Goûter (Ondine)
Tu m’avais fait courir sur le sable ce soir-là. À bout de souffle, alourdi par les années et les kilos superflus, criant grâce, je t’avais proposé un bain de minuit. Trois secondes pour te dévêtir, un baiser acidulé sur mes lèvres et tu fonçais vers l’écume, sirène au corps d’albâtre. Des années après, la morsure du sel s’alliant au moelleux de ta peau saturée du soleil de juillet me bloque la gorge. Je ferme les yeux et retrouve intacts le goût des algues enchevêtrées à ton sexe, le craquant du sable sous la dent, la voracité des regrets.
Ton regard (Ondine)
J’ai appris à décrypter ton regard comme j’analyse mes partitions, d’abord avec minutie, puis avec naturel. Je reconnais en un demi-soupir le voile de concentration derrière lequel tu te réfugies lorsque tu écoutes Brahms. Je guette le feu qui dévore tes prunelles quand tu ris aux éclats et que, d’un seul coup, tu redeviens bambin. Je reste troublée par ces relents d’adolescence qui emperlent tes cils alors que tu te confies. J’ai tenté d’apprivoiser le bourdon lancinant noircissant tes yeux quand tu penses à cet amour déçu et que tu m’échappes. Abaisse tes paupières, je t’en supplie.
Touches (Ondine)
Tu ne savais quoi faire de tes mains ce soir-là. Elles dansaient, d’un verre de rhum ambré à ta barbe, s’y perdaient un instant, perplexes, revenaient feuilleter ces pages de Céline. Déstabilisée par tes propos, je m’étais mise à fixer tes doigts, imaginant l’instrument qui pourrait leur convenir : trompette, saxophone, percussions? Une fulgurante, douloureuse seconde, j’ai tenté d’apprivoiser leur rugosité, leur puissance; touches d’ébène sur mon corps d’ivoire. Quand tu t’es levé, ton majeur a caressé ma paume, en toute impunité, en toute impudeur. Tu as refermé le poing sur mes coordonnées et es disparu. Point d’orgue.
Ton parfum (Ondine)
Ton parfum (Ondine)
La galerie branchée était bondée ce soir-là. Nous avions été présentés par un ami commun, papillon de nuit en fin de parcours, sourire factice constamment plaqué aux lèvres. J’étais happée par un collage de titres de chansons d’amour malheureuses, disposées de façon hypnotique en un étrange vinyle scintillant. D’un seul coup, ton parfum si particulier m’était parvenu, quand tu avais migré vers cette toile abstraite. J’ai su à ce moment-là que j’étais perdue, qu’il faudrait que je me fonde dans ton sillage.
Deux semaines plus tard, ton odeur deviendrait mienne, je te porterais à même la peau.
Ta voix (Ondine)
Il est passé 22 heures quand mon téléphone tinte. Ta voix de basse n’a eu le temps que de dire « bonsoir » que je me sens fondre. Pas besoin de plus, pas envie d’entendre des mots du quotidien se greffer à la fondamentale, simplement nécessité de percevoir ton souffle, là, dans mon oreille, si près. Tu as fini d’énoncer ton thème et j’hésite une seconde avant de répondre. J’écoute les relents de cadence rompue, la douleur de l’accord du sixième degré qui s’effiloche, suspendu. Incapable de résoudre ailleurs qu’à la dominante, j’attends; puis j’échappe un soupir.
Chambre 16 (Ondine)
Ma libération, ma perte,
Tes mots sembleront rares et légers. À la place, j’apprendrai la saveur de ta bouche et la force de tes mains accrochées. Nous nous engouffrerons dans une voiture, pressés de nous réfugier à l’hôtel. Mes doigts se perdront dans tes cheveux, mes lèvres masqueront tes yeux, pour qu’ils se tournent vers l’intérieur, pour mieux voir, tout voir, nous voir.
Les premiers vêtements auront été enlevés. Dans nos gestes, se glissera autre chose que la fatigue ou l’angoisse, des pépites d’urgence. Tu auras deviné déjà par le toucher, par la hardiesse de tes paumes, que mon corps est atteint dans son orgueil et sa limite. Tu t’en moqueras, tu ondoieras, tu donneras, tu t’offriras. Tes seins jailliront sur moi, gorgés de miel. Tes doigts agiles courront sur mon épiderme, ils danseront, ils chanteront. Sans avoir signifié à nos ventres notre accord, nous serons culbutés par la vague. Il n’y aura pas de fuite possible autre que de couler, dans un silence troublé par nos seuls soupirs et les brutales envies de nos enlacements.
Sans qu’on s’en rende compte, la nuit aura enseveli les bruits de la rue dans son manteau. La tendresse remplacera la fougue, la douceur apaisera le feu. Ne rien regretter de ce qui arrive. Repartir dans les sueurs et les souffles qui se cherchent, se trouvent. Développement touffu puis réexposition, limpide, en majeur.
Cinq heures, ou presque, l’heure bleue, entre obscurité volée et jour à conquérir, tu t’accouderas à la fenêtre. Tu voudras l’instant, femme, folle. Nuit avalée, matin englouti dans notre désir, dernier soubresaut d’ardeur complice. Pas de serment, pas de promesse, pas de trahison; juste l’immense et soudaine étendue de notre amour.
Vi(a)n en cave (Ondine)
Une cave
parisienne comme il en existait vraisemblablement des dizaines au siècle
dernier, construite sur le roc. J'en franchis le seuil et me fonds dans une
pénombre feutrée. Une guitare fait corps avec un piano droit, calé dans l'angle
du mur. Un homme seul ordonne ses feuillets, à la recherche d'une cohérence.
Perplexe, je me demande si j'ai noté correctement l'heure du rendez-vous. On
m'apporte la carte et je laisse mon regard errer sur les noms des vins au
verre. Je me décide enfin pour un rosé au nom prédestiné: Château de la prose. Je sens sa fraîcheur se couler doucement dans
ma gorge, comme l'inspiration me surprend parfois certaines nuits d'insomnie.
Je détaille l'ensemble des lieux. La salle est sombre mais chaleureuse. Les
murs lambrissés de vieux bois portent à la fois au repli vers soi et à
l'accueil des autres. Les plafonds sont tapissés d'affiches aux couleurs
passées. Le nom de Prévert accroche un instant mon regard. Quelques fragments
épars de poésie se juxtaposent aux lieux qui les ont inspirés, arpentés il y a
quelques jours à peine. En fond sonore, une vieille rengaine américaine des
années 1940. De nouveaux arrivants pénètrent dans l'antre. Dans quelques
minutes, une fois les baisers échangés, Boris Vian prendra possession des
lieux: juxtaposition naturelle entre cette atmosphère de trame sonore de vieux
film en noir et blanc et les mots de celui qui puisait son inspiration dans les
sonorités alors extravagantes du jazz.
L'univers déjanté de l'auteur s'épanouira progressivement sous nos oreilles
attentives, esquissant d'attrayantes volutes dans l'espace avant de se couler
par strates dans le coeur de ceux présents. Les mots dansent, ludiques,
pudiques, prégnants d'esprit, de musicalité. Des extraits de L'écume des
jours, de L'arrache-cœur, de L'herbe rouge, de nouvelles,
s'emmêlent en un contrepoint aussi improbable que les images conjurées,
caressant une seconde les touches du pianocktail, se glissant dans l'herbe
moelleuse qui abrite une conversation tendre, dense, dansante entre deux
amoureux, devient un instant bébé taupe, dragon fatigué, René ou Claude, portés
par la voix de lecteurs soucieux d'en extraire l'essence.
Je rejoins le soleil chaud d'une fin d'après-midi, laissant une part de moi
derrière.
Hopper d'Ondine
Contraste entre l’éclat aveuglant du diner et la nuit sournoisement tapie autour, frontière perceptible entre le rêve éveillé et la brutalité de la vie quotidienne, murmures étouffés sur fond de solitude criée. Ces oiseaux de nuit n’ont rien des noctambules branchés qui se déversaient quelques heures auparavant en grappes collantes sur les trottoirs des métropoles. Ils veillent, ils attendent patiemment leur victime; elle ne viendra pas ce soir mais ils ne le savent pas encore.
Pour tuer le temps, ils avalent une pointe de tarte débordante de garniture, trempent leurs lèvres dans un café au goût approximatif. Pour tromper leur ennui, l’un feuillette un imprimé daté. L’autre engage la conversation avec le cuisinier, échange des statistiques de baseball, évoque avec nostalgie les géants d’antan. D’un œil de professionnel, il détaille la coloration des cheveux de la femme, remarque l’absence d’alliance sur son doigt, note les ridules qui griffent l’ovale imparfait de ses yeux, le maquillage trop généreusement appliqué, l’affaissement presque imperceptible de sa gorge.
La fumée de sa cigarette enlace en une étrange danse lascive les relents de parfum bon marché appliqué il y a des heures. Il sent son désespoir trouble comme il reconnaît les effluves bruts de la peur, par strates sournoises d’abord puis avec une puissance fulgurante. Aucune musique ne vient troubler le raclement des tasses de porcelaine grossière sur les soucoupes, les toussotements discrets devenant ponctuation d’un dialogue désincarné. La nuit sera longue, blême, sinistre; elle laissera ses traces, fugaces, tenaces.
Rapt (Ondine)
Mon inaccessible amour,
.
La
photo que tu as prise du phare ne me quitte pas. Le jour, je la glisse dans mon
portefeuille, le soir, sous l’oreiller. Comme je me languis de toi, de ces
trois jours passés loin de tout, de tous, vécus dans l’instant. Temps volé,
envolé. Je me fais violence. Je tente d’oublier, de me perdre en cet ailleurs.
Cette
nuit, comme toutes les nuits depuis que nous avons réintégré nos vies
respectives, les heures s’effilochent, douloureuses. De temps en temps, j'ouvre
les yeux, pour comprendre si l’obscurité se prolonge ou s'achève. J'appelle
l'heure bleue, comme une condamnation, comme une délivrance, mais elle se
refuse à moi. Une fois, cinq fois, j'ai failli descendre, pour t'écrire, pour
oublier, pour me sentir mourir à petit feu. Dix fois, cent fois, j'ai senti la
morsure de la douleur, celle de respirer loin de toi, de te sentir présent en
moi, de ne pas pouvoir accepter les roses et négliger les ronces. Mille fois,
dix mille fois, j’ai tourné sur moi-même, un volcan en irruption dans mon corps
et ma tête. J’ai essayé d'éteindre le feu, sans succès.
Je me suis rappelé cette aube blafarde alors que, légèrement frissonnante, je
m’étais enveloppée dans ta chemise, m'imprégnant de ton odeur, l'imprégnant de
mon odeur. Je pensais aux matins où tu allais la remettre, qu'elle deviendrait
pour toi à la fois carapace et réconfort. J’ai imaginé ton trouble poindre
quand tu repenserais à cet instant précis, la gourmandise de mon regard,
l’insolence de mes jambes à peine couvertes, au milieu d'une réunion officielle.
Combattre le souvenir pendant que l’on convainc le client.
Emportée
par le feu qui couvait en moi, j’ai rêvé d’entendre ta voix, là, sur le champ.
J’ai souhaité que le soleil se lève sur la mer, que tes mots glissent dans mon
oreille, ton souffle contre le mien, couvrant le bruit des vagues, du vent.
J’ai voulu contempler ton écriture, en détailler les aspérités, laisser le
geste couler sur moi, en moi. Un fugace instant, j’ai senti ton odeur, le grisant
de ton parfum s’amalgamant au grain de ma peau. Mes doigts se sont accrochés
aux draps, dans l’espoir de déchiffrer ton corps robuste, en aveugle, avec
tendresse, avec douceur. Ma main n’a trouvé que le creux de ma hanche. Dérive,
délire, désir...
L'heure bleue a enfin accepté ma douleur en offrande. Elle m'a enveloppée de
ses bras protecteurs. Tu t'es fondu en elle et je me suis endormie. Quelques
heures à peine plus tard, j'ai cru être réveillée à coups de pieds. Je ne
pouvais pas déjà te quitter, après avoir perdu toutes ces heures à te
retrouver. Une envie de vomir m’a assaillie, mais je me suis levée, lentement,
douloureusement, en souhaitant que dans la clarté du matin ma peine s'allège.
Ondine
.
Toute ressemblance entre les personnages est
peut-être fortuite. Ou pas.
.
Nouvel An - Ondine
Ils en avaient rêvé pendant des années, chimère qui leur échappait constamment, faute de temps, d’argent, de conviction. De temps en temps, elle mettait dans le lecteur un disque et se laissait bercer par la musique. Les jours avaient chassé les nuits, tour à tour fastidieux ou fielleux, frisson subtil puis fossé profond entre deux êtres, deux vies. Un matin, sans crier gare, son cœur avait cessé de battre et elle s’était retrouvée seule, devant son visage flétri dans la glace, au vide qui l’avait envahie, aux illusions envolées.
Les premières semaines, les premiers mois, elle avait dansé un douloureux tango entre déni et rage puis avec conviction, elle avait fini par assimiler les pas d’une valse-hésitation qui la portait tantôt vers les regrets et tantôt vers les projets. En mesure avec la musique, son corps oscillait : un, deux, trois, un, deux, trois. Elle fermait les yeux et glissait, aérienne.
Un après-midi, elle s’était retrouvée dans une agence de voyage et avait réservé son billet, comme on retient sa respiration avant de plonger dans les eaux glacées. Huit jours, sept nuits, trois opéras de Mozart, présentés dans trois salles différentes. Un musicologue accompagnait le petit groupe, leur offrant au petit déjeuner causeries sur les lieux qu’ils visiteraient ou les œuvres qu’ils entendraient. À mi-parcours, le 31 décembre, ils passeraient quelques heures avec un professeur de danse qui leur inculquerait les bases de la valse viennoise et le soir, ils danseraient au Bal de l’Empereur. Elle en avait rêvé si longtemps…
Dès les premiers instants, elle avait été séduite par Vienne « la magique, la merveilleuse, l’éternelle », comme l’écrivait Hugo von Hofmannsthal. Chaque bâtiment semblait lui narrer une histoire : le Staatsoper, le Burgtheater, le Theater an der Wien, la maison de la musique, le Musée Léopold, le Musée du palais Liechtenstein. Un après-midi où elle explorait la ville seule, elle se retrouva Josefsplatz, son regard happé par la majesté de la Bibliothèque nationale autrichienne. Elle se rappela que le guide avait mentionné qu’on pouvait y retrouver une importante collection de livres en esperanto, une salle consacrée aux mappemondes, et d’autres où s’entassaient les manuscrits rares.
Elle poussa la porte et on lui remit un billet numéroté. Dans la salle des incunables, elle se révéla séduite aussi bien par le plafond et les murs ouvragés que par les livres précieux. Elle effleurait les titres du regard, n’osant y porter la main. Elle s’attardait près des globes terrestres quand elle entendit une étrange sonnerie insistante. Elle pensa un instant si quelqu’un avait déclenché par mégarde un détecteur d’incendie mais celle-ci se tut et qu’une voix joyeuse fit une annonce dont elle ne saisit que Willkomenn, meine Damen and meine Herren, million, Besucher et Heft. Elle jeta un regard interrogatif à l’un des employés, lui demandant ce qui se passait. Obligeamment, il lui expliqua : « Chère madame, nous accueillons aujourd’hui le millionième visiteur de notre bibliothèque et la direction de l’établissement offre au gagnant la possibilité de repartir avec un des objets faisant partie de nos collections. »
Complètement ahurie par l’énormité de la proposition, elle lui demanda de répéter.
— Et le numéro gagnant, c’est lequel?
Il réfléchit un instant avant de traduire.
— 1791. Qui sait? C’est peut-être vous?
Elle se mit à fouiller dans la poche de son manteau avec fébrilité.
— Je n’y crois pas. Vous êtes certain du numéro?
Il lui sourit un instant et la prit par le bras pour la mener au bureau du conservateur en chef.
— Bienvenue chez nous, chère madame. Prenez quelques instants pour vous asseoir. Pouvons-nous vous offrir un rafraîchissement?
— Non, merci, ça ira je pense, réussit-elle à balbutier.
— Alors, dites-moi, quelle pièce unique de nos collections souhaitez-vous faire vôtre?
Elle réfléchit un instant, un seul. Elle savait exactement ce qu’elle demanderait. Tout à l’heure, quand elle l’avait aperçu, elle avait cru que ses yeux lui jouaient un tour pendable. Elle s’était approchée de la vitre et l’avait longuement fixé. Le papier était jauni, traversé par des barres de mesure plus ou moins alignées. Le premier t du tutti ressemblait plutôt à un j tandis que les deux autres étaient bousculés d’un même geste. Sous la portée des basses, la première syllabe se détachait, forte, fiévreuse, farouche. Re… comme ré, réaliser, réagir, réfuter, révolte, répulsion, rédemption, requiem. Elle avait entendu l’orchestre gronder, l’énoncé repris en contrepoint par les autres voix. Elle s’était laissé traverser par l’unique souhait d’un Mozart rejeté par son milieu, les têtes couronnées qui l’avaient gentiment fait sauter sur leurs genoux jadis, un simple homme qui trouve le poids du génie si lourd à porter : « Exaudi orationem meam… exauce ma prière. » Devant la mort, il avait ressenti la même urgence que devant la vie, une impatience teintée de tendresse, une fureur de vivre mâtinée de sérénité, la peur se muant en grandeur, la solitude tendant vers la plénitude. Ces pages, elle les avaient laissées couler en elle des centaines de fois après la mort de son mari, joignant sa voix à celles des choristes, fondant sa souffrance dans le vibrato des violoncelles, dans le délié des lignes mélodiques.
Le conservateur écouta sa requête avec attention et demanda qu’on apportât le manuscrit. Quand elle posa la main sur le précieux papier, elle sentit les larmes couler sur ses joues flétries. Une de celles-ci se nicha dans le bas de la partition, y traçant une coulée plus pâle. Elle déposa le manuscrit et laissa enfin libre cours à sa douleur, trop longtemps réprimée.
Elle ferma les yeux et se concentra sur la ligne mélodique de la dernière page jamais ébauchée par Mozart. « Lacrimosa dies illa… Jour de larmes, ce jour-là. » Quand elle les rouvrit, elle était dans sa chaise berçante. Le séjour était plongé dans la pénombre. Elle se leva lentement et alluma le lecteur. Demain, elle demanderait à sa fille de lui acheter un billet pour Vienne.