notre vie, et on n’a même pas le manuel de fonctionnement !... Pas un poil d’un début d’explication !... », « Ça s’apprend sur le tas… », « Ce doit être le raffinement dans l’art de faire l’Amour, la complicité dans la galipette, l’extase de tous les frissons conjugués à l’unisson… », « T’en sais des choses… », « Ce n’est que de la théorie… », « Devant une bougie, c’est peut-être des ombres chinoises qu’elle reproduit avec son corps contre le mur de sa chambre, et c’est à nous de les deviner… », « Moi, en tout cas, je reconnaîtrais les petites cuillères, le lotus, la levrette !... », « Ouah, ouah !... », « T’es con… »,  « Faut aller demander à la dame, c’est une experte dans l’ouverture de ses compas… », « Chiche ou pas chiche ?... », « On est Apprentis, on est là pour apprendre !… » Un peu gauches, mais déterminés, nous nous approchâmes de la pieuvre au tabouret ; c’était sûr : avec son Kamasoutra, en turlute majeure, elle allait nous aspirer nos… quelques billets…

Kama

 

 

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10 octobre 2020

Le Bonhomme Jacquemart (Pascal)


Au début du XVème siècle, comme beaucoup d’autres villes, Romans voulut se doter d’une horloge publique. Naturellement, en la rehaussant de plusieurs mètres, on choisit la tour de la forteresse pour cette implantation.
On allait enfin pouvoir lire l’heure à chacun des moments de la journée. Romans allait vivre au rythme des heures entreprenantes, pendant cet emploi du temps de tic-tac. Simplement, en tournant la tête vers le cadran, on saurait à la minute près quelle heure il serait. Les gamins allaient apprendre l’heure en les comptant et les anciens les occuperaient en justifiant leurs habitudes. « Il est et un quart ! », « C’est l’heure du bain ! », « Il est la demie ! », « C’est l’heure de l’apéro ! », « C’est midi ! », « Bon appétit ! », « Tu peux sortir ton pain du four !... », « J’attends moins le quart !... », « Mais ce n’est pas l’horloge qui vient de sonner ?... », « Je suis en retard !... » Notre ville allait vivre sous le joug de l’exactitude du Temps. Nous allions entrer dans un emploi du temps aux séquences journalières implacables.
Réfractaires, les ouvriers regarderaient le cadran de l’horloge jusqu’à la dernière seconde pour reculer l’échéance du boulot et les patrons râleraient en les attendant devant leurs usines. On allait comparer les angélus du voisinage avec celui de la tour. Religieux et laïques allaient s’affronter par cloches interposées et on se demanderait qui est en avance et qui est en retard. Plus tard, les culs-bénits régleraient leurs montres à gousset à l’appel de l’église, les païens et les parpaillots, leurs tocantes, à l’heure de l’horloge publique.
Bien sûr, les vieux n’en voulaient pas de cette invention du diable ! Ils continueraient de regarder le soleil, sa chaleur, ses inclinaisons, ses effets d’éclairage, ses courses d’ombres, en fuyant cette modernité tapageuse ! Les ressorts, les contrepoids, les balanciers et autres pignons baladeurs, mais ce n’était que machine infernale !... Tous les cadrans solaires de la ville en prendraient un sérieux coup dans l’aile…

La ville partit chercher un metteur au point à la précision suisse ! Tu parles, ce n’est pas donné, les experts en horlogerie, surtout s’ils sont helvètes ! L’heure des hommes a un coût ; heures, minutes et secondes, c’est or, argent et bronze.
Originaire de Fribourg, le Pierre Cudrifin, le fameux metteur au point de chez tic-tac, il réclamait ses six cents florins d’or pour réaliser son œuvre ! Mieux aurait valu lui acheter quelques fromages des alpages, du chocolat de ses vaches bleues ou même des edelweiss par bottes de douze ! Six cents florins d’or ?!... Une vraie fortune !... De quoi nourrir cent familles de tanneurs des bords de la Martinette pendant mille ans !

Bref, le pognon, on ne l’avait pas. Nous, on voulait l’heure mais on n’avait pas l’or. On pouvait le payer en godasses, en pognes, en ravioles, en tommes mais, lui, il voulait du sonnant et du trébuchant. Les suisses, c’est toute une confrérie d’horlogers et de banquiers ! Même poliment, si vous leur demandez l’heure, ils vous répondent en donnant leurs numéros de compte chez UBS !
Après des tergiversations qui durèrent jusqu’à point d’heure, pas con, le neutre intéressé, il reprit ses billes et son automate brinquebalant aux savants pilonnages temporels. Et puis, il n’avait qu’à aller se faire voir, lui et son batteur d’opérette ! On saurait se débrouiller sans ses aiguilles de tricoteur du Temps !

Mine de rien, à Romans, on était dans la merde et encore incultes du Temps qui passe. Les gosses ne savaient toujours pas compter, les vieux se moquaient et les ouvriers arrivaient en retard à l’usine… Seules, les cloches des églises avaient des tintements allègres, enjoués, heureux, moqueurs…
C’était bien beau, tout ça, mais maintenant, qui allait s’occuper de marteler les heures ?... Nous, les fiers romanais, notre jugeote est à plusieurs étages, à plusieurs embouts, c’est notre couteau suisse !  On phosphora pendant des conseils municipaux et très vite l’idée jaillit. On ferait une petite annonce, un avis de recrutement… Devant la mairie, sur tous les platanes des places et les murs de la cité, on put voir affiché cette singulière offre d’emploi :

« La ville de Romans cherche un solide marteleur de cloche, sachant compter jusqu’à douze et insensible au vertige. Emploi sous abri, travail de nuit, bonne robustesse et sobriété exigées. Le marteau est fourni par la ville, temps libre entre les heures, les demies et les quarts. Tenue correcte exigée. Prévoir un bel habit, un costume d’époque propre et pimpant, justifiant le siècle d’appartenance. Exonéré de la taille et de la gabelle, levers et couchers de soleil assurés, il devra s’acquitter de son office du Temps avec une grande énergie et une ponctualité irréprochable. »

Bien sûr, il en vint des campagnes et des vallées, de tout le canton et des collines ; tous voulaient se taper la cloche avec ses avantages… Marteleurs mélomanes, ferronniers, bûcherons, du tempo à l’enclume jusqu’à la cognée, ils avaient tous postulé. Il fallait élaguer…
L’un ne savait pas compter, on ne pouvait pas compter sur l’autre, le tournis de celui-ci, la peur de la solitude de l’autre, et comment payerait-on les heures supplémentaires du changement d’heure légale, à quel âge sonnerait la retraite, est-ce qu’on avait droit au litron de pinard aux heures les plus froides de l’hiver, est-ce qu’un cache-nez réglementaire était prévu à la dotation vestimentaire, les terribles nuits de vent du Nord ?
Avec un automate, on n’aurait pas eu toutes ces questions d’ordre syndical à régler ! Un peu de graisse, de peinture, des bons contrepoids et le tour était joué, s’écrièrent les consuls en place !...

C’est un revenant de mer, peut-être un ancien galérien, un marin d’antipodes, ou un bateleur sur l’Isère, qui a saisi l’opportunité. Il avait décroché la timbale ; il avait l’allant de celui qui veut le job. Au garde-à-vous, dans son uniforme de belle prestance, il passa toutes les épreuves du questionnaire avec succès. Il savait compter, il était patient, il était ponctuel, taciturne mais efficace. Sur l’heure, il fut mis à l’essai et, donc, le fameux 2 mars 1429, il prenait ses fonctions…  

L’altitude, la solitude, le blizzard, la bise, les bizets, le brouillard, n’avaient pas d’incidence sur ses capacités à proclamer les heures du jour et de la nuit. Je crois qu’il appréciait la tranquillité de l’ermitage, loin de la cacophonie et des troubles des hommes.

D’en bas, on pouvait voir son air un peu ravi, un peu halluciné, ses yeux dans le hasard, les moustaches aux quatre vents. Sous son chapeau officiel, il martelait la cloche avec zèle. Il mettait tellement d’ardeur à l’ouvrage qu’il était en avance sur tous les clochers des églises environnantes ! Il était le Jacques Bonhomme supportant les corvées de l’heure sans jamais se plaindre. En bas, les badauds se moquaient en regardant ses couleurs de perroquet !...

« Hé Bonhomme ?!... Qu’est-ce que tu fous là-haut ?... Tu comptes les étoiles ?... » « Tu sors ce soir ?... » « T’as rendez-vous avec la lune ?... » « Baisse la tête, t’auras l’air d’un sonneur !... » « Hé, frère Jacques, c’est l’heure de sonner les mâtines !... » « Là-dessus, tu vois Montmartre ?... »
Il ne descendait jamais de son perchoir ; il vivait de l’air du temps. Au printemps, il capturait les effluves des premières fleurs ; en été, son uniforme doré était l’attraction de l’horloge publique. L’automne le distrayait avec les feuillages des platanes aux tons roux et chamarrés courant sur les trottoirs. Il y avait même des feuilles étourdies de valse qui venaient le rejoindre dans sa guérite de carillonneur. Sa célérité à la tâche n’avait d’égale que sa ponctualité coutumière. Il faisait foi. « Il est quatre heures !... » « T’es sûr ?... » « C’est le Bonhomme Jacquemart qui l’a dit !... » « Ha, ben alors… » L’hiver, il retardait un peu les heures de l’après-midi pour que les enfants jouent plus longtemps avec la neige des places.

Un jour d’orage, il fut frappé par la foudre avec une telle violence qu’on crut qu’il avait déserté la cime de son clocher. Après la dissipation de l’épaisse fumée de l’explosion, il était toujours là, encore plus resplendissant ! Son uniforme étincelait de mille brasillements multicolores ! Il était fringant comme un Volontaire de la première heure ! Personne n’aurait pu le déloger de son office de marteleur ! Le Ciel l’avait… canonisé, la ville l’avait adopté. Immortel, il était devenu l’habile statue musicienne, le chantre des heures romanaises, l’Ami qu’on vient visiter en premier au retour d’un lointain voyage. Avec lui, le Temps prenait de la valeur…

Pourtant, un jour, il perdit la tête. On dit que c’est à cause d’une révolution, d’une de ces fantaisies humaines qui consistent à raccourcir la bille de tous ceux qui ne sont pas dans le rang. Moi, je crois plutôt que c’est à cause d’une belle, trop bien cachée derrière son ombrelle. Sur sa figure, roulant sur le sol, on voyait sa moustache frisée comme s’il l’avait tressée, entre ses doigts passionnés, pendant un languissement d’altitude. Avec quelques sermons laïques et des discours de calotin, on lui remit la tête sur les épaules avec les fastes dus à sa hauteur et une grue bien utile.

A l’époque, il était revenu à la charge, le petit suisse ! Il réclamait son dû !... « Oui, moi, j’ai fait tout le boulot ou quoi ! J’en suis de mon porte-monnaie ou quoi ! Vous n’avez pas le droit ou quoi ! Je vais porter cette affaire devant les tribunaux ou quoi !... »
Il regimbait, le Fribourg’s man ! *Il montait les tours !... Nos consuls ont objecté, quant au prix exorbitant de son automate, vu qu’on avait dépêché le nôtre sous le campanile.
Ils ont refait leurs comptes de florins ; additions pour l’un, soustractions pour les autres. Enfin, ils sont tombés d’accord sur cinq cents florins plus un octroi sur les vins et les denrées.

Voilà, vous connaissez l’histoire légendaire de notre Bonhomme Jacquemart ; celui qui nous assure ses coups de marteleur avec un grand courage et une régularité de métronome consciencieux. Ressentez-vous ces vibrations quand il s’active à nous donner l’heure ? De l’échine jusqu’aux talons, il me court toujours quelques frissons d’empathie médiévale quand je lui rends visite pendant ses heures de grande astreinte.

Des armées défilent au pas des fanfares, des danseurs gambillent aux rengaines des flonflons, des mélomanes s’extasient aux œuvres des grands orchestres. Lui, sur sa partition, et avec une seule note accordée et répétée au Temps, on sait la sortie de l’école, la pause cigarette, le bus de dix-sept heures, l’ouverture de telle devanture, la rentrée du lycée, le claquement des volets de celui-ci, la sortie du chien de celui-là, et tous ces petits détails de la vie romanaise qui cadencent l’ordinaire. Mesdames, ne lui faites pas tourner la tête ; il serait bien capable d’encore… la mettre à vos pieds…  

jacquemart-bonhomme



19 septembre 2020

Famille Dupont (Pascal)


Fallait-il que j’aille jouer les peintres d’aire de repos, en ce si bel après-midi de fin d’été ? Fallait-il que j’aille surligner cette peine tellement en rapport avec ma contrition habituelle ?
Mon frère, depuis quelque temps, je hante les travées mal gravillonnées de notre cimetière et, pour occuper ma raison, je me devais d’aller redorer notre blason, repousser les épines du temps et tous les dragons griffus de mon imagination perturbée.
Tel un cubiste organisé, chiffon, pinceau, peinture, tabouret, mouchoir, j’avais emporté tout l’appareillage nécessaire dans ma besace. Sur la route, ce retour vers le passé avait les brillances surannées de mes lunettes de soleil ; les feuillages roux du bord de la route me reconnaissaient ; les nids de poules n’ont pas changé de place ; les accotements abrupts ont toujours des envies de précipice…

Arrivé dans la place, fourbi de mon matériel d’enlumineur, d’un pas militaire, j’allai résolument investir notre pierre ; enjamber les quelques fleurs, les quelques plaques funéraires fut une tout autre affaire. Au chevet de leur chevalet, même avec l’humeur d’un paysagiste, on ne dérange pas les ans, et ceux qui les peuplent, impunément ; c’était comme une marque d’irrespect, une inconvenance ; sevré trop tôt, j’espérais presque une réprimande. Peut-être l’avais-je fait exprès pour entendre leurs voix parler, entendre « Pascal », dans ma pauvre tête malade…  

Me sentir si près et si vivant, avec autant de sentiments et autant de respirations, tel un alambic à vent, j’avais l’impression de prendre tout l’air du ciel et des environs et de le rendre avec de l’extrait de larmes pur. Mon ombre de pastelliste supervisait le travail, le vent me soufflait derrière l’oreille, les moineaux me surveillaient par-dessus l’épaule ; en penchant leurs tiges, les fleurs en plastique du voisinage jalousaient mon engagement…   

Il y a mille façons de se rapprocher de ceux qu’on aime ; lire leurs livres, apporter leurs fleurs préférées, arranger les faits divers d’antan pour les retrouver héros, soulever des souvenirs avec des rires, des chansons et des embrassades. Moi, je rejoignais le présent et le passé au bout de mon pinceau ; j’aimais ce rapprochement naïf. Si l’or des lettres a terni, l’amour d’un fils à ses parents est intemporel ; je peux leur chercher des défauts, les remettre en cause en regardant ma vie, supporter leur hérédité, un seul coup de revers de coude balaie tout ça…  

Le présent est si terne, si désenchanté, si incolore, si insipide ; mon imagination manque tellement de couleur. Les morts sont plus présents dans ma vie que les vivants, je trouve ; sans hypocrisie, ce doit être pour tout le monde pareil, quand les affres de l’âge dessinent le temps sur les visages. Fuyant en avant, sans se retourner, la jeunesse court vers son destin ; chez les vieux, il y a du délaissement, les escaliers sont pentus, la rampe est glissante. Mon pinceau de pessimiste fauviste avait bavé ; c’était comme si quelque chose ou quelqu’un avait voulu me faire arrêter ces cogitations alarmistes en forme de renoncement…  

L’après-midi était brûlé de grand soleil. À l’unisson, j’étais le point de connexion entre le Vercors, l’Ardèche, la vallée du Rhône et le nord du département ; j’étais le bâton du sourcier planté dans la terre drômoise, indiquant ostensiblement mes géniteurs gisant là ; j’étais l’ombre de la croix voisine plantée au mitan de notre pierre. Coloriste de souvenirs, sous l’auréole de ma casquette, je m’appliquais ; rien ne pouvait ralentir mon œuvre de rénovation. Ce jaune tirait trop sur le bronze, et pour mes parents, je ne concevais que d’or en médailles…  

Entre toi et moi, ici et là, il me semblait être observé par tous les habitants de la résidence ; le moindre frisson, le moindre déraillement en dehors de la cavité d’une lettre, la moindre tache, gênait et agrandissait le silence ; c’était surréaliste. En substance, j’entendais « Hé ! Tu débordes !... Applique-toi !... », (je pense que c’était papa), ou bien « Tu reviendras me voir pour la deuxième couche ?... », (c’était maman). Et puis, il y avait les autres, tous les autres. « Tu pourrais faire la mienne ?... », « Et la mienne ?… », « Et la mienne, aussi ?… »


Des souvenirs, j’en ai une montagne, au moins aussi haute que la Moucherolle qui pique le ciel avec son sommet sans neiges éternelles ; mes réminiscences heureuses le sont ; je ne pourrais prétendre trouver un meilleur témoin que le précédent, et que le précédent, encore. Retrouvant le soleil de mes sourires, elles se bousculaient en douceur au rythme de mon pinceau de pointilliste. J’avais déplacé mon tabouret ; derrière le marbre, des herbes vénéneuses attaquaient notre sépulture à grand renfort de ronces aux épines acérées. Très vite, je reviendrai guerroyer contre ces intruses, pour protéger nos terres…

Une à une, nos lettres s’ennoblissaient de l’or de mes tractations picturales ; au bout de mon pinceau, la sinuosité de chacune était un chemin de retrouvailles sans intervalle ; je voulais réussir la suivante mieux que la précédente, et je retournais au début de mon ouvrage pour légaliser l’effort à toutes ces belles. Au compte à rebours des finitions, on aurait dit des notes de musique sur la gamme de mon abstraction miniaturiste ; c’était l’alphabet de l’Amour filial ; c’était un renouveau pictural, une promesse événementielle, le Souvenir ornemental reconduit à ses origines, comme la vraie preuve de son importance…

Peut-être, nos deux sœurs viendront tâter de l’éternité dans notre enclos ; ainsi, la généalogie familiale se recomposera sous la pierre de la perpétuité. C’était rassurant de penser à cette fratrie que rien ne dérangerait plus. Tout à coup, induit par ma mission terrestre, impressionniste, je n’étais plus le peintre réparateur de l’outrage du temps, j’étais la couleur de mon pinceau ; j’avais capturé le coup de vent, je l’envoyais souffler sur mon œuvre ; en déplaçant l’épaule, le soleil séchait ces larmes d’or ; en fermant les yeux, je nous voyais tous sur la photo de famille…

On ne peut prétendre trouver un meilleur emplacement, ici, mon frère. Dans l’épais manteau de l’éternité, l’hiver, on laissera courir le vent du Nord sur notre sépulture ; l’été, en petites incartades posthumes, on ira s’asseoir sur les rebords du mur du cimetière ; on comptera les visiteurs ; on accueillera les nouveaux arrivants ; on agitera leurs fleurs ; on compatira sincèrement. Illustrateurs d’éternité, la nuit, on jouera les feux follets ; on laissera grincer le portail ; on aura des jeux d’immortalité. Au printemps, on regardera arriver les hirondelles et, à l’automne, quand elles s’en iront, on ira se poser sur leurs ailes, pour si des fois…

Navré, déconfit, atteint par la limite des lettres, d’arabesques brillantes en circonvolutions étincelantes, j’avais bientôt fini la signature de notre nom ; nabi en partance, j’avais beau allonger mon pinceau dans des belles révérences, je consommais l’adieu avec les deux dernières consonnes. L’ignoble et grinçant compte à rebours avait commencé ; je revenais en arrière, je grattais des taches invisibles, je perfectionnais, j’essuyais, je chipotais, je recomposais, je traînassais…

Tu crois qu’on viendra repeindre nos lettres, longtemps après notre absolution, mon frère ?... Est-ce que nous serons une petite partie de l’or des comètes en train de briller dans une constellation visitée ou bien, relégués dans l’oubli, devenus illisibles ? Vont-ils nous réduire, nous concasser en poussière d’étoiles et nous jeter aux quatre vents ? Pour reculer l’échéance, puisqu’il ne faut rien attendre de nos enfants, symboliste borné, je passerai une troisième couche, et même une quatrième ; cela me rassurera, et cela fera plaisir à maman…

18 avril 2020

Marie (Pascal)


« Parle !... Dis quelque chose !...

Essuie le sang qui coule de ta bouche tordue, tu es en train de tacher notre bel uniforme. Celui qu’on nous a donné pour patauger dans la boue, sauter sur les mines et se laisser déchiqueter par la mitraille…

Allez, respire !...

Tu sais bien que je ne peux pas rentrer au Pays tout seul ! Et puis, qu’est-ce que je vais faire sur ce maudit champ de bataille sans toi ?  Il a plu tellement de bombes sur nos têtes qu’il a fait nuit toute la journée et je ne sais plus de quel côté est la guerre. Je n’entends plus rien et j’ai un sale goût au bord de mes lèvres desséchées. J’ai dû vomir tant de fois, pour tous les morceaux de chairs calcinées, découpées, qui traînent çà et là...
Le combat fut atroce et une maudite baïonnette est restée empalée en plein milieu de ta poitrine. Tes mains ont bien essayé de la faire sortir mais elles restent figées, collées contre cette ferraille aiguisée comme une faux au début d’une belle moisson de blés mûrs…

Marie t’attend chez nous et toutes les lettres enrubannées dans ton barda sont là pour te faire revenir bien vite. Elle a fait courir sa plume pour te garder vivant et elle a usé tellement de chandelles pour rester avec toi des nuits entières à distance avec son parfum et ses pleurs, pour sceller les enveloppes. Te voilà bien décoré avec cette médaille plantée bien profond, si près de ton cœur. Les brancardiers vont bientôt arriver, il y a tellement de fumée…  
Regarde ! Il y en a qui courent sans plus savoir où aller. Ils chargent à l’envers, sans leurs  fusils. Ils repartent sans plus rien comprendre et leurs yeux sont dans ce brouillard infini. Ici, c’est la fin du monde et c’est l’enfer qu’on est allé combattre…  

J’ai très mal aux jambes mais je ne les sens pas, et tu m’es tombé dessus. Je n’arrive plus à bouger… Je vois la vierge de ta communion qui dépasse, sur ton cou noirci. Tu te rappelles quand on était gamins ? On avait caché les cierges de l’église avant la grand messe et le curé les a cherchés sous les bancs et, nous, on riait de le voir courir, avec sa robe sur les genoux, dans toutes les travées. Pour ça, on ne s’est jamais confessé…

Arrête de saigner, il ne va plus t’en rester pour rentrer à la ferme. Pour sûr, qu’avec ta blessure, ils vont te renvoyer chez nous avec les galons de caporal, au moins !
C’est Marie qui sera fière de toi avec ton bel uniforme recousu. C’est elle qui va parader accrochée à ton bras, dans la grande rue du village.
Depuis toujours, elle t’a voulu pour mari, depuis même la petite école dans la cour ; déjà elle te courait après, avec ses petites jambes et ses longues nattes. Elle cachait ton béret pour te taquiner et toi, tu faisais semblant de ne pas le trouver…Elle va s’apercevoir que ta moustache est encore plus belle et elle va y accrocher son cœur. Je suis sûr qu’elle connaît déjà les prénoms de tous vos enfants qui vont arriver…  

Et puis, le père a besoin de toi. Il se fait bien vieux et il y a tellement de travail aux champs qui t’attend au retour. Tu te rappelles quand on avait attrapé les grosses truites du torrent ? On avait attendu toute la nuit avec nos cordeaux en regardant les étoiles et par moments, on sentait des touches si fortes qu’on transpirait de savoir ce qui était au bout. Au matin, on a tiré doucement et c’était lourd, c’était bien… On a pu éviter le garde-champêtre mais j’ai encore les cris de son sifflet rouillé dans un coin de ma tête si lourde.
Arrête de refroidir, tu deviens tout blanc et j’ai du mal à te reconnaître. Tu as vu ?... Il y a les jambes d’un pauvre gars, plantées dans la glaise juste à côté ; il courait si vite qu’il les a oubliées, sans doute… Mais j’arrive plus à bouger, tu deviens trop lourd…  

Tu te rappelles, à la fête du village, quand on avait fait le concours ? Je t’avais porté en courant jusqu’à l’église en faisant la course avec ceux des autres villages alentour et on avait gagné le jambon et les cocardes du premier prix !... Je crois bien que c’est ce soir-là que tu avais embrassé la belle Marie pour la première fois ; tu étais tout fier et tu me le racontais tout le temps, pour me rendre jaloux… Vous êtes même allés au bout du champ de mon père, derrière la haie de troènes en fleurs. Oui, celle où on ne voit rien au travers et qui ne sent pas bon… Allez, ne fais pas l’innocent, je t’avais suivi. Je vous entendais rire et, moi, je mordais mes lèvres. Je te l’avais jamais dit... Mais c’est du passé tout ça, je sais bien qu’elle est pour toi…  

Tu n’arrives pas à m’entendre ?... C’est normal, il y du sang noir qui coule de tes oreilles découpées... Mais tu souris quand même... J’ai froid... Pourquoi on est là ?... Je ne sais même pas lire les journaux qui disaient qu’il fallait faire la guerre. On était tout fier avec ces uniformes et regarde dans quel état on les a mis…
Tu sais ?... Je m’engourdis et tout se trouble autour de moi. Les secours vont arriver. J’espère qu’ils nous voient, on doit faire un tas en couleurs tous les deux avec nos restes d’uniformes un peu bleus, ta peau devenue blanche, et notre sang rouge ; on abreuve nos sillons et je crois qu’on va manquer les semailles. On va nous faire un monument, je crois… Écoute !... Tu entends notre clocher ?... Le curé doit forcer sur sa corde pour faire rentrer ses petits…J’ai mal… Tu as vu ?... Le ciel se dégage enfin… Il fait soleil entre ces nuages. Tu entends… cette musique ?... Je vais dormir… un peu et me laisser… bercer, je rêverai… peut être… sans les… cauchem… ».
 
« Il y en a deux là, l’un sur l’autre… Te presse pas, ils sont morts, celui-là a laissé ses jambes… ».

11 avril 2020

Sofa away (Pascal)


Te souviens-tu ?... Confinés d’amour, dans notre petit appartement, tous les jours, nous apprenions à le faire. La somme de nos deux âges, c’était la quarantaine ; c’est pour cela qu’on s’enfermait loin du monde souffreteux et de ses agitations guerrières. Les volets à l’espagnolette, dans un moment de matin, seul le soleil pouvait nous rendre visite. Sa clarté voulait nous surprendre dans notre lit douillet. Pour t’enlever, pour t’envoûter, il « vertébrait » la poussière, il la maquillait en paillettes multicolores qui s’élevaient jusqu’à ressembler à un galant cousu d’or. Divinement impudique, vêtue d’une seule barrette, tu allais jusqu’à la fenêtre, tu te plaçais dans son rayon lumineux, tu te laissais éblouir, et j’étais jaloux, et je venais te chercher, et je venais te soustraire à ses sortilèges savants…  
 
Comme deux gosses, on se courait après, autour de la table ; je ne sais plus qui rattrapait l’autre ou qui se laissait prendre. On se donnait des gages ; diablesse, ensorceleuse, avec des effets de sourires enchanteurs, des doses savantes de chair blanche découvertes, un trait de parfum accaparant mes narines frémissantes, tu savais rallumer le feu de ma passion ; en braille de mes doigts, de ma langue, au jeu de piste de mes sens, j’avais des chemins balisés à caresser, des collines à visiter, des forêts à traverser, des grottes à explorer. À pleines dents, je croquais dans le fruit offert. À deux, on tenait le monde ; on s’exerçait à le repeupler en riant, en râlant, en criant. Essoufflés, sur ce sofa défoncé, encore, on s’échangeait nos frissons, nos murmures, nos secrets, nos illusions ; on se tricotait un futur ambitieux en forme de bonheur…  

Te souviens-tu ?... Quand tu sortais de la douche, je te réchauffais, je t’essuyais avec la grande serviette, tu cherchais un baiser, et tu volais le chewing-gum dans ma bouche. Au coin du sofa, comme deux souris affamées, on grignotait des gaufrettes et quand on s’embrassait, quand on se redécouvrait, on léchait nos miettes. On dansait nus, on avait les mêmes refrains de chanson, on fumait la même cigarette, on buvait dans la même bouteille d’eau ; tu me donnais la becquée, j’essayais tes bagues, tu tentais ma chemise, je récupérais mon chewing-gum, et je te regardais te recoiffer dans la glace de la vieille armoire, et ma seule pensée, c’était de te reprendre dans mes bras…  

Telles deux mouches éprises, sous l’éclairage de l’ampoule-lustre, on se tournait autour ; on cherchait la faille, j’étais taureau, tu étais banderille, j’étais Pégase, tu étais Vénus, j’étais Dylan « Just like a woman », tu étais sa guitare, et mes doigts couraient sur ton corps à la recherche des meilleurs accords. Coude à coude, yeux dans les yeux, pendant de longs silences connivents, chercheur de saphir et de topaze, je scrutais le fond de tes pupilles ; en apnée d’admiration, dans l’immensité de ces bleus abyssaux, je voyais des trésors, je voyais mon avenir, je voyais mes décors. Toi, comme si tu ne savais pas que tu étais aussi la détentrice de mon âme, tu cherchais toujours à savoir ce que je pensais. On faisait semblant de bouder pour mieux nous retrouver…

Te souviens-tu ?... Nos gourmands bouche-à-bouche nous ravitaillaient d’Amour, nos somnolences nous enlaçaient, nos endormissements nous scellaient aux mêmes paysages voluptueux. Quand je me réveillais de cette douce léthargie, j’avais le nez dans ton cou, j’étais bercé par ta respiration, réchauffé par la chaleur de ton corps ; je flottais dans une allégresse incommensurable, et je ne savais pas si je rêvais ou si c’était la réalité. Zéphyr de désir, en soufflant doucement sur ton duvet, je créais des frissons courant sur ton corps et, explorateur infatigable, je cherchais où ils pouvaient se cacher…

Tout ça, c’est si loin…  

14 mars 2020

Orant (Pascal)


Dans le « Défi du Samedi » de cette semaine, voilà proposé un mot que je ne connaissais pas ; c’est vrai qu’au bistrot, on n’emploie pas beaucoup ce genre de vocabulaire ; admettez : il est plutôt difficile à placer dans une conversation avec quelqu’un qui a un coup dans le nez. Pourtant, il y en a qui réclament la tournée, les deux bras au ciel ! D’autres font des signes désespérés pour rameuter la serveuse jusqu’à leur table ! D’autres encore racontent la truite qu’ils ont soulevée de la rivière en écartant les mains d’une façon démesurée ! Sans le savoir, on peut dire qu’ils pratiquent l’orant avec une certaine obédience*, tous ces athées ! Entre nous, je crois plutôt qu’ils sont au rang des grands mécréants…  

Je connaissais un gardien de foot qui pratiquait l’orant avec une certaine adresse. Les carreleurs, aussi, ont une grande constance à la prière, façon orant. Je pense aussi aux raboteurs de parquet, dans la toile de Gustave Caillebotte. Juifs, mahométans, chrétiens, bouddhistes et consorts, les mains jointes, les bras écartés, à genoux, debout, ils sont un peu des sémaphores, quand ils espèrent s’attirer les faveurs de leur autorité divine.
Des genoux usés aux mains tremblantes, du noviciat* au pontificat, langage des gestes, posture, soumission, voire prostration*, l’exigeante profession de foi réclame des années d’expérience…  

Achille Gouttant, quand il descend de sa campagne, avec son authentique parfum tenace de bouc, ses poils gris débordant de tous ses orifices, sa morvelle collée aux manches de son paletot, comme des galons gagnés contre le vent du Nord, et son chien attaché au cou avec une ficelle, si je lui demandais « Tu pratiques l’orant, Gouttant ?... », je crois qu’il le prendrait mal, ce vieux singe…

En fouillant un peu, sur le net, j’ai trouvé des œuvres de Marthe Orant, une artiste peintre nabi, c’est à dire *postimpressionniste d’avant-garde. « La vie n’est que désordre », disait-elle. « Elle a imaginé dans ses toiles les espaces où elle aurait pu vivre heureuse et qui l'attendent à jamais dans la lumière éclatante de ses rêves ». Étienne Sassi. C’est ce que je retiendrai sur l’orant…  

Je laisse à Joe Krapov le soin de s’occuper de Laurent, non…de l’orant ; il nous trouvera bien des orants à toutes les sauces planétaires, et même plus loin. Du liminal* au burlesque, de l’amphigourique* au verset académique, pourvu qu’il ne soit pas… satanique…  



*Des mots que je ne risque pas d’employer au bistrot.

7 mars 2020

Poste d’entretien (Pascal)


Je me souviens quand on rentrait de plusieurs jours de mer ; battu par les vagues, blanchi par le sel des embruns, le bateau, s’il ne pissait pas encore la rouille, il était piqué de rougissures éparses ; des prémices orangées suintaient contre les cloisons et des flaques rousses séchaient un peu partout sur les ponts.
Ce qui pouvait passer pour de la négligence aux yeux des béotiens critiques, c’était pour moi la preuve du mauvais temps traversé. Ces marques de rouillure, c’étaient nos médailles personnelles, des batailles de chaque seconde, gagnées contre les éléments ; c’était comme un fait de gloire qu’on n’avait pas besoin de raconter, puisque cela se voyait jusque dans la mature. Sur la Méditerranée, le Mistral, le Golfe du Lion, l’hiver, le vent d’Est, il y avait les ingrédients pour former des grandes tempêtes ; alors, les quatre, ensemble cela devenait homérique…

Pourtant, en mer, quand le temps le permettait, on devait assumer la propreté du navire. En matinée ou en début d’après-midi, entre le poste d’entretien, signifié dans les haut-parleurs au tiers de corvée, et notre présence sur notre lieu d’assignation, il y avait toujours un temps où l’on râlait, où l’on faisait semblant de ne pas avoir entendu, où l’on cherchait un prétexte pour éviter cette ennuyeuse besogne.
Pleins d’autorité, les gradés venaient nous chercher jusque dans nos bannettes. On avait mal dormi, mal mangé, on venait de le quitter ou on allait prendre le quart dans un moment ; pour notre peu d’entrain à aller peinturlurer, on avait plein d’arguments justificateurs qu’ils réfutaient avec l’habitude du vieux singe à qui on n’apprend pas à passer la deuxième couche.
Bouchons gras du fond des ténèbres, à moitié éblouis par la luminosité, la gueule des mauvais jours en façade, les mains dans les poches, on quittait le poste en traînant la savate et en rejoignant celui qui nous était affecté…  

Le mien était sur le spardeck, entre les deux cheminées. Il y avait toujours une ou deux moques de peinture grisaille avec des pinceaux à moitié secs, qui ressortaient comme par ensorcellement, de je ne sais quel réduit. À bord, du gris coque au gris souris, on n’avait pas cinquante nuances de gris.
Ce poste d’entretien, c’était vraiment une pénible corvée ; on n’y mettait pas beaucoup de zèle. On piquait mollement la rouille, on passait un coup de pinceau, ici ou là. « Peinture sur merde égale propreté », « Tu salues tout ce qui bouge et tu peins tout ce qui ne bouge pas », c’était nos exagérations habituelles.
Heureusement, il y avait toujours un peu de roulis pour transformer la tâche en jeu. On essayait de ne pas marcher sur ce qu’on venait de peindre, ni de s’appuyer contre une paroi fraîchement barbouillée ; on s’arrangeait toujours pour mettre un peu de badigeon sur une rampe, là où le second pourrait éventuellement se tenir en cas de balancement de mer perturbateur ; mais, celle-là, il la connaissait aussi…

Les ronflements des cheminées, les vibrations sous nos pieds, l’odeur de la peinture mélangée à celle du soufre des fumées, et l’infini en toile de fond, c’était notre punition.
Nous, les zombis des compartiments, les rats de cales, les serpillières à mazout, mal rasés, mal lavés, mal réveillés, le teint blafard, on avait les yeux qui pleuraient, des frissons de froid, la mouchure au nez et des bâillements de sommeil en retard. Les empreintes huileuses de nos godasses tannées laissaient leur marque sur le pont en jouant les glissades.
« Rentrez vos chemisettes dans le pantalon !... » avait beau gueuler le second, garde-chiourme, comme s’il avait honte de nous ; on faisait semblant de ne pas l’entendre…  

En tout cas, on prenait l’air. Dès qu’il avait le dos tourné, on allait contre le bastingage et on tirait la clope, en scrutant le paysage. Il n’y avait rien à voir et tout à admirer, en même temps ; les vagues revenantes, le sillage qu’on distinguait par moments, la blancheur de l’écume, les nuages s’accrochant dans les superstructures, les mouettes suiveuses, les confins abscons, cela devenait nos habitudes extraordinaires…

De jour comme de nuit, confronté entre l’abîme et l’espace, sans cesse bousculé par les vagues, telle une minuscule tache de gris dans l’immensité du tableau, cet escorteur d’escadre, c’était un non-sens, une gageure permanente ; c’était une forme d’obstination forcenée, tous nos ricochets continuels sur la grande bleue. Du branle-bas au masquage des feux, en passant par les relèves de quart et les exercices, le petit monde clos du navire se pliait aux ordres des haut-parleurs, comme pour garder l’équilibre entre l’immensité envoûtante et son hypothétique utilité de bateau de guerre.   
Nos perpétuelles circonvolutions brouillaient les bleus qu’on croyait avoir définitivement enregistrés sur notre palette sensationnelle ; mine d’argent à ciel ouvert, des paillettes de sel rebelles veinaient le pont sous l’effet d’un coup de lumière ; l’or du soleil offrait aux décors un luxe d’apparat auquel nous n’étions pas habitués…  

Si l’insidieuse relation entre la mer et le bateau est la maladie de la rouille, nous, soûls de grand air, pris par des desseins d’embellissements, on cachait l’intruse insoumise sous nos épaisses couches de peinture.
Aux changements de cap, aux soufflements des cheminées, il n’était pas rare de recevoir un paquet d’embruns sous la forme d’un furieux foisonnement de flocons froids ; aussitôt, ils constellaient notre travail, et notre gris souris se tachait de pièces blanches, et notre déception s’en allait râler contre la passerelle, et l’absurdité de la corvée accentuait son ampleur. Mais on savait pourquoi, demain, au poste d’entretien, tout frissonnants de froid, on reviendrait sur le spardeck, armés de nos grimaces, de nos pinceaux et d’un pot de barbouille ; c’était pour peindre encore notre bateau dans le tableau de la mer…   

29 février 2020

Mimosa (Pascal)


Quand on sortait, le dimanche après-midi, mon père savait toujours nous trouver un petit coin de verdure, à la campagne. Au coin d’un champ, à l’orée d’une futaie, au bord d’une rivière, on étalait la couverture, celle de la banquette arrière, celle dont le tissu avait les motifs écossais mais dont le tartan savait si bien me piquer les cuisses et les jambes. Ne pouvant pas rester en place, entre autres explorations, j’allais butiner les fleurs alentour.
Comme tous les gosses, j’en cueillais de quoi remplir ma menotte, et je fonçais voir ma mère avec ce bouquet éphémère ; bien sûr, elle s’extasiait devant les quelques fleurs déjà fanées que je lui tendais en offrande sincère. Telle une émérite goûteuse de sensations, elle mettait le nez au milieu du petit bouquet, elle fermait les yeux comme pour en extraire les meilleures senteurs, et elle rendait son verdict de grande connaisseuse des fleurs et des parfums. Même si elle en rajoutait, même si son extase était feinte, même si sa pâmoison était théâtrale, j’étais fier d’une gloire incommensurable. Tout rempli d’un courage de petit chevalier courant à l’aventure, je repartais à la conquête du graal, des fleurs plus sauvages, plus lointaines, plus aptes à réjouir ma mère.
C’est elle qui m’a donné l’envie de respirer dans les bouquets ; d’aussi loin que remontent mes souvenances, mimétisme de petit singe, comme elle, je mettais mon nez dans les fleurs pour les respirer. M’man, avec son engouement, elle savait développer mes sens par l’apprentissage de tout ce qui m’entourait. De fait, je ne voyais plus les choses de façon pragmatique mais avec un sixième sens, constamment exacerbé par les cinq autres.
Ces quelques fleurs cueillies, on devait absolument les ramener à la maison ! Les mettre dans un verre d’eau parce qu’elles avaient soif ! Il fallait les placer en évidence, dans la maison, parce qu’elles étaient belles à regarder et, qu’en échange, elles nous rappelaient ce beau dimanche après-midi à la campagne !...   

Au printemps, quand mon père revenait de ses tournées, il avait parfois un grand bouquet de lilas blanc dans les bras ; tel un vainqueur de quelque exploit sportif régional, il rentrait dans la cuisine avec son trophée, et c’était comme si toute la maison s’embrasait de ce parfum si capiteux. Sournoises, si elles existaient, les tensions et les contrariétés s’estompaient, tant l’embaumement du lilas occupait toutes nos respirations avides. Ce jour-là, à la maison, il faisait plus beau que les autres jours.
M’man s’empressait de trouver un vase pour abreuver toutes ces branches si fleuries de lourdes grappes odorantes. Cérémonieuse, elle allait le placer sur le manteau de la cheminée, à la salle à manger, pour que tout le monde en profite. Mes sœurs, mon frère, comme à la procession, nous allions tous inhaler le précieux parfum.
Au hasard de mes jeux, je passais « par le lilas » ; subrepticement, j’allais le respirer ; c’était un shoot, un moment d’intense volupté où tout mon être était conquis par ces étourdissantes fragrances. Debout sur une chaise, je tentais d’aller humer les petites fleurs à peine ouvertes, pour avoir la primeur de cet enivrement.
À croire que dans cette maison, on savait distiller les fleurs : le brin de muguet, la lavande séchée, le buis du crucifix, même les feuilles de laurier pendues dans le placard sentaient bon…

Selon la saison, quand j’allais rendre visite à mes vieux parents, je n’oubliais jamais de rapporter un petit bouquet de mimosa à la maison. Et m’man plantait son nez dans le bouquet ! Elle fermait les yeux pour mieux le respirer, comme si le chemin de ses perceptions était mieux éclairé par cette seule olfaction impérieuse ! Elle disait qu’il y avait le soleil caché à l’intérieur ! Elle s’approchait si près que je pensais toujours qu’elle voulait se réchauffer contre les fleurs !
Toute tremblante de je ne sais quel souvenir exhumé, empressée, elle cherchait quel vase serait le plus digne de recevoir ces magnifiques fleurs ! Dangereusement, elle escaladait le haut des placards pour trouver l’idéal ! Il n’y avait pas d’or à la maison mais il y avait du bonheur.
M’man, son visage au milieu des fleurs, c’est comme cela que je me rappelle le mieux d’elle. Avec mes sens, elle m’a appris à voir le monde à ma mesure, elle m’a appris à n’en prendre que le nécessaire, elle m’a appris à être heureux avec ce que j’ai. Quelqu’un qui se penche pour respirer une fleur n’est pas si mauvais, et m’man m’a appris à respirer les fleurs…  

Chaque début d’année, entre deux frimas d’hiver, je vais la voir au cimetière ; je n’oublie jamais d’apporter un petit bouquet de mimosa. Posé sur la pierre froide, il est comme un petit rayon de soleil vivifiant, un pied de nez à la rigueur ténébreuse de l’endroit. M’man, avec toute sa pudeur d’éternité, je sais qu’elle attendra que je sois parti pour aller respirer ses fleurs préférées…  

22 février 2020

La lemniscate (Pascal)


Définition (rébarbative) :


Ce devait être aux alentours de la Saint-Valentin ; comment aurait-il pu en être autrement …

Dans l’amphithéâtre, madame Geneviève Cassini, professeur émérite à la Faculté des Mathématiques appliquées de Saint-Bardoux-sur-Herbasse, avait jeté ses paraboles sur le grand tableau, un peu comme un peintre quand il prépare ses esquisses, sauf qu’il n’y avait rien à peindre en couleur entre les abscisses et les diagonales, les cercles et les ovales. Fractions abscondes, trigonométrie indéchiffrable, géométrie dans l’espace, formules savantes, ô combien ennuyeuses, ornaient la grande fresque cabalistique. Si nos aïeux, ceux de la préhistoire, avaient gribouillé ce genre de gravures contre les murs de leurs cavernes, je ne vous raconte pas la gueule des découvreurs !
La beauté rigoureuse était dans les chiffres et dans la figure mathématique à la sinuosité tellement rationnelle. Entre nous, c’est parfois rassurant, l’exactitude et la perfection, mais qu’est-ce que c’est chiant, quand on a l’esprit rêveur…
Et la prof expliquait la formule comme si elle racontait un tableau de grand maître ! Les virgules, les x, les Pi, les Alfa, c’était ses détails les plus enchanteurs, les plus frissonnants ! Elle en pleurait des larmes de satisfaction, tant son idéale démonstration touchait à l’absolue précellence !...   

Michel, plus intéressé par sa copine, Françoise, au pupitre tout proche, que par toutes les figures géométriques de l’univers, lançait à sa dulcinée des œillades désespérées ; de loin, et mieux que les signaux ésotériques du tableau noir, on aurait dit des parfaits enchevêtrements de lasso tant il voulait l’emprisonner dans sa bienveillance exacerbée ! Il frappait aux portes de son cœur, le mathématicien féru ! En pleine parade amoureuse, il roucoulait, il soupirait, il remuait sur sa chaise ; il s’appuyait sur son coude et, la tête dans la main, il pensait à haute voix !... On lui voyait même des points d’interrogation entrelacés, lancés comme des SOS, vers sa sauveuse…

Un peu indisciplinée par ce turbulent matheux en conquête, un peu rougissante par tant d’assiduité à son égard, la belle Françoise succombait en souriant aux tentatives de son Michel. Elle jouait la gênée mais on voyait bien que tout son intérêt lui était dédié. Une main négligemment passée dans les cheveux, un croisement de jambes, un papillonnement de cils, c’était ses réponses implicites aux avances calculées du grand algébriste…
Facilement, puisque c’était une pointure, en bidouillant quelques chiffres de l’équation, il l’avait transformée en formule magique ! Sur l’axe des ordonnées (y), il avait déplacé le 0 du centre du cercle jusqu’au bas de la figure ! Il était arrivé à créer un cœur, avec sa figure géométrique ! Au grand pavois de ses multiples sourires béats, il tentait de lui montrer sa réussite comme on montre ses fanions de timonerie, quand on entre dans un port !...

J’aimais bien leur éclairage ; c’était comme si une aura aux pouvoirs sensationnels s’était appesantie sur ces deux êtres. C’est fou comme les gens qui s’aiment, on les reconnaît de loin. Ils dégagent une lumière extraordinaire, intraduisible, éblouissante. Jaloux, on voudrait baigner tout entier dans cette illumination, on voudrait toucher le feu de leur passion, seulement pour connaître la brûlure de la vraie fièvre ; on voudrait leur voler un peu de ce bonheur pour dire, nous aussi, « je sais ce que c’est ». On dirait que tous les sentiments fondent ensemble dans le creuset de l’Amour ; lingot ou statue, platine ou plâtre, porcelaine ou chêne, si l’avenir oxyde, use et fendille, il reste la seule valeur sûre dans ce monde en perdition.
Mais je suis indiscutablement hors sujet ; aussi, avec le temps qui nous est compté sur cette terre, je crois que de ne pas parler d’Amour, c’est être forcément hors sujet…

Pas dupe du manège, la prof interpella l’élève dissipé. « Et, Michel, qui a l’air de bien connaître cet exposé, que peut-il nous dire de la formule ?... ». Enchanté d’être interrogé, n’y avait-il pas de meilleur moment et de meilleur endroit pour réciter son théorème, appris sur le bout du cœur ? Février, plus que les autres, c’est le mois en « je t’aime ! ». Une déclaration d’Amour, devant un parterre d’étudiants, que dis-je, une cour, ça vaut bien tous les plus savants théorèmes !...  

Princier, il se leva de sa chaise, prit une inspiration de Roméo sous le balcon de ses rêves, et dit : « Michel Françoise multiplié par Michel et Françoise prime, égale la vie à deux, mais Françoise et Françoise priment !  C’est égal ! On prendra racine à deux !... », dit-il dans un souffle… « Pourquoi pas… » dit la prof, amusée… « Et ils eurent beaucoup de lemniscates… », dit Bernoulli, le comique de la classe… Françoise, la matheuse, pleurait en quartique ; pour simplifier, pour nous, les béotiens des choses des mathématiques des classes supérieures, une larme a des courbes quartiques…  

Oui, ce devait être aux alentours de la Saint-Valentin…  

15 février 2020

Les lignes de la main (Pascal)


Jeune marin, une fin d’après-midi de sortie, je m’étais retrouvé du côté de la Poste. Quel anonyme vent m’avait emporté ici ?... Quel itinéraire, au jeu du hasard, m’avait poussé jusque sur les marches de cette administration ?... Avais-je quelque chose à poster de si urgent qu’il fallût que j’aille l’insérer dans la boîte même de l’établissement ?... Le nez en l’air, avais-je poursuivi le parfum d’une fleur aux sourires épanouis ?...   

Pour que jeunesse se passe, il faut se brûler au feu, se glacer au froid, compter ses étoiles, sonder ses abysses, tenir éveillé son ange gardien, jouer les équilibristes sur le fil de sa vie, lui trouver enfin de l’importance et remettre les pieds sur terre ; il faut admettre ses limites, s’en faire ses frontières et ne pas trop tenter le diable et sa clique, car la faux ratisse assurément les écervelés, sans jamais se lasser. Faudrait-il que j’aille me frotter à toutes les singularités de la planète, pour que je progresse enfin vers le Savoir et la Sagesse ?
Pétri d’inconscience, d’incertitude, de peur, d’allant, de curiosité, je n’étais qu’une boule de glaise que la vie allait façonner aux instruments de l’Aventure ; caractère, hérédité, éducation, croyances, affinités, sensations étaient mes outils de confection. Poussé par le Temps, d’argile, je ne serais qu’une modeste statue ou une vulgaire poterie, que l’accident, la maladie ou l’âge, casserait, fendrait, userait jusqu’à, indubitablement, retourner à la terre.
En attendant, un petit coup de pouce du destin, une lumière au loin, un avant précurseur de lendemain, comme un guide, un tuteur, un panneau directionnel, c’était toujours bon à prendre…   

C’est pour cela qu’une diseuse de bonne aventure semblait m’attendre sur le perron de la Poste. Vêtue tout en noir, veuve inconsolable, on pouvait penser qu’elle revenait du cimetière ou bien qu’elle le fréquentait si assidûment que, depuis l’enterrement de son défunt, elle n’avait pas eu le temps de se changer.
‘Tain, elle me foutait la frousse, la black magicienne. Échappées de son foulard, des mèches de cheveux gris, épars, jouaient les nattes filasse ; elle avait l’œil glauque, le nez frémissant pour renifler les pigeons, une moustache de quelques jours. Le menton ? Au secours ! Naturellement, il était en sabot ! Il y avait même des poils frisés qui poussaient dessus ! À l’heure où je vous écris, les froufrous et les dentelles, depuis un bail, ce n’était plus dans sa dotation vestimentaire ! Je peux vous le dire ! Les dessinateurs de chez Disney n’eurent qu’à aller visiter des vieilles racrapotées comme des racines d’olivier, pour enfanter leurs plus inquiétantes sorcières !...  

Comme on perçoit l’inconnu avec les sens en avant, aussi, je la reniflai de près ; entre des bouffées de parfum froid, peut-être de la lavande ou de l’herbe séchée, elle sentait les vêtements anciens, la sueur tenace, le sable tiède, le rance… Je ne comprenais pas un mot sur deux de tout ce qu’elle me murmurait ! À coup sûr, à l’école des magiciens, elle avait pris sorcier comme première langue ! Oui, c’est ça ! Elle priait ! En tics et en grimaces, elle parlait à quelqu’un que je ne voyais pas !...  
D’une façon tout à fait péremptoire, elle réclama ma menotte ! Ça, par contre, je le compris tout de suite ! Et pourquoi pas la botte, du temps qu’on y est !... Mélange de fée Carabosse, de sorcière d’étang et de reine Grimhilde*, cette fois-ci, elle exigea ma main comme pour mettre sa pomme dans ma paume !... « Quoi ?... Les lignes de la main ?... Mais je connais !... C’est plein d’aiguillages, avec des voies de garage, des passages à niveau et des escaliers, comme si mon train de vie pouvait supporter longtemps les escalades et les dégringolades !... » Elle, elle ne rigolait pas. Tout à coup, elle me planta son regard glauque de tout à l’heure dans les yeux, et quand elle ouvrit un peu les paupières, les deux flammèches incandescentes qu’elle braqua sur moi furent les plus persuasives de ses exigences…
Un peu inquiet, je lui tendis ; elle s’en saisit comme si je lui avais donnée ; peu en rapport avec sa consistance fluette, elle avait une force que je ne soupçonnais pas. Hypnotisé par l’étrange chimère, j’étais harponné, prisonnier entre les griffes de cette gorgone à poils épars !... Sans mot dire, elle scruta les moindres recoins de ma ligne de vie ; curieuse, elle lisait mon avenir comme dans un livre ésotérique…  

Mélange d’horoscope, d’incantations et de poudre aux yeux, doctement, elle y alla de ses affabulations les plus abracadabrantes ; c’était facile, mon avenir était tout à construire. Pourtant, elle mettait tellement de conviction dans ce qu’elle me baragouinait que cela en devenait presque plausible. Pêle-mêle, en préambule de son monologue, elle me prédit l’Amour, la fortune et la gloire ; ça m’arrangeait. Elle me prévit du courage, celui qui aide à traverser les épreuves ; elle me promit de la chance, celle dont on a besoin pour avancer ; elle présagea le ciel pour m’aider, beaucoup de ciel… Non, je ne serai pas un héros, un président, un montreur d’ours, un palefrenier, un plongeur d’Acapulco, un metteur en scène, un musicien de calebasse, etc.

Tour à tour, je serai déguisé en écossais, avec un véritable kilt autour de la taille, naturiste, dans un camp du même nom, à Andernos, je ferai carrière dans une grande entreprise d’électricité, marié une fois, non, deux fois, peut-être trois, je gagnerai au tiercé mais dans le désordre, je serai lauréat du grand prix de la chaise roulante à l’Ehpad de Romans, grand-père moult fois, mais elle ne voulut pas me dire de combien, comme s’il y en a que je ne connaîtrais pas ; je perdrai des êtres chers, aussi, ce seront des plaies béantes, mais j’en découvrirai d’autres.
Parfois, elle ne disait plus rien comme si je ne devais pas savoir. Aussi, elle tirait sur mes doigts pour faire ressortir le sillage de ma main qui se perdait dans des embranchements sans issue.  Dans le filigrane de ma paume, en conclusion, elle me dit encore que je ne serais jamais riche, mais que je ne serais jamais pauvre.
Elle en profita pour me tendre sa main !... « Mais je ne sais pas faire les lignes de la main, moi !... » Elle frotta seulement le pouce et l’index entre eux, en rallumant les phares de ses yeux. Dans ma poche, j’avais un billet de cinquante balles ; au lieu d’aller me rincer la dalle, il me servit donc à connaître ma fortune ; c’était le prix de la bonne aventure, un crédit sur l’avenir, un billet de loterie, en somme. Elle parut satisfaite, le rangea dans son cabas, regarda ailleurs comme si je n’avais jamais existé…  

En escale à Édimbourg, dans une bruyante taverne, amitié franco-écossaise trop arrosée, j’ai échangé ma tenue de taf contre un véritable kilt des Highlands, avec ceinture, « sporran* », épingle et chaussures ! À l’aube, quand je suis monté à bord, en jupette à tartan doré, je ne vous raconte pas la gueule de l’officier de quart, à la coupée… Je suis allé dans un camp de naturistes tenter la nudité au soleil : ça brûle… Je suis entré à EDF, sur concours ; je me suis marié une fois, non, deux fois… Si je n’ai pas encore l’âge d’aller jouer les Fangio dans les couloirs d’un Ehpad, j’ai quatre petits-fils, il y en aura d’autres… Comme la diseuse de bonne aventure avait tracé ma route, je me suis toujours demandé si, pour ne pas contrarier mon destin, je ne m’étais pas obligé à entreprendre ce qu’elle m’avait prédit. De toute façon, c’est dit : mesdames, il est hors de question que je me marie une troisième fois !...
 
Allégé de mon unique bifton, j’en étais là de ma bonne aventure, quand une antique bagnole vint s’échouer le long des marches de la poste. La vieille voyante dévala les escaliers en râlant : « Et bien, Paulo, il était temps !... », dit-elle, avec l’accent varois du Mourillon*. « Té, avec toi au volant, je ne sais jamais rien de mon avenir !… Allez Zou !... J’ai faim !... », pesta-t-elle encore…



*Grimhilde : la sorcière de Blanche-Neige
*Sporran : Sacoche traditionnelle portée sur le devant du kilt
*Le Mourillon : quartier populaire de Toulon

1 février 2020

Le gardien de phare (Pascal)


Vu, dans une petite annonce : « Cherche gardien de phare, logé à l’année. Autonome, homme de caractère, apte à gérer l’éloignement, il devra surveiller, entretenir, dépanner, si nécessaire, les appareils de signalisation sous sa responsabilité. Salaire à débattre. Se présenter à la capitainerie ».

Entre le ciel et la mer, entre janvier et décembre, entre le jour et la nuit, coincé sur un bout de rocher hostile, gardien de phare, ça ne vous dirait pas ?...
Approchez !... Approchez, les candidats à l’adieu au monde conventionné, aux joies fragiles, aux illusions carrées, au futur dédicacé aux faits divers !...  
Seulement pour le meilleur, dans l’anonymat carcéral, vous vivrez libres, enfin, retranchés dans le donjon de la mer ; ermites, vous serez définitivement affranchis des humains et de leurs falbalas, de tous leurs chichis et de toute la poudre aux yeux qui nous entoure !...
En quête de grandissime et d’aventures intérieures, vous aurez l’infini pour horizon, les marées pour uniques saisons, les tempêtes pour seules compagnes, et un Dieu à prier : c’est toujours utile pour ne pas sombrer dans la déraison…

Tu es intéressé, toi ?... Alors, laisse-moi t’expliquer ce qui se passe entre les lignes de cette petite annonce…

Tu devras t’accommoder de l’intense fracas des vagues harcelantes, des gémissements revenants du sémaphore et du silence obsessionnel, celui des marées basses, à force de vraie solitude.
Tu accepteras les borborygmes gênants de la mer comme la convive de tous les jours, à ta table ; pour établir le futur précaire de ta journée, tu traduiras les messages du vent, tu mesureras la hauteur des nuages, tu nuanceras la brume de l’horizon, tu estimeras la couleur de l’océan.
Ne crois pas que cet isolement forcené t’éloignera du monde ; non, au contraire, il t’en rapprochera à travers des connexions si sensibles, si sublimes, si subtiles, qu’elles échapperont d’abord à ta compréhension…  

Petit à petit, dans le recueillement et l’abnégation, à l’échelle de ton âme et à la rigueur du dehors comme seul maître, tu apprendras tout de la simplicité et de la grandeur ; tu auras du respect pour ce qui vit ; tu t’exerceras au courage, à la foi, à la modestie jusqu’à l’humilité car elle est notre seule empreinte terrestre.
Au lever du soleil, tu auras des sensations d’allégresse, et des frissons de petitesse, à son coucher. Nuit après nuit, tu admireras les conversations des étoiles ; jaloux, tu les regarderas se rendre visite, tu les verras bondir et tracer dans le ciel des cabales mystérieuses. Tu t’amouracheras d’une plus brillante ; tous les soirs, tu la chercheras, tu lui raconteras tes secrets, tu te laisseras séduire par ses humeurs flamboyantes ; elle sera ta bonne étoile. Au dessus de ta fortification, tu regarderas les mouettes accrochées à des fils de cerfs-volants invisibles ; tu te sentiras pousser des ailes et tu planeras avec elles jusqu’aux nuages, jusqu’aux confins de ton imagination…

Et les bateaux, au large. Dans ceux en partance, sans le vouloir vraiment, tu t’inviteras passager clandestin sur ce paquebot, skipper sur ce grand voilier ou, sur ce porte-container, simple matelot. Dans les navires en transit, tu admireras les paysages des continents du Pacifique, tu vivras au rythme de l’équipage, tu espéreras tes rêves au plus près de la réalité terrienne. Dans les chalutiers en retour, tu rapporteras tes meilleures marées, tu réapprendras à marcher et, si tu t’en souviens, tu conjugueras le verbe aimer au présent…  

À l’escalade habituelle, une à une, entre les solides, les ébréchées, les glissantes, les branlantes, les usées, les inégales, tu compteras les marches comme un pèlerin quand il processionne jusqu’à son mausolée ; sur cette marelle verticale, tu t’arrangeras avec les chiffres pairs, tu remarqueras les toiles d’araignées respirant tes courants d’air, tu verras ton reflet comme unique compagnon dans la vitre grégaire, tu chasseras les ombres des fantômes, un peu plus loin, sur les marches impaires. Tu chanteras des chansons de marin ou des bêtes refrains qui n’ont d’autre intérêt que de cadencer ton ascension…  

Ne dépendant plus que des éléments, tu tromperas l’ennui en bousculant les habitudes ; plus que de lire les livres des autres, tu écriras le tien à coups de sensations grandioses, de voyages intérieurs au balisage de ta réflexion souveraine ; tu y mettras tes couleurs, tes parfums, ta poésie, ta musique, juste pour te dire et te répéter que tu as une vie extraordinaire.
En éternelle confession, tu parleras à ton âme, tu lui trouveras plein de défauts ; tu la sermonneras, la sermonneras encore et encore ; prêtre de ton moi, tu questionneras ton âme et tu entendras tes premières réponses. Tu auras des bouffées d’empathie par le simple fait d’un sentiment puissant et vrai te traversant ; avec ton cœur, seul véritable ami, tu ne seras plus jamais seul…  

Et la mer. En couple, tu apprendras à vivre avec cette harpie guerroyante, cette maîtresse impétueuse, cette bougresse soulevant ses jupons d’écume aux moindres bourrasques de vent ; au supplice, tu courberas le dos sous ses coups de boutoir, tu supporteras ses gifles d’éternelle sauvage, mais tu fermeras les yeux pour mieux l’écouter et tu oublieras tes propres tourments. Dans les yeux, tu auras les larmes de ses embruns ; dans la bouche, tu auras le goût du sel de ses baisers ; dans le corps, les tremblements caverneux de ta tour de garde rudoyée…  

Illumination. Enfin, tout en haut de l’affiche, impressionniste exalté, tu peindras la nuit à coups de lentilles et de prismes ; tu envisageras tout ce noir aux traits de ce pinceau rayonnant ; obstinément, rempli de pouvoir divin, tu éclaireras les ténèbres, tu repousseras les chimères, tu bousculeras les nuages à force des fringants faisceaux balayant l’infini.
Tu apprendras à te réchauffer près du foyer incandescent ; tu t’inventeras lumière, le temps d’une rotation, tu te découvriras soleil à la suivante, sauveur de l’humanité des bateaux au large, à la suivante, et si le Dieu de ta Bible ferme les yeux, tu te trouveras des circonvolutions mirobolantes, à toutes les autres…  

Réalité ou projection de tes fantasmes, sur ton bout de rocher inculte, viendra bien se divertir une divine sirène ; tu seras le seul à la reconnaître parce qu’elles sont si farouches qu’elles ne sont visibles que par les âmes repenties des choses de l’intéressement, de la notoriété et du pouvoir. Dans l’écuelle d’une flaque sertie de diamants éternels, tu lui apporteras à manger, ô, seulement quelques miettes de pain, et tu ne sauras jamais si c’est elle, ou bien si c’est la mer qui a dévoré ton maigre festin ; mais veux-tu réellement le savoir ?...

Au matin, allongé entre tes draps blancs, tu dormiras un peu, tu rêveras beaucoup, tu aimeras passionnément, tu croiras à la folie car tu vogueras, les voiles déployées, ivre de liberté, dans l’immensité du Grand Tout…  

Alors, toujours intéressé ?...
 

25 janvier 2020

Montmartre (Pascal)


Quand j’étais tout gamin, à la sortie de la douche, une grande serviette à la main, m’man m’attrapait et me posait debout sur la table de la cuisine, en disant : « Hop là !... Monte là-dessus, et tu verras Montmartre !... ». Souvent, elle continuait sa chanson, sans doute pour se donner de l’élan à mon ouvrage…  
Moi ?... Je ne comprenais rien aux paroles ! Pendant qu’elle me frictionnait, tel un petit poisson frétillant, par-dessus son épaule, je cherchais ce Montmartre qu’elle répétait dans ses couplets. Elle disait que je pourrais voir jusqu’à Chartres !... Alors, pour me grandir, je me mettais sur la pointe des pieds pour tenter d’apercevoir ce Chartres si vanté !... « Monte là-dessus, monte là-dessus !... ». Elle connaissait des couplets parallèles à la chanson, avec quelques mots osés, et quand je ne devais pas comprendre, elle fredonnait à la place des paroles ; ça la faisait sourire, m’man, et j’étais content quand elle souriait. Je voulais lui faire plaisir, lui dire que je voyais ce Montmartre pour la satisfaire encore plus !... « Regarde bien !... », me disait-elle, « Tu verras des peintres, des clowns, des poètes, des musiciens !... ».
Je mis du temps avant de comprendre et de traduire Montmartre, dans l’environnement  comme m’man le voyait, quand elle chantait ses refrains. Elle était pure parisienne, fille  légitime de la Tour Eiffel et du Trocadéro. Cette chanson enthousiaste, dans notre petite ville de province, cela devait lui apporter un grand courant d’air de sa capitale.
Elle avait le mal de chez elle, m’man ; il lui manquait La Seine et le Pont Mirabeau, Notre-Dame de Paris et les Misérables, le Sacré-Cœur et les poulbots. M’man, quand elle regardait par la petite porte de notre cuisine, même masqué par le rideau chasse-mouche à bandes multicolores, elle devait le voir, son Montmartre…

Il y a des années, à l’heure du goûter, je sortis ma fille de la pataugeoire de la piscine ; voyant une chaise à ma portée, je lui dis de grimper dessus et de ne pas faire le guignol pour éviter de tomber ; ce serait plus facile pour l’essuyer. À mon « Hop là !... », je ne pus m’empêcher de rajouter « Monte là-dessus, tu verras Montmartre !... ». Amusé, je me suis retourné pour être sûr que ce n’était pas ma mère, du haut de son bout de paradis, qui m’avait soufflé ces quelques mots de jadis, à l’oreille.
Je n’en connaissais pas beaucoup plus en paroles et l’air m’avait échappé depuis longtemps. Cela me fit drôle de prononcer ce bout de refrain, comme si le temps et l’espace s’étaient tout à coup rapetissés d’une distance proche des souvenirs émus.
Bien entendu, ma pitchounette, en se tortillant dans la grande serviette, cherchait ce Montmartre !... « Il paraît qu’en regardant bien, on peut même voir Chartres… », rajoutai-je, le plus sérieusement du monde. En équilibre, les mains posées sur mes épaules, de son point de vue panoramique, elle scrutait les environs comme une vigie qui cherche à faire plaisir à son capitaine de papa !...  
Je sais, depuis, que « Monte là-dessus, tu verras Montmartre… », c’est un peu comme « Compte là-dessus et bois de l’eau fraîche… », c’est une épigramme, une sentence pour exprimer un refus. Du plus haut qu’on se trouve, on ne peut jamais voir Montmartre. Mais pour moi, c’était comme un refrain familial, un écho naturel du passé envoyé dans le présent…  

À Vitrolles, il y a quelque temps, alors que je leur rendais visite, ma fille, en sortant mon petit-fils de la baignoire, dit tout à fait négligemment : « Hop là !… Monte là-dessus et tu verras Montmartre !... », en le posant sur un meuble bas, de la salle de bain.
Quelle ne fut pas ma stupéfaction ! Par je ne sais quel mimétisme de souvenance des mots, peut-être, de la façon dont ils avaient été prononcés et dans leur contexte, le message se transmettait de génération en génération !...
Mamy devait frotter le dos de son arrière-petit-fils à cette heure de commémoration ! Sur la pointe des pieds, il regardait par la lucarne de la petite pièce, comme si Chartres et sa banlieue était dans les environs ! Le temps se raccourcissait encore en entrouvrant les portes d’un passé enchanteur ! D’un clin d’œil de connivence de l’au-delà, ma mère avait passé son message de vraie parisienne à sa descendance…   

Un jour, j’irai à Paris ; du côté de la Butte, je monterai sur une chaise de saltimbanque de rue et « Hop là !... ». Enfin, quand je serai là-dessus, je verrai Montmartre ; je verrai des peintres, des clowns, des musiciens, des poètes et, sur la pointe des pieds, peut-être même... Chartres…

18 janvier 2020

Suzanne (Pascal)


Elle trimait dur derrière le comptoir d’un bistrot de la basse ville. Pauvre fille, elle ne comptait pas sa peine, ses heures, ni les quolibets des alcoolisés qui l’emmerdaient à longueur de nuit. « Hé, Suzanne, va te regarder dans une glace !... Ne sors pas dans la rue, tu ferais peur à une armée de zombis !... Ha, ha… » ; « Ben, c’est pas toi qui défilerais dans un cortège de mode !... » ; « Premier prix de mocheté !... » ; « Tu t’es peint la bouille avec un seau à charbon ?... Ha, ha !... ».

Malgré son maquillage et les masques changeants des ombres des faibles éclairages, c’est vrai, elle n’était pas franchement jolie, Suzanne ; la fée beauté avait dû épuiser ses enchantements de belles frimousses sur les nouveaux-nés d’avant elle, pour que la sienne soit si peu avenante.
Plus que par charité chrétienne, le patron, un arrière-petit-fils Thénardier, sans doute, s’était dit que dans les lumières tamisées du bar, tous les chats sont gris, et que pour une éventuelle augmentation, si elle venait à la réclamer, il lui rappellerait bien vite son triste physique…  

Mal fagotée dans des fringues sans relief, les choses de la séduction, ce n’était pas son fort. Les hommes, elle connaissait, oui, de loin, surtout ceux qui passaient leur cruauté sur elle. Les vagues revenantes de ces méchancetés gratuites semblaient glisser sur elle ; vaille que vaille, elle maintenait son rictus souriant sur la ligne de flottaison de son visage ; elle se disait : c’est parce qu’il est soul qu’il dit ça, pour alléger son purgatoire.
La vie, c’est une école, et jamais on ne sort de la cour de récré. Il y a toujours des grands pour taper sur les petits, des jaloux pour soupçonner et des méchants pour emmerder les gentils…  

La rumeur aidant, elle était devenue l’attraction de la rue ; certains disaient qu’elle était la fille illégitime de deux célébrités du cirque Barnum ; les autres, qu’elle avait eu un accident de poussette quand elle était nourrisson, enfin, des conneries du genre.
Avec toute cette médisance publicitaire, le patron se frottait les mains. Pour rajouter au mélo et profiter plus encore de la situation, au milieu des consommateurs, de temps en temps, tel un dresseur de gargouille, il braillait : « Suzanne !... Va nettoyer les chiottes !... Il y en a encore un qui a dégueulé à côté !... » ou bien : « Suzanne !... Remonte deux caisses de bière de la cave !... » ou bien encore : « Suzanne !... Va donc vider ces cendriers !... Suzanne !... Dépêche !... Suzanne !... Prends la commande de ces trois attablés !... Tu sortiras les poubelles et quand les éboueurs passeront, ne reste pas à côté, ils pourraient te prendre !... Ha, ha !... ».

Bien sûr, ces ragots venimeux de voie publique étaient arrivés jusqu’à nos oreilles de bambocheurs émérites ; il se disait qu’elle boitait, qu’elle avait un œil de verre, presque plus de cheveux et des verrues plein les mains ! Entraînés par les uns, persuadés par les autres, je me devais d’aller voir cette « attraction » nuiteuse.
Dans la bande, on avait un toulonnais, un costaud, façon nounours faux débonnaire ; son accent de gardien du stade Mayol, ses gros yeux, ses gros bras, ses croquenots, taillés pour recevoir du quarante-huit fillette, ça éteignait le plus souvent les débuts de bisbille.
Quand il prenait une colère, il ne fallait pas se trouver sur son chemin ; d’un seul poing, il pouvait composter son adversaire et le renvoyer jusqu’à son département de naissance.
Ceci explique cela, c’était le « vago » du bord. Ses parents bossaient à la Poste de Toulon ; sa mère était même « receveur principal », autant dire qu’elle faisait la pluie et le beau temps aux PTT. Alors, naturellement, le fils dans la marine, il était vaguemestre…  
Nous, on l’appelait Belou ou Balou, parce qu’il était un grand amateur de miel, surtout celui dans le Chouchen ; depuis qu’il avait découvert ce doux breuvage, il en faisait une consommation d’ours bien léché…

Comme si une représentation était en cours, il y avait du monde quand on est entrés  dans le bar ; mélange d’ombres et de silhouettes imprécises, c’était une foule inconsistante et disparate se mouvant aux aléas des entrées et des sorties, des coups à boire et des exclamations ponctuant des discussions. De temps en temps, on entendait un : « Va te cacher, laideron !... », et tout le monde riait en chœur, comme dans un spectacle où l’auditoire échangerait avec la scène.
Bizarrement, cela ne nous faisait pas rire ; peut-être n’étions-nous pas assez bourrés, peut-être devions-nous nous intégrer plus au contexte pour apprécier ces boutades entre la scène du comptoir et ce pseudo-public. « T’es moche comme un pou !... ». Un « ha, ha, ha » général répondit à ce brocard malveillant.
Mais non, on n’arrivait pas à se dérider d’un seul sourire ; je regardais mes potes et on avait les même grimaces qui disaient « Mais qu’est-ce qu’on fout ici ?... ». Aussi, je me disais que s’ils s’étaient moqués, eux aussi, ils n’auraient pas été mes potes ; je savais qu’ils pensaient la même chose. Très vite, comme si nous voulions connaître le dénouement de ce mauvais numéro, nous ne restâmes plus que deux, Balou et moi…

Dans un recoin de son bar, le patron, tout content de sa poule aux œufs d’or, se frottait les mains en recomptant ses billets. Enfin, nous arrivâmes à nous poser le long du zinc…
Non, elle n’était pas si désagréable que cela à regarder, Suzanne. Au contraire, ce qui pouvait paraître vilain, pour ceux qui visent le standard de la beauté, lui donnait un charme personnel, pas désagréable du tout. Allez me chercher quelqu’un qui possède l’universalité, la vérité vraie de ce qui est beau et de ce qui ne l’est pas ! On dissertera !...

Sa dégaine fatiguée, son visage renfermé, ses gestes ouvriers, cela ne venait pas d’elle mais de ceux qui la conspuaient à l’habitude. Rappelez-vous de la cour de récré. Il me semblait que son aura croûteuse était son fragile blindage. Bien sûr, des salves de lazzis assassins traversaient cette si fine carapace… « À boire, mocheté !... », « Presse-toi, la guenuche !... ». Quand ils jetaient quelques pièces sur le comptoir, en guise de pourboire, ils ne pouvaient pas s’empêcher de rajouter : « Hé, boudin !... Va te refaire une beauté !... Y a pas assez ?!... T’as qu’à économiser !... Ha, ha !... ».  
Les méchancetés qu’on lui balançait me raidissaient ; à la tension palpable à côté de moi, je sentais mon pote dans le même état de rébellion que moi. Pourtant, défenseurs de la veuve et de l’orphelin, des faibles et des opprimés, ce n’était pas indiqué sur notre étendard de sortie nocturne. Trop occupée à toutes ses tâches laborieuses, sinon avilissantes, elle ne nous remarqua même pas…

Pour me démarquer ou pour faire comme si je la connaissais, je l’appelai « Suzy » ; déjà, ça enlevait le « âne » à son prénom… J’appelai fort pour me singulariser encore plus ; comme s’il n’y avait que Balou et moi qui puissions le voir, d’un revers de manche, elle essuya ses larmes ; vaguement inquiète, elle s’approcha de nous…  
Tout à coup, gentiment, Balou lui réclama la bise du bonsoir en lui montrant sa joue ; pour ce faire, il avait plié son bras, et je me souviens que son biceps avait triplé de volume.
Quand notre Belou s’embarque dans une croisade, quand il s’investit autant, quand plus personne ne peut le raisonner, il vaut mieux s’écarter et se taire ; il est comme un taureau obnubilé par les boutades adversaires ; empathique, les railleries lui sont dorénavant adressées, les sarcasmes le percutent, les persiflages le hérissent. Si, aujourd’hui, il était tranquille, depuis gamin, il savait tout des choses de la difformité, des moqueries et des mises à l’écart…

Elle s’approcha de lui en se demandant bien à quelle sauce elle allait encore se faire dévorer. Elle s’appliqua en posant ses lèvres sur la joue de mon pote ; à cet instant, de sa petite voix, le silence général murmurait : « Ne me fais pas mal plus que je souffre déjà… ».  
Tout aussi gentiment, il réclama un Chouchen, en tournée générale, à lui et à moi… Un moment, libérée du joug de l’opprobre, ou jour de gloire, Suzy se pressa avec une gestuelle superbement aérienne, en allant récupérer la bouteille sur une étagère…

Dans un équilibre instable, l’ambiance hypocrite était trop retenue. Le calme avant la tempête : oui, c’est comme cela que j’appréhendais le moment. Les autres buveurs étaient comme des nuages d’orage hésitant à faire tomber leur rincée ; pas de la dernière pluie, la grimace en coin, le patron du boui-boui se grattait la tête en se disant que cela allait bastonner dans pas longtemps.
Pour dire comme il ne faisait pas bon, je vis même un sourire sur le visage de Suzanne ; non pas un sourire de vengeance, mais un sourire de bien-être, un sourire de grande volupté éphémère, un sourire divin, celui qu’on se rappelle toute une vie…

Coup de tonnerre !... Puisqu’il fallait que cela arrive, du fond de la salle, on entendit distinctement : « Hé, la laideur, apporte-moi une autre liqueur !... ». Pas de chance pour lui, comme il n’avait rien vu et rien entendu, il était encore dans la dynamique des autres mauvais drilles participant au grand concours de la méchanceté gratuite ! Ce fut l’étincelle allumant le baril de poudre, la goutte qui fit déborder le verre…
Dare-dare, la plupart des consommateurs s’évacuèrent par la petite porte d’entrée !... Ha, ha !... C’est fou comme il passe des gens par un minuscule espace quand ça chauffe l’enfer à leurs miches !...

Prenant une bouteille au hasard dans la vitrine, c’est Balou en personne qui alla le servir ; sans se détourner des tables et des chaises, il était comme une vague géante de tsunami dévastant tout sur son passage. Tu parles, l’autre, il ne pouvait pas s’imaginer que ces quelques mots de trop seraient la paille qui allait le relier, pendant un long moment, entre sa soupe et un coin de sa bouche ! Oui, la bouteille, si elle n’était pas de liqueur, il la prit en pleine poire…
J’ouvris le tiroir-caisse bien garni ; je ramassai tous les biftons et je regardai dans les yeux le patron blotti dans un coin. « Dédommagement ?... », lui dis-je, en levant le menton vers Suzanne. Il hocha la tête parce qu’il savait qu’il avait été trop loin…  

Sirène de flics, cris dans la rue, pétarades de semelles courant sur le goudron, il était temps qu’on décarre. « Viens, Suzy, on t’emmène !... », cria le nounours Balou !... Le ton était si impérieux, les événements si rapprochés et si tumultueux, que la fille, choquée par tout ce ramdam, nous suivit sans broncher. Une fois dehors, comme les contes de fées, ça n’existe pas, elle ne se transforma pas en princesse charmante mais, nous, cela nous fit un bien fou, cet air de liberté sans compromission.
« On t’emmène chez toi… », professa Balou tandis que je remplissais son sac à main avec la poignée de biftons. « Demain, à dix-sept heures, on ira voir mes parents ; je te présenterai, ils te trouveront bien une place au tri ou à un guichet de leur Poste !... ».
Suzy était sur un nuage ; elle n’arrêtait pas de rire et de pleurer en même temps. Elle se plaça entre nous deux, elle nous prit à chacun le bras, et nos pas étaient légers, légers, légers… Nous arrivâmes devant son vieil immeuble ; Balou oblitéra le rendez-vous du lendemain ; avec des « merci » à répétition, elle nous serra dans ses bras puis elle disparut sous le porche…  

Sur le chemin du retour, on marchait fièrement comme deux chevaliers en retour de bonnes actions. Je n’ai jamais su si c’était pour rire ou s’il était sérieux, mais il dit, avec son bel accent varois : « En tout cas, avec la langue qu’elle a, elle pourra toujours recoller les timbres… ».  Il était comme ça, le gars Belou…

4 janvier 2020

Le bal des emplumés (Pascal)

 

Dring… dring… dring… « Allo ?... », « Salut, Paula, c’est Paulo !... », « Salut Paulo !... ». « Ce soir, c’est le grand bal costumé de la fin d’année, tu viens ?… ». « C’est quoi, le thème, déjà ?... ». « Les oiseaux !… ». « Et où ça se passe ?... », « Et ben, à la Grande Volière*, comme d’habitude !... ». « Pourquoi pas… ». « Tu vas voir !... Ha, ha !... Comme chaque année, ils améliorent, à coup sûr, ils ont rajouté des barreaux aux fenêtres et remplacé les canapés par des perchoirs !... ». « J’imagine !… ».

« Tout le Service sera là !... Je vois déjà Duranton, le chef des contentieux, déguisé en colibri et la Josy, en oie blanche, emplumée, pire qu’une gourgandine !... ». « Et Lucas ?... Ha, ha !... Avec des bésicles et un filet à papillons, il va se maquiller en ornithologue ; dans ses mailles, il va encore tenter d’attraper sa Lucie, la miss mésange 77 !... ». « Et comme chaque année, de prises de bec en noms d’oiseaux, ils vont encore se voler dans les plumes !... ». « Ha, ha !... ». « Josette, Martine et Sophie, les bavardes de la pause café, naturellement en perruches !... ». « Maurice ?... », « Pour ce drôle de rossignol, c’est tout trouvé !... ». « Le Paul ?... L’espion, le cafeteur du Service ?... » « Avec des plumes multicolores collées au cul, c’est tout trouvé : en perroquet !... ». « T’es con !… ».  « Mariette ?... », « En tenue de grue, elle va encore montrer son croupion à tous les matous du Service !... », « Ben non !... Pas les chats !... Ha, ha !... ». « Et Régis ?... », « Le fainéant professionnel ?... en ramier, bien sûr !... ». « Tu parles !... Comme chaque année, les filles vont se déguiser en hirondelles et les garçons, en perdreaux !... ». « Imagine la chef de Service !... Forcément, avec sa politique policière, elle sera grimée en autruche !... ».

« Il y aura de la musique ?... », « On trouvera bien des beaux merles pour nous faire la chanson !... ». « Il faut apporter quelque chose ?... », « Ha non !... On ne va pas se déguiser en pigeons !... ». « Et dans nos mangeoires, il y aura quoi, à grignoter ?... Des graines ?... », « T’inquiète pas, on trouvera bien quelque chose à becqueter… ».

« Il faut s’équiper avec les plumes, le bec, les pattes, et tout le tremblement ?... ». « Pas obligé !... ». « En quoi tu te déguises, toi ?... », « En paon, qui fait la roue, mais j’ai peur qu’on me prenne pour une folle brésilienne ; avec leur humour d’équarrisseurs, les collègues seraient capables de me casser les ailes !... Et toi ?... », « Pour changer, j’avais pensé en boule de graisse, avec des graines collées tout autour, mais c’est difficile de conduire avec cet équipement… ». « T’as pas attaqué ton régime ?... », « T’es con… ».

« Allez, ma poule, lisse tes plus belles plumes !... Rendez-vous, rue des Oiseaux !... C’est dans le troisième !... Ha, ha !... Le reste du trajet, on le fera en marchant ou en volant !… Si on s’ennuie, on s’en ira à tire-d’aile !... On ira dans ta cage !... J’aimerais bien picorer dans ta boule de graisse… ». « Décidément, t’es vraiment con… ».

 
*Poste de Police sous l’Opéra.

28 décembre 2019

Réveillon (Pascal)


Pour célébrer le réveillon, le bistrot s’était mis sur son trente et un. En ville, les matafs habitués, pour des raisons d’éloignement ou de service, ou simplement parce qu’ils n’avaient pas de famille, chercheraient bien, ici, sinon la chaleur, les lumières de cette fête.
C’était ce que se disait le patron quand il avait remonté de la cave un sapin de Noël en vraie ferraille, enrobé de simili-plastique, d’un autre siècle ; les pointes étaient écimées, les branches étaient tordues, le tronc était refendu.
Cet arbre centenaire, décoré de poussière et de toiles d’araignées grégaires, sans nulle verdure, il aurait plus facilement tenu dans une benne à ordures que trônant sur une des tables du bar.
Emblème suprême de Noël, dans le contexte de la fête, embarrassé de guirlandes et croulant sous les boules et les petits objets de couleur, on n’y verrait que du feu…

Dans l’après-midi, d’une tout aussi antique boîte de chaussures, l’une des serveuses avait sorti la panoplie du sapin et elle l’avait habillé avec ses atours, comme le roi de la forêt. Ne voulant pas être en reste, les autres filles avaient apporté leur pierre à la décoration. Qui pour l’une, c’était des petits sucres d’orge, des bougies aux futures étincelles éblouissantes, des petites boules en argent ! Qui pour l’autre, c’était des papillotes accrochées aux branches, des figurines souriantes, une véritable guirlande électrique clignotante ! Qui pour l’autre encore, des paillettes multicolores aux effets de flocons de neige posés ici et là !... Pas folle la guêpe, la patronne avait rajouté des bouteilles de champagne dans son frigo puisque, ce soir, ce serait la roteuse, la reine de la fête…

C’est vrai qu’il en jetait, ce sapin. Dans la pénombre, il ressemblait à un grand amiral d’escadre avec toutes ses décorations en or et toutes ses médailles brinquebalant sur son uniforme de gala. Quand la guirlande clignotante s’allumait, ses petites lumières s’en allaient éclairer le bar jusque dans les recoins les plus ombreux. Il était rutilant ; il était une soucoupe volante posée dans ce monde de la basse ville où, ici plus qu’ailleurs, on ne croit plus depuis longtemps au père Noël…

Avec les lueurs blafardes de la rue, les illuminations de l’arbre juraient derrière la vitrine du bar. À la fois phare, attraction, curiosité, naturellement, il devint le point de ralliement de tous les désœuvrés, de tous les extraterrestres errant dans les parages.
Comme des papillons de nuit attirés par la lumière, il est entré des tafs esseulés, des prostituées frigorifiées, une petite vieille qui, soi-disant, cherchait son chat, un clochard un peu paumé qui restait caché derrière la porte comme s’il avait peur d’être refoulé dehors.
Moi qui étais seul, j’étais content d’être là ; je n’avais pas besoin de parler, je n’avais pas besoin d’assumer, pas besoin de tricher ; ici, je n’existais pas, je vivais. Je me réchauffais l’âme à la chaleur humaine universelle ; celle qui fait bronzer le cœur, celle qui fait courir les frissons les plus véritables, celle qui fait pleurer les yeux dans une réjouissance intérieure débordante…

Nous nous sommes dit « bonsoir », comme des gens qui rentrent chez eux après une rude journée de labeur. On masquait nos cicatrices, on cachait nos mains tremblantes, on tirait sur nos vêtements pour leur donner l’illusion d’un repassage récent.
Cessez-le-feu général, armistice, les castes se mélangeaient lentement, les conditions s’arasaient en douceur ; il y avait de la paix entre nous ; on parlait à voix basse comme si on veillait quelqu’un.
Le fleuve de la rue, ses méandres dangereux, ses abysses profonds, ses rochers découpeurs, pour un moment d’éclipse merveilleux, c’était derrière, c’était oublié ; il serait bien temps d’y replonger… …

À minuit, confectionnée sommairement avec le papier d’alu d’une plaque de chocolat, quelqu’un, je ne sais pas qui, posa l’étoile d’argent à la cime de l’arbre. Ainsi coiffé, de magnifique, il devint fantastique. Les cadeaux sous le sapin ? Chacun de nous avait apporté le meilleur de ce qu’il était ; aux échanges, aux sourires, aux mots gentils, aux caresses des yeux, nous étions tous comblés.
On a allumé les bougies étincelantes, ces petits bâtons de dynamite qui n’explosent jamais ! On était tous des gamins devant l’arbre ! Éblouis, quand on le regardait, on oubliait nos emmerdes ! On avait tous ses clignotements divins dans les yeux comme des balises de grand bonheur d’enfance ! On s’embrassait sans arrière-pensée ! On riait, on applaudissait, on chantait Noël ! À la musique du juke-box, j’ai dansé avec la petite vieille ! Dans l’intimité de la crèche du bar, on a même esquissé une ronde autour du sapin !...

Et puis, je ne sais pas ce qui s’est passé ; souffle divin d’Amour ou élan d’humanité, ou même les deux ensemble, débordée de belle générosité festive, la patronne a offert le champagne !... « Non !... Pas dans des gobelets, mais dans de véritables coupes !... », cria t-elle. « Les filles ?!... Pressez-vous !... Ne faisons pas attendre nos invités !... Sortez les plus beaux verres !... ».

On avait faim ! Le clochard avait deux boîtes de pâté dans sa musette ! Il restait du pain du midi, dans la huche ! Enfin utile, avec un couteau de cantine, s’empressant, la petite vieille étalait la terrine sur les fines tranches et elle nous les faisait passer par ordre de sourire !...
On s’est échangé des recettes de cuisine, de ces plats qu’on ne mange jamais mais qui nous font tant saliver. On a dévoré les papillotes ! On a sucé les sucres d’orge comme si c’était des récompenses d’instituteur ! On allait les cueillir sur l’arbre comme des fruits autorisés par la fête !...  
Au milieu de la bonhomie générale, il aurait pu entrer le père Noël, personne ne s’en serait étonné ! Mais avait-il besoin de venir, tant la Charité régnait dans ce bistrot. Nous étions une famille hétéroclite mais tellement soudée ; je me souviens : qu’elles fussent de rire ou de bonheur, de remerciement ou seulement de bulles de champagne, il y avait des larmes dans tous les yeux. Dehors, en misère et en tracas, en ennui et en solitude, le fleuve de la rue, avec ses eaux tumultueuses, pouvait bien attendre ses désespérés…  
Oui, pour célébrer le Réveillon, le bistrot s’était mis sur son trente et un…

30 novembre 2019

Sang (Pascal)


Chaque matin, avec mon frère et mes sœurs, c’était toujours un peu la cohue dans la maison. Après un rapide coup de gant de toilette sur le nez, un bol de café au lait, un autre coup de peigne, c’était parti pour la journée, et l’école. Au joyeux brouhaha de la jeunesse insouciante, dans le hall, on ajustait les capuches, les bonnets et les moufles en laine. Ma mère s’activait en serrant le cache-nez de l’un, en fermant les boutons du manteau de l’autre, jusqu’en haut…

Ce jour-là, bizarrement, la porte de la salle à manger était au trois quarts fermée. Malgré mon empressement, toujours aussi curieux, il fallait que je passe mon museau pour savoir ce qu’il se tramait derrière cette porte. En général, quand mon père changeait de pantalon, il poussait la porte, et on savait qu’on ne devait pas rentrer ; cela durait quelques instants et tout retrouvait la normale…
M’man faisait des allers-retours entre nous, la cuisine et la salle à manger, en prenant soin de bien repousser la porte. Sur son visage fatigué, elle avait l’air soucieuse, plus que d’habitude. Moi, qui l’observais tout le temps, je savais tout de son humeur ; quand elle souriait, il faisait beau, quand elle chantait, c’était une fée dansant sur la marelle de sa cuisine ; quand elle pleurait, je le voyais, même si elle se cachait, et j’étais triste de ne pas pouvoir la consoler avec mon réconfort, et le temps était à la pluie… M’man, c’était le baromètre de mon entrain…

Et puis, à cette heure, normalement, mon père était déjà au boulot ; pourtant, il y avait encore sa voiture au garage, sa mobylette aussi !... Je ne comprenais rien à tous ces mystères !... J’étais comme un chaton coincé devant une porte fermée ; pourtant, elles devaient être toutes ouvertes pour satisfaire mon imagination d’insatiable aventurier !
En respirant la maison, je tenais son pouls, je connaissais ses craquements de plancher, le bruit intime des interrupteurs de chaque pièce, l’odeur du feu dans la cuisinière qui montait jusqu’aux chambres, les pas des uns et des autres sur les planchers ; à leur démarche, je savais qui et qui escaladait ou dégringolait les escaliers ! Je connaissais mon nid et ses occupants par cœur !...
Les autres, ils étaient partis à l’école en laissant derrière eux tout ce qu’ils n’avaient pas cherché à comprendre. Il était hors de question que je m’en aille sans savoir ; le terrible point d’interrogation que j’aurais traîné toute la matinée aurait ralenti mon instruction tant il m’aurait occupé l’esprit…

La maison était redevenue silencieuse ; j’entendais le tic-tac de l’horloge de la cuisine comme le métronome d’un temps de maison où je n’aurais jamais dû me trouver. Tout à coup, j’entendis éructer puissamment mon père ! C’était bruyant, inattendu, surprenant ! J’ai sursauté !... Mais que se passait-il derrière cette porte ?... J’ai reconnu le pas empressé de ma mère !... Elle allait ressortir de la pièce !... Vite, je me planquai dans la montée des escaliers en me couvrant le visage des plis d’un long manteau pendu à une patère…  

M’man est passée avec un linge rouge de sang dans les mains !... Mais que se passait-il ?... Mon père était-il blessé ?... S’était-il coupé la gorge en se rasant ?... Notre chien de chasse l’avait-il mordu ?... Était-il tombé sur du verre ?... Je n’avais jamais vu autant de sang !... Ce que j’en connaissais, c’était les écorchures aux genoux, aux coudes, juste de quoi teinter un coton !... La télé ?... Depuis notre petite télé noir et blanc, ça ne risquait pas qu’on s’éclabousse l’esprit avec de l’hémoglobine cathodique !...
Avec tout ce qu’il y avait sur le linge, il ne pouvait plus être vivant, mon papa !... Je tremblais sur mes gambettes !... Tout à coup, j’eus l’impression sidérale de l’effroi majuscule, du désert aride et des profondeurs insondables !...
J’avais la tête qui tournait !...Un linceul de plomb m’enveloppa !... Glacé d’effroi, je ne pouvais plus respirer comme si j’étais pris dans le carcan d’un étau assassin !... Même mes pires cauchemars ne m’avaient jamais rapporté pareille frayeur !... J’ai pris conscience de la fin de monde, et je me suis senti encore plus petit, si péniblement accroupi, sur ma marche d’escalier. Je n’arrivais plus à réfléchir comme si un avenir brouillon, irrémédiablement tâché de sang, se mêlait intensément à mes fabulations, en rougissant toutes mes pensées les plus secrètes…

M’man est repassée avec une grande serviette propre. Pensant être seule, elle ne prit pas la peine de refermer complètement la porte ; alors, j’approchai. J’étais pantelant, un peu comme un zombi à qui on a pris tout le sang, mais je voulais savoir ; j’avais des larmes plein la figure mais je n’arrivais pas à pleurer avec des sanglots. Je passai la tête à travers l’ouverture…

Mon père, assis sur une chaise, la tête en arrière, tentait de juguler un important saignement de nez. Avec une main, il appuyait la serviette sur son visage ; je sentais toute son impuissance à endiguer cette terrible hémorragie. Il se raclait la gorge et il crachait encore, et cela faisait un bruit infernal entre mes oreilles. Je savais que toutes ces terribles émotions s’inscrivaient à jamais dans les petites cases toutes neuves de ma mémoire.
Ma mère aperçut le bout de mon nez qui dépassait de la porte ; elle voulut me chasser, m’envoyer à l’école, mais mon père m’appela sur son genou. Si près, avec toutes mes prières, et en le serrant fort dans mes bras, il allait guérir. Il me dit qu’il s’était mouché trop fort puis il me pressa d’aller à l’école. À midi, quand je suis rentré, j’ai foncé jusqu’à la salle à manger ; il n’était plus là, c’était la preuve qu’il était sauvé…  

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