Les « quant à soi » (Pascal)
Qui a tué Thomas Carrera, seize ans, qui est responsable et pourquoi est-il mort ?
« C’est pas moi », dit le comité des fêtes du village, débordé par le carnage. « Nous, on avait tout organisé dans les règles, on avait même pris des vigiles, c’était l’heure de la fin du bal, on rangeait les tables et les chaises. Ici, c’est rural, personne ne pense à mal. Qui aurait pu imaginer que tout ce malheur allait arriver ? C’est pas moi qui l’ai fait tomber, vous ne pouvez pas m’accuser… »
« C’est pas moi », dit la police indifférente, en arrivant toutes sirènes hurlantes. « On n’est pas assez, on ne peut pas être partout et tout surveiller ; aujourd’hui, on est plus contrôlés que ceux que l’on contrôle. Sur les routes, dans les fêtes, en ville, au bal, même pendant les mariages, tous les samedis soir, c’est le jeu de la roulette russe. Demandez donc aux Urgences ! C’est pas moi qui l’ai fait tomber, vous ne pouvez pas m’accuser… »
« C’est pas moi », dit son assassin, le couteau encore entre les mains (à cette heure, il court encore). « Moi, je viens de la cité, je ne sais pas lire, à peine écrire, et si j’ai du fric dans les poches, c’est que je me débrouille dans le business. C’est la société qui m’a mis en place ; elle a besoin de moi, et je ne suis pas responsable de mes actes. C’est pas moi qui l’ai poignardé, vous ne pouvez pas m’accuser… »
« C’est pas moi », dit d’une seule voix tout le système judiciaire, comme si c’était lui qui était jugé dans cette affaire. « Nous, on est débordés par les dossiers ; on enquête, on tergiverse, on renvoie, on démêle, on atermoie, on applique les peines selon le code, on pose les bracelets, on remet en liberté. Vous savez, les prisons sont pleines de vautours et les pires voyous sont toujours ceux qui courent. C’est pas moi qui l’ai fait tomber, vous ne pouvez pas m’accuser… »
« C’est pas nous », disent les citoyens, en lisant le journal du matin. « Aujourd’hui, on vit dans un monde où on laisse bouffer les moutons par le loup, et on indemnise le berger. Dans la rue, c’est pareil. On vit dans un pays où on condamne les racistes et où on laisse en liberté ceux qui les ont fait devenir. Il n’y a plus de français, il n’y a que des communautés. On nous dit que tout est normal, que tout est sous contrôle, mais ce ne sont que des foutaises. Aujourd’hui, on est tous endeuillés ; on baissera la tête, on compatira, on fera une marche blanche, comme l’habituel troupeau de moutons. C’est pas nous qui l’avons fait tomber, vous ne pouvez pas nous accuser… »
« C’est pas moi », dit la Presse, en photographiant les habitants, sans nulle délicatesse. « C’est notre gagne-pain d’argumenter les faits divers et quand il y a une rixe (« un meurtre », voudrait-on lui balancer à la figure), on vient faire notre travail. Les voyous d’hier sont les jeunes défavorisés d’aujourd’hui, on n’est pas là pour condamner, seulement pour commenter. Hier, je « faisais » les inondations, aujourd’hui, c’est cette altercation, et demain, sans doute, ce sera un accident de la route. C’est pas moi qui l’ai fait tomber, vous ne pouvez pas m’accuser… »
« C’est pas moi », dit le ministre récitant son sermon au cérémonial, en arrivant par le premier avion de la capitale. « Ce n’est pas une attaque terroriste, c’est moins grave… Je le clame ici, je m’engage ! Nous allons tout mettre en œuvre pour retrouver les auteurs de cette tragédie ; l’enquête est en cours et à ce stade des investigations, etc. Toutes nos pensées vont vers la famille, etc.
« C’est un peu moi », dit l’anonyme lecteur, en n’osant pas regarder sa ridicule carte d’électeur. « J’ai mal voté pendant des décennies, je ne pensais qu’à ma gueule, à mes congés payés et, par habitude, je suis devenu veule.
De la peine, il y en aura toujours plus pour la famille, que celle que le tribunal infligera à son meurtrier. Lui, en prison, il se targuera d’avoir tué ; croupissant dans le luxe carcéral, il recevra plus de visites que le jeune Thomas allongé sous la dalle. Le mort est toujours perdant. Ni en la police, ni en la politique, ni en la justice, ni en son prochain, je n’ai plus foi en rien. Jeune, sous le préau, je croyais en mon drapeau, que la guerre de mes parents allait m’affranchir de ce fléau, mais ça n’en finira jamais, et les loups se régalent… dans la bergerie de la France… »
Qui a tué Thomas Carrera, seize ans, qui est responsable et pourquoi est-il mort ?
Les parenthèses (Pascal)
Puisqu’on ne peut nommer l’une sans l’autre, voici deux belles arches de ponctuation sur le chemin de la lecture, des gémeaux de phrases qui se regardent dans le reflet des mots qu’ils contiennent. Les parenthèses sont les deux mains en porte-voix de l’auteur qui murmure un fait de l’histoire au visiteur.
Lecteurs assidus, avec un certain empressement, quand on ouvre la première, on entre dans un autre monde. Plus qu’une affirmation, un détail qu’il soutient avec ardeur, une précision évidente, une simple date, l’auteur s’autorise, un instant, à être lui-même dans l’histoire qu’il écrit. Simple anecdote ou broderie, divagation ou excursion, c’est une courte histoire, parfois un mot, un bémol, une partie de sa vraie vie, son expérience en filigrane, un peu plus de couleur dans l’allégorie qu’il déclame, un « vous me comprenez » sous-entendu. C’est son explication entre quatre yeux avec le lecteur, la vérité vraie, son petit « quant à moi » qu’il ne peut éviter tant il faut qu’il le raconte.
C’est une communion intime que l’auteur conçoit avec le lecteur, avec une digression opportune. Saillie ou litote, c’est une partie de la clé de son histoire, une parcelle de son secret, un soupir de réflexion accordé à son hôte. C’est un pied de nez à son histoire, un égarement convenu et inopiné, absolument nécessaire à son inspiration. C’est parfois le départ d’une autre aventure, un chemin de traverse, une différenciation avec son analyse, une contingence qui déporte son sujet.
Elles sont le portemanteau théâtral de l’écrivain. Révérence sardonique ou grimace émue, s’y accrochent la familiarité, l’austérité, la sincérité, la vulgarité, l’extraordinaire, le paradisiaque, qu’il pourra s’autoriser entre le sceau de ses parenthèses. Lire l’intérieur d’une parenthèse raconte parfois plus l’auteur que son histoire.
Dans le cheminement lyrique, avant les points de suspension qui suggèrent, les parenthèses détaillent sans dévoiler ; elles sont les cousines des guillemets ; les mots s’y dispensent de majuscule, souvent de ponctuation et de verbe. Mais point trop n’en faut car, fréquemment, la parenthèse évente le secret ou l’enfouit dans les ténèbres de l’entendement du lecteur. Elle induit en erreur, s’en va dans des labyrinthes inextricables où la seule issue possible est de ne pas la lire.
Pourtant, pour qui sait traduire ses mots emprisonnés, la parenthèse est un éternuement de diva, une larme de poète ; dans sa transparence grossie mille fois, assujetti au secret, le lecteur, devenu naturellement ami, comprend toute la déroute. Elle est une signature d’amoureux (surtout entre les miennes), un poème entre les creux d’une seule vague, une lumière passionnée entre deux nuages complices, un empêchement, un maléfice, un retard de calèche ou un automne trop précoce. Elle est un no man’s land, une frontière, un fourre-tout où on n’entasse que l’essentiel en mots sibyllins. Souvent, quand on ferme la deuxième, on est investis dans le secret ; on n’est plus pareils, comme si on avait parlé à l’auteur.
Tout à coup, nos yeux s’emballent ! Le train de la phrase repart vers son aventure ! L’une après l’autre, les deux portières des parenthèses se referment et, dans une autre gare de partage, les mots voyageurs ne délivreront leur confidence… qu’au prochain lecteur…
Obsolescence (Pascal)
L’obsolescence, reflet fugace du temps passé, c’est la fin de quelque chose avec lequel on vivait en couple. Rebut, déclassement, désuétude, expiration, ringardise, poussière, avant la benne à ordures, les greniers sont remplis d’obsolescence. C’est la maladie du temps la plus visible. Date de mise en service, date de forclusion, la vieillesse, c’est l’obsolescence programmée du corps et de l’esprit. L’autre jour, en mots châtiés, mon docteur m’a parlé de résilience, j’ai compris obsolescence.
L’obsolescence, c’est la chrysalide délaissée par la nymphe qui passe à l’état de papillon ; c’est le père Noël faisant ses courses au bazar, c’est la feuille morte dans le jardin, c’est l’inutilité qui fait foi, c’est le souvenir en cent dix volts, c’est l’avion à hélice, c’est le timbre en francs, c’est Jésus démodé et ses miracles éculés, c’est la foi qui se perd au profit du bénéfice. C’est cette obsolescence qu’on voudrait pour ces religions qui martyrisent ; c’est la gare qu’on quitte sans se retourner, le passé qu’on enterre, les souvenirs bibelots qu’on entasse dans ce grenier.
L’obsolescence, c’est la péremption des sentiments, c’est la débâcle des rêves, c’est l’enterrement de l’Amour, c’est ce qui ne fait plus rire, c’est ce qui n’enchante plus et qu’on ne réclame pas, c’est la prescription des sens pour des nouveaux, c’est tout ce qui se construit aujourd’hui. Les voitures à essence roulent sur le chemin de l’obsolescence ; tubes cathodiques, téléphones filaires, antennes de télé, (la liste de l’obsolescence se régénère chaque jour), sont déjà dans la benne. L’obsolescence, c’est la fin de la validité, c’est l’inanité planifiée, c’est l’ignorance d’hier, c’est la fantaisie qui va en courant, c’est le superflu démodé, c’est l’incapacité au présent, c’est ce qu’on a trop foulé ou trop aimé. Si les morts sont les mêmes, c’est l’Ukraine supplantée par Gaza…
L’obsolescence et son cortège, ce sont les remèdes de grand-mère, les potions, les antiques recettes, les livres de contes, les poupées, les premiers films de Walt Disney, etc. Place à Mac Do, au Magimix, à Super Mario, à la PS5, à Harry Potter, en attendant leur obsolescence ! Fi de l’antique Motorola, l’honneur est au Samsung ! C’est tout ce qu’on a imaginé et qui est déjà fané. Pire, c’est tout ce qu’on n’a pas encore imaginé. C’est ce qui n’est plus porteur. Elle est une bombe à retardement, la fin du monde programmée et, en 4D, l’utopique promesse d’un monde meilleur.
L’obsolescence, c’est le programme télé de la semaine d’avant, c’est la bouteille de vin oubliée à la cave, c’est trop de bougies sur le gâteau d’anniversaire, c’est l’été dépassé, c’est la nuit avant le soir, c’est la fin d’une génération et le début d’une nouvelle qui n’attend déjà que sa mise au rancard dans le tiroir des oublis de cette même obsolescence. Partie immergée de l’iceberg de l’économie, elle est une des ficelles qui la relance et, nous, pauvres consommateurs, nous sommes bousculés au « has been », au « qui a vécu », au « périmé », à « l’antique », coincés entre l’enclume et le marteau, martyrisés entre la mode et son porte-monnaie, assenés de publicités vantant un modernisme soi-disant utile, pour qu’on arrive à conjuguer l’obsolescence au passé, et qu’on la jette aux oubliettes en sortant d’un nouveau magasin.
Pourtant, l’obsolescence a ses émules, ses contemplateurs du passé, ses nostalgiques. Le moulin à café, la plaque émaillée, le service de porcelaine, c’est la caverne d’Ali Baba du collectionneur, la pièce manquante au puzzle, la broderie de mamie, la voiture à pédales, le tourne-disques soixante dix-huit tours, c’est Tino Rossi, c’est Dalida, c’est Claude François et « La même chanson ».
L’obsolescence, c’est le début et, en même temps, c’est la fin. C’est la moisissure du fruit défendu, celui qu’on cueille un jour et celui qui cache en lui ses pépins surannés comme un poison lent ; c’est le reflet de demain de tout ce qui est aujourd’hui en cours, in, à la page, en vogue, branché. Pour le pire et le meilleur, la nouveauté et l’obsolescence sont intimement liées entre ces deux ogres de la société moderne. Entre tendance et caducité, nous devons vivre, marcher en avant pour ne pas tomber en arrière, chercher notre équilibre, courir après les dernières nouveautés et trouver son passé dans les vide-greniers. Que pouvons-nous faire d’autre ?
La nouveauté est un monstre dévoreur qui se repaît d’inventions, l’obsolescence est une partie de ses reliefs. Misérables lombrics, nous mangeons notre terre pour avancer, nous déféquons l’inutile derrière nous. À une vitesse folle, lancés dans l’univers, nous sommes entassés dans une irrésistible fusée se séparant de ses étages obsolescents, au fur et à mesure de son voyage. Dans cet emportement désespéré, puissions-nous toucher la terre promise, le but, le pompon, s’il n’est pas que fantasmagorie, avant d’avoir épuisé toutes les ressources terrestres… Mais, déjà, vous en conviendrez, le temps de les écrire, toutes ces pensées sont… obsolètes.
Explorateur insatiable, j’ai cherché le contre-pied à l’obsolescence, sa contradiction, l’antithèse, l’exception qui confirme sa règle. C’était facile, tous mes tiroirs me le criaient à tue-tête : c’est Amitié. Elle ignore le rebut, le poussiéreux, le caduc, elle se fout bien de la mode, des guerres, des usages et des tendances. Par le rachitisme des sens, si l’Amour a sa raréfaction et son épuisement, l’Amitié est intemporelle et indestructible, mais c’est une autre histoire…
L’ogre (Pascal)
Été 1990. Méthodiquement, tel un ogre dévorant avidement chaque plat proposé devant lui, le feu dévastait la campagne. Les jeunes futaies, la garrigue, les chênes verts, les châtaigniers, et tout ce qui brûle, avec un insatiable appétit, il réduisait tout à l’état de cendres. Inlassablement, comme pour lui donner à boire, avec des manœuvres de haute voltige, des escadrilles de Canadairs tentaient de l’enivrer jusqu’à ce qu’il s’affale ; des colonnes ininterrompues de pompiers montaient à l’assaut des flammes ; l’état de guerre était proclamé…
Sur le chemin du retour anticipé des vacances, on voyait les figures décomposées des estivants ne sachant plus s’il fallait fuir ou prendre des photos de ce gigantesque incendie. Sur les visages, on lisait la peur, l’effroi, l’incompréhension, la petitesse ; on y voyait ce sentiment d’humain fragile et impuissant face à la force destructrice du feu.
Dans la file des véhicules bloqués, parce que c’était trop dangereux d’aller plus loin, encore jeune dans la boîte, simple magasinier, réquisitionné, je faisais partie d’un effectif d’intervention d’EDF. C'est-à-dire, aussi inutile que les autres, au milieu de tout ce spectacle de désolation, je regardais nos équipements électriques partir en fumée. Les fils avaient disparu ; dans la forêt dévastée, ils formaient des traces rectilignes d’un métal fondu ; les poteaux en bois se consumaient lentement et ceux en acier étaient tordus, comme s’ils étaient passés dans le pressoir d’une fonderie d’abîme…
L’ogre avait traversé plusieurs fois la route ; aidé par le vent tournant, il avait rebondi de colline en colline, était revenu prendre un peu de dessert dans cette châtaigneraie ; il avait envoyé des animaux sauvages en éclaireurs, pauvres torches vivantes, qui allumaient sur leur passage d’autres brasiers le long des talus ; il avait balancé des pignes de pin dans les airs, telles des bombes incendiaires, qui embrasaient à leur tour d’autres hectares déjà condamnés. À perte de vue, l’enfer était reconnaissable. Puisqu’il y avait beaucoup à dévorer, l’ogre avait dépêché ses petits qui, eux-mêmes, s’essaimaient en d’autres foyers.
Parfois, un Canadair passait au-dessus de nos oreilles ; il volait si bas, c’était l’impression tenace d’un gigantesque frelon accroché dans nos cheveux. Le bruit infernal, l’air vicié, la fournaise proche, la fumée oppressante, le goût irritant du brûlé dans la bouche, on se sentait autant utiles que des arrosoirs vides dans un jardin assoiffé. On ne savait pas où regarder pour se reposer les yeux dans cet holocauste, et croire à un début d’accalmie.
Parfois, un bout de ciel bleu se découvrait ; c’était une illusion apaisante, un semblant d’éclaircie, un tour de prestidigitation de la nature pour nous faire croire que le beau existait encore mais, très vite, comme si le feu, en plus de la terre, conquérait aussi le ciel, un lourd nuage de scories et de pépites de flammes venait obscurcir cette petite lucarne optimiste. Parfois, des pompiers revenaient du front ; sur leurs visages maculés de sueur et de suie, ils ressemblaient tous à des mineurs de fond. De tout leur être, il n’y avait plus que la couleur de leurs yeux rougis par la chaleur qui pleuraient leurs escarbilles de charbon…
Concentrés de résine, des troncs d’arbre explosaient comme s’ils se suicidaient avant la tempête de la fournaise, arrivant droit sur eux. On entendait l’explosion macabre et, je vous assure, on était petits dans nos souliers. Tout à coup, tel un nouveau supplicié, un pin s’embrasait, et tout son habit de verdure se décomposait en myriades d’étincelles éblouissantes s’enroulant autour de lui et l’entraînant dans une tempétueuse danse enfumée et macabre. La douleur de l’arbre, c’était ses crépitements infernaux ; on aurait dit qu’il criait sur son bûcher ; on aurait dit qu’à lui seul, il représentait la fin du monde. Puis c’était un autre, et un autre qui posait la tête sur le billot de l’infortune. On n’arrivait pas à parler parce qu’on voyait tous la même chose…
Quels décors plus apocalyptiques peut-on rencontrer au cours de son existence ? Immondes champs de bataille, il ne restait plus que des pointes d’arbres encore fumantes, des branches plantées dans le sol comme des hallebardes brisées, des friselis rougissants de flammèches léchant l’orée des champs, des cendres grises et encore des cendres grises en tas informes, comme dans un incinérateur de crématorium en panne de ses fonctionnaires. Il faisait anormalement chaud comme si la chaleur montait de la terre ; le feu avait enfanté son vent. Spontanément, il se créait des mini-tornades qui s’élevaient du sol ; tourbillonnantes et cleptomanes, elles ressemblaient à des pilleuses de cadavres, avides d’un peu de leur essence, d’un peu de ce qu’elles pouvaient encore leur prendre, comme des trophées arrachés à l’ennemi. La nature est sans pitié ; ce qu’elle élève à ses sommets, tout aussi vite, elle le souille d’un seul coup de pied ; la grandeur est subjective, la petitesse est l’apanage de l’humilité. En mer, j’avais connu des grandes tempêtes, avec des creux insondables et des crêtes tout aussi incalculables ; petit sorcier de mes sensations, j’aurais voulu en garder un peu dans mes poches pour les jeter dans ces brasiers. Je rêvais de barrage pour tout inonder, mais je ne sentais que mes larmes brûlantes d’amertume couler sur mes joues ; elles avaient le goût de l’inutilité, de l’impouvoir, de l’incompétence…
Pauvres lieux communs, paysages lunaires, cratères découverts, dévastation, ici, la vie n’était plus qu’un cendrier rempli de mégots au seul pouvoir du cancer. Mais l’ogre n’était jamais rassasié ! Ici et là, ces avions héroïques, jetant du retardant, ce n’était qu’un peu de maquillage rouge sur sa boulimie ! Je me souviens de cette nuit, où nous avons vu danser les flammes sur toutes les collines avoisinantes ; l’horizon était barré par une forme de coucher de soleil qui ne s’éteignait jamais. Cela dépassait tout ce qu’on pouvait imaginer ; même les films d’anticipation les plus terribles, même les cauchemars les plus terrifiants ne pouvaient rivaliser avec cette pénible réalité, au goût de cendres ; je vous assure, il y avait des insomnies en gestation…
À cinq heures du mat, les pontes du poste de commandement nous avaient libérés ; il n’y avait rien d’autre à faire que d’attendre que le feu et ses flammes s’épuisent d’avoir trop embrasé, trop incendié, trop martyrisé. Demain, à sept heures trente, c'est-à-dire tout à l’heure, une autre mission bien plus périlleuse m’attendait. Épuisé, j’étais rentré à la maison ; j’étais allé voir ma fille qui dormait dans son berceau, et je me disais qu’il y avait encore de l’espoir dans l’humanité.
Je m’étais allongé tout habillé sur le lit ; je puais la fumée, la transpiration et tout ce qu’on voudrait jeter… dans les flammes, pour ne plus jamais les respirer. Ma femme s’était réveillée ; elle m’avait parlé, m’avait questionné à cause de cette barre lumineuse à l’horizon qui ne se départait pas du balcon du salon. Mais oui, tout allait bien… Je me souviens d’un gant de toilette frais sur mon front, sur mes joues, de sa voix douce comme un jet de pomme d’arrosage, et je m’étais endormi…
Les sandwichs (Pascal)
Toulon. Passé vingt heures. Sur la place Monsenergue, à l’emploi du temps d’une autre bière dans un bar ou d’une hypothétique future séance de cinéma, avec d’autres tafs, je faisais la queue devant une des baraques à sandwichs. Nonobstant notre présence, d’une échoppe à l’autre, les deux préposées, occupées à leur ouvrage de pan bagnat et autre saucisson-beurre, se partageaient des réflexions amusées sur leur condition, un peu comme des timoniers quand ils s’envoient leurs messages par pavillons interposés.
Saupoudrés d’argot, moitié en provençal, moitié en français, les dialogues de Lucette et Jeannine, ils étaient, comment dire, épiques. Leurs commérages égrillards accéléraient le temps ; nous n’en voyions plus le fastidieux interlude d’attente. Aussi, encore tout neuf des us et coutumes dans la région, je ne comprenais pas tout, parce qu’elles parlaient trop vite, ou bien parce qu’elles rajoutaient des mots gaulois, ou bien encore, parce que leurs subtilités et leurs allusions épicées m’échappaient. Filles du port, sans nul embarras, elles avaient des réflexions plus crues que la salade qui tapissait le fond de leurs casse-croûtes…
(Accent provençal) « Ho, ma Lucette !... Ils ne sont pas beaux, ce soir, tous nos marins, à la queue leu leu, devant nos vitrines ?... », « Tu as raison, ma Nine !... J’en profite !... Je n’en fais pas attendre un, j’en fais attendre dix !... », « Et ben, tu en as des prétendants !... », « Ha !... Ha !... Je me rince l’oeil !... », « C’est vrai qu’ils sont tous beaux !... », « Tu cherches ton fiancé ?... », « Je prends n’importe lequel !... », « Ha, ha !... », « Si on était des p…, on aurait déjà fait fortune !... », « Ha, ha !... », « Nous, on vend de la viande, mais ce n’est pas la nôtre !... », « Ha, ha !... On n’est plus de la première fraîcheur !... », « Ha, ha… ».
De temps en temps, pour reprendre leur souffle, elles se retournaient vers nous et elles nous balançaient des sourires édentés de sirènes alanguies, à tous nous faire fuir ! Surtout moi !... Derrière leurs tabliers, on sentait bien que plus rien ne pouvait les étonner. Princesses de la rue et des saucisses grillées, du puceau au teigneux, de l’amiral au nécessiteux, en passant par le mec bourré et le pressé, d’un seul coup d’œil, elles savaient à qui elles avaient affaire. Sur leur estrade, occupées ici et là, elles étaient les marionnettes, les vedettes du moment de notre passage. Devant la baraque de Jeannine, je regardais mes godasses pour ne pas qu’elle m’embarque dans la mire de son regard et qu’elle me prenne à témoin pour toutes les bêtises qu’elle débitait. Je me disais : Tu vas voir !... Elle va me proposer la botte !... J’étais tout au fond de mes petits souliers…
Femme de labeur, sous les crépitements de la barbaque aux feux de la cuisson et dans l’opacité de la fumée graisseuse, la sueur au front et les auréoles sous les bras, elle retournait les steaks sur le grilloir, comme un joueur de poker quand il montre ses cartes, au moment où le bluff n’a plus cours. À la regarder de plus près puisque, inexorablement, approchait mon tour, je voyais bien qu’elle avait morflé et qu’elle était passée par les douze métiers et les treize desserts à pépins, pour en arriver cloîtrée, là, dans cet aquarium. Mais non, elle conjurait son sort avec une bonne humeur sans faille qu’elle voulait typique, touristique, sinon, contagieuse…
« Nine ?... Tu as la monnaie sur un billet de cent ?... », « Ben non !... Dis-lui qu’il aille la faire au bar !... On n’est pas la Banque de France !... », « Ma caille* ?... Il te reste des œufs durs ?... Les miens sont tout bleus !... », « Oui ! Viens en chercher !... », « Et qu’est-ce qu’il veut, mon chéri ?... », me dit-elle… De toute façon, on était tous « son chéri ». C’était sa façon de se tenir à notre bras et de se frotter contre notre uniforme. Nous, les tafs, malgré nos débordements nocturnes, elle nous avait à la bonne.
J’étais un peu gêné, pas habitué à tant de familiarité. Elle portait des lunettes aux verres foncés qui cachaient un fort strabisme ; capable de s’occuper de plusieurs clients en même temps, quand elle ne les portait pas, à cause de la sueur, on ne savait plus vraiment à qui elle s’adressait. Jeannine, remplie de bonhomie, comme elle tutoyait tout le monde, c’était encore plus difficile de se situer dans son environnement. Ça faisait partie du folklore local…
« Mayo, moutarde, ketchup ou harissa ?... », c’était l’épitaphe du steak à l’incinérateur, réclamé à mon prédécesseur. Elle oignit copieusement le sandwich avec ses desideratas, elle l’enroba d’un papier, elle lui tendit pendant qu’il laissait des pièces sur son comptoir. Elle se retourna encore : « Et mon chéri, il a décidé de ce qu’il voulait ?... » J’avais les yeux occupés à loucher sur le tableau de ses spécialités. Je me faisais l’effet d’un micheton en train de monnayer le prix de la passe, avec une sirène de trottoir…
« Je voudrais un steak, s’il vous plaît !... », « Saignant, à point, grillé ?... », c’était sa réplique habituelle. « Grillé !... » Et elle repartait à son dur labeur de cuisinière. À la fois au four et au moulin, chacun de ses gestes était utile et précis ; avec le genou, elle refermait un buffet ; avec le pied, elle maintenait la porte du frigidaire ouverte ; avec le front, elle bloquait le battant d’un placard. En un tournemain, elle avait couché le pavé de viande sur le grill et découpé le pain qui allait le recevoir. Elle me faisait penser à un habile joueur de batterie qui tape juste, pour conserver le rythme effréné de son solo, à une patineuse, jouant la médaille d’or, sur son miroir de glace, à une maman-sacrifice qui fait tout son possible pour satisfaire son rejeton…
Le temps de quelques volutes de fumée bleue, de quelques jurons épais, en couleur locale, de quelques grattages sur sa plaque de cuisson, elle me demanda : « Mayo, moutarde, ketchup ou harissa ?... », « Moutarde !... », aussitôt dit, aussitôt fait. Le tout emballé, en échange de mes pièces, elle me tendit son ouvrage. Tel un affamé de basse ville, je croquai dans mon steak, avec une grande vigueur. Je crois que ça l’amusait, notre boulimie ; nourrir la flotte et tous ses pioupious piailleurs : mère poule, elle se sentait utile à l’effort de sa guerre, au fond de sa guérite…
Quand le coup de fusil de la fringale était passé, elle sortait de sa boutique et allait fumer la clope devant l’échoppe de sa collègue ; ce qu’elles se racontaient de près, personne ne le savait, mais à leurs éclats de rire, c’était naturellement des histoires de galéjades…
Amadeus (Pascal)
En sautillant comme une puce de mer, notre guide touristique passait d’un rocher à l’autre en nous racontant le panorama, les vieilles pierres, le phare lointain, la construction de la digue, la risée du moment, la marée montante, etc. Incollable, il répondait à toutes nos questions. Tout à coup, quelqu’un de l’équipée, voulant sans doute le piéger, lui et son érudition à toute épreuve, demanda : « Et cette embarcation ?... », « La barque, là ?... », répondit-il aussitôt à celui qui la montrait du doigt…
« C’est toute une histoire… », reprit-il, mystérieux, en accordant son souffle à sa réponse. Il semblait content qu’on lui pose cette question ; fronçant le sourcil, il regarda à gauche et à droite, nous demanda d’approcher. Quand nous fûmes en cercle autour de lui, d’abord, il remercia le « questionneur », et il fit remarquer à tous que le frêle esquif n’était pas à l’attache. En nous intéressant de plus près à cette barque, nous dûmes en convenir : elle n’était pas frappée au quai, ni même assujettie à une ancre quelconque. Mais comment pouvait-elle rester là, sans se faire emporter par le courant des marées, le vent d’une mauvaise tempête, un aigrefin indélicat, une lame concasseuse ? Content de son effet et amusé de remarquer la stupéfaction générale, il commença son histoire…
« Comme son prénom ne l’indique pas, Amadeus était breton jusqu’aux plus petites mailles de ses filets. Peu bavard, solitaire, mystérieux, il passait le plus clair de son temps en mer, dans la barque que vous voyez, là. Aussi, quand il revenait de la pêche, il avait toujours une démarche hésitante, comme si l’équilibre pour marcher à terre était plus difficile à trouver que debout, dans son esquif, éternellement ballotté par les vagues. Comme peuvent être les professionnels de la montagne côtoyant les sommets, les mineurs de fond rabotant les profondeurs, véritable figure de proue de son bateau, les cheveux et la barbe blanchis au sel de la mer, le visage buriné par les ciseaux du mauvais temps, le teint couleur d’iode, l’Océan l’avait sournoisement façonné, en contrepartie des années de dur labeur qu’il passait sur son dos…
Dans la brume de ses yeux, on voyait le bleu intense du ciel, des interminables couchers de soleil flamboyants, des champs d’algues verdoyants, des reflets de coquillages patinés par l’usure, des larmes, aussi, comme des perles rares accrochées aux commissures de ses paupières. Cris de mouettes, cornes de brouillard, clapots ou tempêtes, cliquetis de drisses, c’était les bruits de fond dans sa voix. Pour couronner le personnage, sous sa casquette sans âge, il sentait le poisson et les embruns de la mer, le tabac brun dans sa pipe d’écume, la marée basse, le plastique de son ciré jaune et le caoutchouc de ses bottes. Tant il était imprégné par la mer, sous son chandail ou sur ses jambes, il aurait pu y avoir des rangées d’écailles, personne n’en aurait été étonné. Jamais bredouille, quand il revenait de la marée avec sa pêche entassée dans ses casiers, les connaisseurs l’attendaient pour avoir la primeur de ses plus beaux poissons…
Cette fois-là, c’était l’attroupement au bord du quai ; on se bousculait, on se dressait sur la pointe des pieds, on voulait mater, on voulait toucher. Il avait soulevé de l’eau ce que nombre de pêcheurs rêvent d’attraper : une sirène. Mais, Amadeus, c’était le virtuose de ses filets adroitement lancés dans le courant de la marée ! Le Mozart des lignes tendues et des hameçons flirtant entre deux eaux, comme des notes de musique aux croches pointues ! Il n’y avait que lui pour être capable de border dans son chalut une superbe sirène !...
Sur la balance du profit, ça vaut combien, une sirène ? On lui suggéra d’aller montrer sa prise à l’usine de poissons du village ; peut-être qu’il en tirerait un bon prix. Emprisonnée dans sa grande épuisette, non pas qu’elle fût géante ou potelée, non, mais diablement maligne, il la portait sur son épaule comme un baluchon de trimardeur…
La rumeur coura si vite que c’est tout le village qui se pressa au bord du chemin qui mène à la pêcherie. Il n’était pas pressé, s’amusant des regards envieux de tous les curieux. « Bonne pêche, hein, Amadeus ?... », « Beau coup de filet, Amadeus !... », « Te voilà riche et célèbre !... » Il hochait la tête, fier d’être la vedette de son spectacle ; peut-être bien qu’il y aurait un photographe, un peintre ou un poète sur son chemin, capable d’immortaliser sa capture. « Tu me la vends, ta sirène ?... », disait l’un ; « T’en veux combien ?... », disait l’autre. Mais non ; notre pêcheur souriait en secouant obstinément la tête de gauche à droite…
Effrontée, sa sirène était une véritable petite beauté ; repliée sur sa nageoire caudale en forme de point d’interrogation, les mains accrochées aux mailles de l’épuisette, les yeux maquillés à l’encre de pieuvre et les lèvres peintes en rouge corail, ses petits seins nacrés frémissaient sous sa grande chevelure rousse ! Coquine, en penchant la tête, elle s’amusait à lancer des œillades convenues à tous ceux qui l’admiraient ! Ces pauvres pêcheurs de sardines, c’est pour cela qu’ils voulaient l’acheter, quitte à laisser toutes leurs économies dans la pesée ! Il y eut des calottes cinglantes et des parapluies cassés sur le dos de ces pauvres bonshommes ! Le soir, dans l’assiette, à la place de l’habituelle soupe de poisson, pour beaucoup, ce fut naturellement de la soupe de grimaces !...
Tout en étant prisonnière, cette charmante sirène semait la zizanie dans le village. Les mythes sont faits pour rester des légendes ; quand ils entrent dans la réalité, ils sortent des contes, et plus personne ne sait le vrai de la fable. Il faut alors réécrire les livres, modifier les définitions dans les dictionnaires, laisser parler les savants sans rien comprendre à tous leurs discours scientifiques, trouver les ramifications dans l’arbre généalogique. Alors, femme ou poisson ? Telle était la question. Si le coiffeur était le descendant du merlan, si le nom marin du souteneur était maquereau, le forban, celui du requin, Il ne manquerait plus que le bar soit de la famille du loup des montagnes !...
« Au bûcher !... », cria quelqu’un. « Au bûcher !... », reprirent en choeur les autres. « Brûlons cette chose !... », « Elle ne sera pour personne !... » Les livres de conte, les dictionnaires, les dessins à colorier seraient préservés. Comme la foule est ignorante et féroce, déjà, on molestait notre pauvre Amadeus, en cherchant à arracher la petite sirène de son épaule. Il n’eut pas le temps d’aller se réfugier dans la pêcherie, et en avait-il seulement l’envie ? Depuis son arrivée au port, avec sa marche de sénateur, il savait bien qu’elle serait fermée avant son arrivée…
Demi-tour ! À travers champs, il fonça jusqu’au petit port ! Sur deux « thons », sa petite sirène se mit à hurler comme… une véritable sirène ! Apeurés et assourdis, les badauds-bourreaux s’écartèrent devant leur passage !...
Voyez-vous, et c’est la légende qui le dit, à mesure qu’Amadeus courait dans la lande, il rajeunissait ; ses cheveux devinrent bruns, sa barbe disparut, le bleu de ses yeux était un intense maelstrom céruléen. Son ciré était maintenant une cape de chevalier et ses bottes, des escarpins en peau de chimère. Beau gosse, la tête haute, tous les muscles à l’effort, sa course devint alerte et rapide ; il bondissait par-dessus les touffes de chardon, il enjambait les terriers, il laissait ses empreintes de sauveur dans les bruyères.
Arrivé à son bateau, il posa délicatement son doux fardeau, il empoigna les avirons et il rama avec une telle énergie qu’il disparut bien vite à l’horizon. On ne le revit jamais ; sur une île enchanteresse, notre Amadeus doit réciter ses meilleurs arpèges dans l’oreille attentive de sa belle sirène. Le lendemain, sa barque rentra au port, seule ; elle se rangea à sa place habituelle. Mesdames et messieurs, elle est là, intacte, depuis des décennies, et jamais personne n’a osé la déplacer… D’autres questions ?... »
Le rebelle (Pascal)
Soudain, on entendit des pas pressés martelant les marches de la descente du poste, des coups de gueule, aussi, comme des aboiements féroces, un grand remue-ménage, des objets qu’on bouscule, d’autres invectives encore, celles qui présagent une gravité hors de l’ordinaire. Willy venait de foutre son poing dans la figure au cipal du bureau machine et il fonçait se réfugier près de sa bannette. C’était le geste de trop, celui qui allait définitivement clore son engagement avec la Marine, le bateau et ses potes. Sans doute, le patron avait sucré sa permission en la déchirant devant son nez. Lui qui ne remontait que rarement chez lui, lui qui passait son temps à remplacer les autres, lui qui ne réclamait jamais.
Il avait deux saccos dans son sillage ; pour le circonscrire, ils avaient envoyé les deux plus costauds…
Ha, si on pouvait changer le cours des choses, revenir en arrière, couper le montage de sa vie, là où tout déraille, où tout bascule, où tout « s’accidente » ; là où le fourbe hasard reprend ses droits sur l’artificieux destin…
Willy, c’était mon pote de la chaufferie arrière ; forte tête, inculte à toute sorte d’ordre, rebelle de la première heure, il était pourtant un as de la voltige devant les façades. Si ce n’est le carnet de collecteurs, il m’avait appris la couleur des flammes dans les chaudières, le maniement des lanternes, l’emplacement des vannes cachées sous les plaques de parquet. Il savait détecter le chuintement d’une purge, surveiller les montures de niveau, la pression et les auxiliaires, tout en discutant comme si de rien n’était. Quand il portait le cahier de quart, il redescendait toujours au trou avec cinq ou six bouteilles d’eau fraîche coincées dans les bras, sans jamais se casser la gueule dans la dangereuse descente.
La nuit, c’était le seul qui retournait au poste des mécanos, après le quart, en passant par le pont, et tant mieux si la mer était mauvaise, tant mieux s’il était interdit de s’y aventurer, tant mieux si des paquets d’embruns venaient gifler son visage. Accroché au bastingage, il tirait sur sa clope en défiant sa folie ; il se laissait bercer par la rudesse des éléments et par les roulis incessants. Quand il rentrait au poste, ses cheveux étaient en bataille, ses mains étaient glacées, ses yeux pleuraient, mais il avait un sourire de satisfaction extraordinaire. Tel un junky de grand large, il avait sa dose d’adrénaline, cette sensation extraordinaire d’exister parce qu’il avait remis sa vie en jeu, sur la piste de l’inconscience sidérale. Il était comme ça, Willy, d’un seul bloc, d’une seule parole, d’un seul tenant…
Il était à côté de moi ; il ne tremblait même pas. Il aurait pu arriver tous les saccos du monde ; comme un loup acculé au fond de sa tanière, il les aurait tous massacrés. Il a allumé une clope, a tiré dessus puis me l’a tendue, comme à l’habitude. Il semblait être en accord avec lui-même et son coup de poing n’avait été que le prolongement logique de ses pensées en colère. Il m’a regardé sans parler mais je pouvais facilement traduire tout ce silence d’amitié : « Ben, mon gars, maintenant, il va falloir te démerder seul devant les chaudières ; je t’ai appris tout ce que je savais mais les meilleures bêtises, je les ai gardées pour moi. T’embrasseras la jolie serveuse du Bon Coin, celle qu’on a connue ensemble et, d’une certaine façon, je te laisse la place avant qu’on se bagarre… »
Ça gueulait dans l’avant-poste ; les chiens de la meute avaient relevé sa trace. La bave aux lèvres, les manches retroussées et les rangers rutilantes, ils fonçaient dans la travée ; on entendait leurs pas décidés tambouriner la tôle du parquet…
Finis les discussions enflammées sur la plage arrière, les sorties mémorables à Toulon, l’échange de nos fringues, les compétitions devant les façades, les courses de cafards, ses imitations de Deep Purple, le partage des morceaux de pain rassis, du quart de pinard, du bol de café, d’un bout de clope, et toutes ces petites choses qui scellent une amitié inaltérable. Le vide de son absence allait tenir toute la place dans la rangée de nos couchettes…
Les saccos tirèrent violemment sur le rideau de notre mechta. Willy leva les poings comme un boxeur à sa dernière reprise ; je lui rendis sa clope, c’était notre calumet de la paix ; il baissa sa garde, il se laissa embastiller sans rechigner. Malgré le rudoiement inutile des deux flics, je me souviens de son clin d’œil espiègle avant qu’il ne disparaisse dans l’encoignure de la descente…
Il prit deux mois de prison ferme et fut définitivement chassé de la Marine. Le seul plaisir que j’avais, c’était quand le cipal du bureau machine passait son inspection devant nous, le matin, sur la plage arrière ; pendant quelque temps, on apprécia tous son œil au beurre noir virer en bleu, en rouge, en jaune…
Longtemps, j’ai vu son fantôme goguenard danser dans les flammes de la chaudière, j’ai vu son visage enjoué dans le reflet de mon bol de café, j’ai vu sa silhouette glisser en riant sur les flaques du pont, j’ai vu son spectre s’agrandir dans la fumée de mes clopes, j’ai vu son ombre intéressée accoudée au même zinc…
Quelques mois plus tard, je me mariais avec la belle serveuse…
PS : Pour honorer mon pote Willi, décédé il y a quelques jours, j’ai ressorti ce texte, et je l’ai « affiché » sur un site d’anciens marins.
Le quai 260521 (Pascal)
Posé sur son canapé, il regardait assidûment la télé, la vie tumultueuse des couples par ces feuilletons rabâchés ; sans doute y cherchait-il la sienne, à travers la profusion des situations vaudevillesques. Il participait, même, se faisant l’ami pixel de l’une ou l’ennemi juré de l’autre. Véritable scénariste, il connaissait les répliques par cœur comme s’il avait écrit le script lui-même. Par petites touches de présence, je l’extirpais de son monde « meilleur » ; j’arrivais à lui parler de choses et d’autres, de ces événements du passé et de l’avenir, sans jamais approfondir les sujets. À mes questions plus pointues, il répondait tardivement comme s’il allait chercher très loin des réponses dans les tiroirs percés de ses souvenances. Parfois, il n’avait rien à dire parce que toute sa mémoire semblait s’être totalement écoulée…
Pourtant, il pouvait se rappeler d’un infime détail avec une précision d’horloger minutieux ; à mesure qu’il en parlait, il prenait forme devant ses yeux comme si le théâtre de ses réminiscences réveillait le personnage qu’il avait exhumé. Tremblantes, ses mains, tout esquintées par des bleus de perfusions et des prises de sang à répétition, s’animaient en tenant cette marionnette au bout de ses ficelles de souvenir. Il s’éclairait, mon pote ; avec quelques clins d’yeux, quelques jurons et quelques bras d’honneur, il sonnait le glas de son pantin, et il buvait péniblement un coup d’eau pétillante, pour mieux le roter…
Tout à coup, pour je ne sais quelle raison, il pianotait sur son portable à la recherche d’un numéro d’urgence, comme si sa pensée s’était brutalement arrêtée sur quelque chose d’essentiel. En général, et tout le temps, c’était sa fille, à la fois infirmière, secrétaire, chauffeur, ménagère, pourvoyeuse du frigidaire, qui répondait à ses doléances soudaines et impérieuses. Il palabrait avec elle à voix basse, il lui racontait des petits secrets, il réclamait des certitudes sur son emploi du temps ; entre les femmes de ménage, sa kiné, les soignant(e)s, ses rendez-vous avec ses toubibs, les radios, les examens, et tout le tremblement, il faut dire qu’il avait de l’occupation…
En HAD depuis des semaines, sa grande table de salle à manger était totalement remplie de pilules, de seringues, de boîtes, de cachets de toutes les couleurs. À moitié assommé par tous ces médicaments, il repartait dans ses limbes tourmentés. Parfois, avec ses yeux ronds, il me regardait fixement, cherchant à mettre des réponses sur mon image, mais il se ravisait ; si j’étais à côté de lui, c’est qu’on devait se connaître, et ça lui suffisait.
Quand il se levait pour aller aux WC, cela devenait le parcours du combattant ; chaque pas était une épreuve, chaque mètre une victoire, chacun de ses repères atteint, un îlet de salut. Si jeune soixantenaire, de le voir si fragile, si dépendant, il me faisait de la peine, mon pote ; lui qui gravissait les montagnes, qui traversait les océans, qui combattait les hydres, qui délivrait les princesses, tremblant dans son déambulateur, il n’était plus qu’un indigent grabataire…
Je passais le voir deux fois par semaine ; même rempli de courage et de volonté, il déclinait, mon pote ; la chimio le déglinguait. J’essayais de le bousculer, de le faire sortir de chez lui, juste pour marcher un peu et profiter du soleil. Mais non, la douleur et la maladie le bouffaient ; s’il n’avait pas l’habitude de se plaindre, je savais que les grimaces qu’il laissait échapper de son visage, ce n’était pas franchement de la rigolade. Avoir mal tout le temps en sachant la fin inéluctable, quel plus terrible purgatoire ; la rampe y est tellement glissante, les escaliers y sont terriblement abrupts et la lumière, la belle lumière y fait cruellement défaut. C’était frustrant de rester à côté de lui sans pouvoir rien faire que de souffrir par une intense empathie…
Alors, je réveillais un autre souvenir où il était naturellement le héros : à la pêche, au foot, au boulot… Il avait tellement combattu pour la veuve et l’orphelin, pour l’honneur et la justice, la droiture et la dignité, mais à travers toutes ces années d’excès, son véritable ennemi, maintenant, c’était lui.
Ha, ha !... Un moment, il retrouvait le sourire ! Il était le premier, le plus fort, le plus magnanime ! D’ordinaire ballants, ses bras fluets et constellés de taches brunes s’agitaient pour rajouter encore à son souvenir le volume de son emphase !
Tout revenait ! Il riait même, il riait d’un de ces rires nerveux, que cela ne peut pas être la joie qui le commande. Dans l’emportement de la conversation, je lui dis que Léonard Cohen était décédé ; telle une huître en danger, son visage se referma si vite. De sa télé toujours allumée, il le savait, et pour mon bête rappel, les quelques larmes ravivées qui coulèrent sur sa figure racontèrent, à elles seules, guitare, musique, veillées, jeunes années, et tout ce qu’il avait découvert avec un de ses musiciens préférés…
Dans la brouillasse d’un rêve comateux, souvent, je vois mon pote attendre sur un quai de gare ; je sais que c’est lui car il vient hanter l’aube de derrière les volets. La brume, la pâleur du jour, les frissons, la joie d’être ensemble comme deux gamins préparant leurs bêtises, ce sont les mêmes moments que ceux qui nous emportaient jadis à la pêche.
Debout, bien rasé, tout propret, une petite valise à la main, patient, il attend son train. « Qu’est-ce que tu fous là ?... », lui demandé-je. « J’embarque !... », me dit-il, jovial, en astiquant ses godasses avec le revers de son pantalon. « Mais qu’emportes-tu dans ta valise ?... », « Ce sont des partoches de Cohen… », me répond-il. « Tu comprends, si on fait un bœuf, tous les deux, il faut que j’arrive à le suivre !... », insiste-t-il, en souriant. « Et ta guitare ?... », « Il m’en prêtera une, la mienne n’est plus accordée… » Je suis content qu’il me réponde, mais je suis quand même un peu inquiet, car cela fait plusieurs mois qu’il n’est plus de ce monde…
Le train arrive ; il fait un bruit… de paradis. Dans les fenêtres, je reconnais quelques visages ; lui, il les connaît tous ! Sa maman, son grand-père, ses oncles, ses tantes, une ribambelle de musiciens ! Cohen ! Il y a même ses chiens !... Il escalade le marchepied avec une aisance extraordinaire, mon pote. « Tu montes ?... », me dit-il, à chaque fois, en se retournant… Souvent, je me demande ce qui me retient sur cette terre, quelle est l’attraction qui peut encore m’enchanter, quelle est la femme qui peut encore me séduire. Heureusement, quand ce rêve me revient, le soleil vient toujours illuminer les interstices des volets, en éclairant la chambre d’ombres dansantes et de lingots d’or empilés, pour réfuter toutes mes envies de glissade. « Ce n’est pas mon quai… », lui dis-je, presque à regret. Il insiste, un instant, en s’écartant sur la margelle, comme quand on se faisait une petite place pour s’asseoir ensemble sur le même bout de rocher. Enfin, il pousse sa valise à l’intérieur, me fait signe d’un salut de pote et il va chercher les bras ouverts des congratulations aimantes de tous ses hôtes. Je crois qu’il est bien, là où il est, c’est son message revenant. C’est souvent le bruit du train qui s’en va, qui me réveille ; c’est le camion poubelle qui passe dans la rue…
Pacha (Pascal)
Le vent violent de ces derniers jours avait regrettablement déplacé une tuile, et comme les emmerdes n’arrivent jamais seules, dans la foulée, la pluie s’était mise aussi de la partie. Pour couronner le tout, j’avais une gouttière dans les chiottes ; moi qui venais de repeindre les plafonds… Profitant d’une accalmie, j’avais déplié la grande échelle en alu, je l’avais posée contre le mur, et la gravissant maladroitement, les jeux d’acrobatie n’étant plus vraiment à l’ordre de mes occupations de retraité, à côté de l’antenne de télé, j’avais pourtant trouvé facilement la fuite…
Sur la toiture d’en face, Pacha m’observait. Il a beau être castré, le miron, jouer du miaou dans les jambes de sa patronne, quand il chasse, c’est un vrai fauve. Traversant le jardin, comme si c’était la savane, il pose ses pattes de façon si méticuleuse qu’on dirait qu’il marche sur du verre. Quand il saute sur une bestiole, il l’attaque avec ses vingt poignards brandis en avant ; quand il se bat avec les matous du coin, sur tous les tons, c’est une vraie sérénade de soufflements ardents, de feulements désagréables et de miaulements stridents. Et quand c’est la saison des amours, il reste dans sa tanière ; les affres des choses de la fantaisie, des moustaches en guidon de vélo et des colliers roses, le laissent de marbre.
Les chats et moi, nous ne sommes pas collègues. Un jour, ils se laissent caresser, le lendemain, ils sont inapprochables. Boules de poils ronronnantes ou dangereux couteaux suisses, derrière leurs yeux entrouverts, on ne sait jamais ce qu’ils pensent, ces greffiers. Ils sèment des poils partout, ceux du voisinage viennent pisser contre les murets délimitant leur territoire, et ils laissent leurs déjections sans même les enterrer. Pacha ? Rien que pour me faire maronner, il vient gratter et caguer dans mes haricots verts !... Il exhume mes pommes de terre !... Je le chasse à coups de jets d’eau et de pierres !...
Oui, Pacha m’observait ; ça devait le contrarier de voir ma présence envahissante en haut de cette échelle ; je faisais fuir tous les piafs qui, normalement, frôlent les chenaux et les cheminées. Depuis le temps, je le vois œuvrer, l’animal ; il se tapit contre les tuiles ; ramassé sur lui-même, le cou en avant, l’œil rond, la queue fouettant doucement l’air, il tremble, il remue le train arrière, il guette le moment favorable où il va bondir. Et quand un oiseau passe à sa portée, il se détend comme un élastique de soutien-gorge consentant entre les doigts d’un amant expert. Moineaux, martinets, tourterelles, merles, pies, corneilles, il n’est pas regardant ; tout ce qui porte des plumes a la faveur de ses griffes.
Le combat est toujours bref ; après son attaque, il ne reste que quelques plumes de duvet qui s’envolent et s’égarent. Il ne bouffe même pas ses proies ; c’est juste pour le sport, le dégourdissement de ses pattes, l’entretien ordinaire de son instinct de prédateur. Las, il la délaisse en lui donnant encore quelques coups de dents pour finir le travail ; puis, il se lave en se léchant méticuleusement tout en conservant un œil sur tout ce qui vole aux alentours…
C’est en redescendant de l’échelle que tout se gâta ; alors que j’étais à quelques deux mètres du sol, je m’emmêlai le pied avec un des fils tendus de l’étendage. Je l’avais oublié pendant ma désescalade, celui-là. J’étais pris entre le barreau de l’échelle et ce maudit fil ! Je pensais qu’il allait céder sous mon poids ! Mais non ! Même pas ! C’est moi qui l’ai installé, c’est du solide, en bon acier !... Sans sommations, je partis en arrière, le pied prisonnier dans cet effroyable piège ! J’étais pris au collet ! C’est l’échelle qui n’apprécia pas du tout ce remue-ménage ; elle en profita pour basculer sur le côté et elle alla se poser contre le mur de la voisine.
Ma figure heurta brutalement le sol ; je me souviens du bruit de ce choc, et je ne pus m’empêcher de m’interroger pour comprendre si le bruit creux que j’avais entendu venait de ma tête ou bien de l’allée bétonnée ; après, la lumière s’éteignit…
Dans mon coma, comme des mauvais exemples à rebours, quelques souvenances au goût d’escalade et de dégringolade se baladèrent dans mes quelques neurones encore connectés. Jeu extrêmement défendu, jeune étourdi, pour mesurer mon courage, je grimpais à la grande échelle de mon père, les jambes tremblantes, jusqu’à aller toucher les tuiles. Jeune premier, et Montaigu du quartier, combien d’échelles avais-je gravies dans le noir, sous la pluie et sous les interdictions, pour rejoindre mes Ca-poulettes ? Et plus tard, les bras remplis de bouteilles d’eau fraîche, quand je dévalai les barreaux glissants de la descente verticale de la chaufferie du bord, avec une aisance de jeune singe…
Il s’était mis à pleuvoir, mais c’était une pluie râpeuse, appliquée, tiède, qui revenait par vagues successives contre ma figure. En fait, c’est Pacha qui me léchait ; opportuniste, profitant de la tranche de l’échelle offerte comme un pont, il avait traversé tranquillement de jardin à jardin.
C’est la première fois que je le voyais de si près. Le poil faussement ébouriffé, il ressemblait à une gargouille rondouillarde, mais à une gentille gargouille rondouillarde.
Il ronronnait comme s’il avait quelque chose à me raconter ; parfois, il miaulait si fort qu’il allait rameuter tout le quartier ! J’étais sa prise ; il le faisait savoir à tout le monde. À un moment, j’ai craint qu’il me file un coup de dent, un peu comme l’extrême-onction, histoire de ne plus me voir souffrir. Mais non, il insistait avec son léchage assidu comme si j’étais sale…
Pendu au fil par le pied, je ne pouvais plus bouger ; j’avais des crampes d’un côté et je ne sentais plus mon corps de l’autre. J’étais comme le laboureur de la Fontaine, mais je ne pouvais pas parler à mes enfants puisqu’ils n’étaient pas là…
« Miaou !... Miaou !...Miaooooooouuuuuuu !... », insistait Pacha le chat. À la nuit, la voisine, la mère Michèle, inquiète d’entendre miauler son figaro de cette façon, risqua un œil par un des interstices du grillage mitoyen ; naturellement, au faisceau de sa lampe torche elle me découvrit en fâcheuse posture. Elle appela les pompiers qui me désincarcérèrent avec mille précautions et avec des pinces coupantes. Je restai trois jours en observation à l’hôpital, puis je regagnai mon chez-moi…
Inutile de vous dire que mister Pacha avait désormais son entrée gratuite dans mon jardin ; je lui préparais même des gamelles avec de la pâtée spéciale chat difficile, du mou frais de chez le boucher, une litière changée tous les jours, un fauteuil VIP avec une couverture épaisse en laine pour sa sieste de l’après-midi. Mais non, lui, il était sur son toit ; il épiait les piafs et il bigornait tous les étourdis passant à portée de ses griffes.
J’avais repris ma position habituelle, celle sur mes deux pieds, et je ne l’intéressais plus…
Œillades (Pascal)
De l’œillade affectueuse de l’une, à l’œillade provocante de l’autre, j’évoluais sur un nuage. Il semblait que mes pieds ne touchaient plus terre ; non, ils l’effleuraient, et j’avais des milliers d’étincelles dans les yeux. Telles des fleurs épanouies, accueillant les chalands en naufrages libidineux, en détresse de tendresse, les dames à la vertu toujours neuve s’alanguissaient sur les trottoirs, en leur promettant monts et merveilles. Était-ce un mirage ?... Vous savez, ce genre de cadeau si près et si virtuel à la fois ?... Celui qui, comme un papillon, quand on approche la main, se dérobe et s’en va se poser plus loin ?... Moi, tel un amoureux transi, bercé d’illusions, je comptais les pétales, et c’est « passionnément » qui revenait toujours à la loterie des mots enchanteurs…
De l’œillade orchestrée de l’une, à l’œillade complice de l’autre, à la lumière des réverbères, peintes en couleurs de guerre, chacune d’elles était un spectacle, et ce sont elles qui lançaient leurs SOS. Si l’une vantait son travail soigné, l’autre récitait son dépliant, l’autre encore réclamait l’attention des passants en dévoilant des parties de sa chair… pas si chère. « Touche, gamin, touche !... C’est pas tous les jours que t’apprécieras cette qualité !... », criait Paula-de-Béthune ; « Qui veut son billet pour le septième ciel ?... », tentait Lucie-les-belles-cuisses, en arraisonnant les tafs en goguette ; « T’as envie de tenter ta fusée, bonhomme ?... », « Qui veut faire un p’tit tour dans mon salon privé ?... », haranguait Lucie-de-Sisteron. Telles des sardinières réparant leurs filets, le pied posé haut, quand elles retendaient leurs bas résilles jusqu’au blanc des cuisses, c’était comme pour s’assurer une bonne pêche. Appâtés par la chair, les voyeurs tout autour, tels des poissons fascinés, empêtrés dans cette nasse aux carreaux si laiteux, gobaient l’air par tous leurs sens excités. Moi, je comptais tous ces carrés blancs sur l’écran des indiscrétions…
De l’œillade amicale de l’une, à l’œillade furtive de l’autre, je tentais de comprendre ces sémaphores ensorceleurs aux mille interprétations ostensiblement secrètes ; malgré leur lascivité professionnelle, elles flottaient dans la rue, plus bariolées que le grand pavois d’un bateau, le jour de son entrée triomphale dans un port.
Je ne comprenais rien à leur jargon, bien plus compliqué que les termes les plus techniques de la chaufferie du bord. Élevant la voix, balançant une salve de jurons à l’importun égrillard, hélant un passant solitaire, en claquant des talons, elles pétaradaient sur le trottoir pour ramener l’attention générale sur elles. Naufrageuses, elles allumaient des feux de joie dans mes pupilles ; moi, mélange de peur et d’attrait, j’étais pris dans leurs miroirs affolants et multicolores, et je comptais leurs éblouissements apostropheurs m’appelant à chaque clameur de lumière…
De l’œillade salace de l’une, à l’œillade entremetteuse de l’autre, j’avais l’assurance du passant prince, le regard du roi, l’aisance de l’empereur ; pourtant, je restais sagement derrière les autres, les plus affriandés. Il me fallait tout admettre sans rien comprendre. Pourquoi était-elle sous ce porche et s’en allait-elle avec son client dans une autre ruelle ?... Pourquoi avait-elle l’air de s’enfuir comme si elle était pressée de revenir ?... Pourquoi toquait-elle à une porte en montant les escaliers ?... Y avait-il quelqu’un derrière qui nombrait ses passages ?...
D’une petite affaire à l’autre, elles revenaient sur leur lopin de trottoir, toujours aussi maquillées, toujours aussi brillantes ; appliquées, elles allumaient une cigarette, comme après l’Amour, mais les ronds de leurs exhalaisons lancés au ciel n’étaient que la fumée de leur usine ; même la manière de tenir leur clope, façon starlette, était une invite à partir s’user dans cette fameuse usine. Moi, je comptais ces arabesques, ces effets de lasso qui m’emprisonnait inexorablement…
« Tu montes, chéri ?... »
De l’œillade convenue, à l’œillade partenaire, l’Amour à petit prix, l’Amour en dix minutes chrono, l’Amour « Garde tes chaussettes », l’Amour païen sur la paille, l’Amour œdipien, la tentation irrépressible d’entrer dans ce corps de femelle, de s’y installer, de croire retrouver sa chambre prénatale, tripoter ces gros seins, renifler cette sueur, admettre ce ventre, tirer sur les élastiques, et penser à maman sans le faire exprès, s’activer parce qu’il y a la queue (qui attend dehors). Dans l’extase, laisser un peu de sa signature, et le rouge au front, se promettre de revenir encore et encore limer dans cette usine. Moi, au coin de la rue, je comptais ce qui me restait dans mon porte-monnaie, ne sachant plus vraiment si j’avais fait un bon placement ou si j’avais perdu au jeu de… l’Amour…