30 novembre 2013

La fuite (MCL)

 

MCL

 

D’habitude, j’aime les couleurs flamboyantes de l’automne, la lumière magique qui filtre à travers les branches, mais ce qui me ravit le plus c’est le craquement des feuilles mortes sous mes pas.  Ce bruissement a toujours eu un effet apaisant sur moi. Mais pas aujourd’hui. Aujourd’hui, je donnerais tout pour une forêt dense, des arbres feuillus bien verts et surtout le silence d’un tapis de mousse et d’herbe tendre. A chaque pas, à la moindre brindille écrasée, je sursaute, le cœur battant. Je jette un coup d’œil par dessus mon épaule. Je ne les vois pas, mais je sais qu’ils sont à mes trousses. Je sens la sueur qui dégouline dans mon dos. La peur suinte par tous mes pores. J’ignore qui ils sont ni pourquoi ils me pourchassent. J’ai même oublié depuis combien de temps je cours dans ces sous-bois. Mon seul souvenir est cette petite route de campagne et la grosse berline noire qui me suivait. C’est au moment où j’ai dû faire une embardée pour éviter le ravin que j’ai compris qu’ils en avaient après moi. J’ai accéléré au mépris des limitations de vitesse et, dès que l’automobile a disparu de mon rétroviseur, j’ai bifurqué sur un chemin de terre. Je crois qu’ils ne m’ont pas vue, mais j’ai préféré ne pas reprendre la route. La voiture est restée cachée derrière un talus, à l’abri des regards. Je ne sais pas où cela me mènera mais je dois fuir à travers bois.

La peur au ventre, je continue à courir. Le souffle me manque, ma gorge est sèche malgré l’humidité qui commence à tomber. Le ciel s’assombrit. Bientôt il fera nuit. La fatigue qui me gagne peu à peu me fait trébucher à plusieurs reprises. Soudain, au loin, je perçois des lueurs, comme si la ville était tout près. J’ai vaguement conscience qu’elle ne devrait pas se trouver là, pourtant c’est bien un réverbère qui m’apparait, répandant son halo de lumière dans une ruelle sombre. Quelque chose ne tourne pas rond. J’ai l’impression qu’il s’agit d’un rêve, un cauchemar dont je ne parviens pas à émerger. Le danger est palpable, tout proche. Pour autant, j’ai le sentiment que je n’ai plus rien à craindre. La bise mordante ne me transperce plus. Une douce chaleur m’envahit progressivement. C’est comme si mes sens percevaient des sensations contradictoires. Je fais des efforts pour aller vers cette chaleur réconfortante qui me procure un sentiment de sécurité. J’essaie de faire le vide dans ma tête car je suis en train de comprendre que j’ai tout imaginé. J’ai beau à présent en avoir la certitude, je peine à remonter à la surface, à revenir à la réalité. Chaque fois, c’est un peu plus difficile. Un dernier effort. Un cri rauque monte de ma gorge, un cri de désespoir.

— Ma chérie, réveille-toi. Ce n’est qu’un mauvais rêve !

Je m’assois dans le lit complètement hébétée, en nage. Toujours ce même rêve qui revient, ces mystérieux poursuivants, dont je ne vois jamais le visage, dont j'ignore tout. Ce sont juste des silhouettes, des ombres malfaisantes. Au fil du temps, elles s’approchent de plus en plus près. Le danger est imminent. Et chaque fois, j’ai de plus en plus de mal à me réveiller. Je raconte mon rêve à Paul, des sanglots dans la voix. J’ai peur.

— Ne cherche pas à fuir. Au contraire, tu dois les affronter.

C’est décidé, la prochaine fois je les attends. Je dois savoir. C’est le seul moyen de vaincre mes démons. Mais si ce jour-là je ne me réveillais pas...

 

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23 novembre 2013

Au temps jadis (MCL)

MCL

J’entends marcher dehors. Tout est clos. Il est tard. Ma lampe seule veille. Une vieille lampe à pétrole qui jusque là trônait sur le buffet de la salle à manger parmi d'autres bibelots. Quand la tornade a tout dévasté et que l’électricité a été coupée, j’ai bien apprécié de l’avoir gardée pendant tout ce temps. Dehors, tout est chaos et désolation. Chacun se terre chez soi, avec le secret espoir qu’après une bonne nuit de sommeil toute cette histoire n’aura été qu’un cauchemar. Demain, tout sera rentré dans l’ordre. Moi aussi je me suis laissé aller à espérer. Tous les soirs. Et tous les matins, je découvre que rien n’a changé. J’entrouvre les volets et je passe la tête furtivement, juste le temps de réaliser qu’il fait toujours nuit noire, ou presque. L’air est chargé de particules de poussière, une poussière épaisse qui empêche les rayons du soleil d’atteindre le sol. Depuis plus de quinze jours, c'est comme si nous subissions les effets d’une éclipse permanente. En bas, dans le jardin, tout est gris. Impossible de distinguer le vert tendre du gazon. Quoiqu’il en soit, personne ne se risque à aller dehors. L’air est devenu irrespirable. D’ailleurs, je doute qu’une tornade ait pu provoquer un tel désastre, même si ce sont les derniers mots que j’ai entendus à la radio, quand elle émettait encore. A présent, elle s’est définitivement tue, après les dernières recommandations à la population : « Restez chez vous. Calfeutrez portes et fenêtres et attendez que l’on vienne vous secourir ». Tu parles, je n’ai pas vu âme qui vive, pas le moindre animal, même pas un insecte. Pourtant, je jurerais entendre des pas à l’extérieur.

N’y tenant plus, je monte à l’étage et ouvre le volet de la chambre, juste ce qu’il faut. Des ombres semblent flotter dans la rue, mais dans cette purée de pois je ne distingue rien. Je suis trop loin. Tant pis, au point où j’en suis, je dois m’armer de courage. Je redescends les escaliers en trombe et m’approche de la porte d’entrée. Avec mille précautions, je l’entrouvre. Le moindre bruit pourrait les alerter. Mais qui sont-ils ? Un groupe d’hommes vêtus de combinaisons noires, cagoulés, déposent un paquet devant chaque maison. Il est impossible de distinguer leur visage, caché par une sorte de masque à gaz. En baissant les yeux, j’aperçois un carton à mes pieds. Les hommes en noir sont déjà loin. Je saisis le paquet et referme vite la porte. L’air vicié brûle mes poumons et je tousse violemment pour essayer de l’expulser. Le carton. Mes mains arrachent le ruban adhésif avec frénésie. C’est de la nourriture. Je ne comprends pas. S’il y a de la nourriture ailleurs, pourquoi nous laisse-t-on ici ? Pourquoi nous maintenir en vie plutôt que nous sortir de ce guêpier ? Les idées se bousculent dans ma tête quand, soudain, un son strident me vrille les tympans. Trois coups brefs.

— Franchement, pourquoi vous vous acharnez avec cette machine ?

La jeune femme me regarde avec dédain, tout en soulevant le casque qui recouvre ma tête. Je m’assoie, un peu hébété.

— L’heure est écoulée. Alors, pourquoi vous obstinez-vous à vouloir démarrer la séance au début du XXème siècle ? Visiblement, ce n’est pas ce qui vous convient, puisqu'à chaque fois, vous vous arrangez pour vous retrouver dans le futur.

C’est un comble ! Je paie pour utiliser la machine à idées et voilà que je me fais engueuler par cette pimbêche. Pourtant le prospectus annonçait des résultats époustouflants. La machine à idées avait été inventée par Imagina Corp pour les écrivains en panne d’inspiration. Ce n’est pas ma faute si je ne parviens pas à entrer dans une scène historique, si je détourne le scenario pour revenir systématiquement dans le présent ou le futur proche.

— La prochaine fois, on oublie la lampe à pétrole. Essayez de me dégoter dans votre base de données une scène qui se passe à l’extérieur. Tiens, pourquoi pas à Chicago, à l'époque de la prohibition ?

— Très bien, c’est comme vous voulez. C’est vous le client.

Je n’ai pas plutôt le dos tourné qu’elle chuchote avec sa collègue.

— De toute façon, quand on est un écrivain raté, on le reste.

J’ai très bien entendu, mais je préfère me taire. Je lui prouverai qu’elle se trompe.

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16 novembre 2013

La 11.258ème noix (MCL)

MCL

Quelques journalistes, triés sur le volet, avait été autorisés à pénétrer dans le saint des saints. L’aile du bâtiment G, hautement sécurisée, était réservée au personnel habilité. Pour la première fois, le professeur Garamont allait donner une conférence de presse et dévoiler la nature des recherches qu’il menait à bien depuis plus de quinze ans. Le petit groupe s’engouffra dans l’ascenseur, qui les conduisit jusqu’au dixième sous-sol.  Alphonse Garamont les attendait devant une porte munie d’une plaque dorée sur laquelle on pouvait lire : UNITE DE GENIE INFORMATIQUE. Un bip aigu retentit et la porte s’entrouvrit.

Les dimensions de la salle étaient impressionnantes. Elle était constituée de hautes armoires métalliques séparées par plusieurs allées. La configuration rappelait ces datacenters permettant de stocker des zettaoctets de données. Un murmure s’éleva parmi les visiteurs.

— C’est bizarre, on n’entend rien. Aucun bruit de soufflerie.

— On dirait qu’il n’y a aucun système de refroidissement, chuchota un autre journaliste.

Ces remarques firent sourire le professeur Garamont. D’un geste bref, il leur fit signe de s’approcher.

— Je ne vous ferai pas de grands discours. Regardez plutôt ! ajouta-t-il en ouvrant un grand tiroir.

Une vingtaine d’objets de forme ronde étaient disposés sur une plaque munie de trous, parfaitement alignés.

— Mais ce sont des noix ! s’écria un rouquin, les yeux écarquillés.

— Oui et non...

— Mais où sont les ordinateurs de nouvelle génération ? fit une jeune femme.

— Vous les avez sous les yeux !

Alphonse Garamont souleva délicatement la demi-coquille de l’une des noix. Son contenu ressemblait à s’y méprendre à un cerneau, à la différence que celui-ci palpitait. Un réseau complexe de filaments bleutés scintillait en cadence à sa surface. Tous les regards étaient concentrés sur cet étonnant petit objet, comme hypnotisés. Le professeur, fier de l'effet produit sur son auditoire, poursuivit.

— Je vous présente le plus petit et le plus puissant ordinateur conçu à ce jour. Nous avons enfin réussi à franchir les limites du 0 et du 1 que le bit nous imposait jusqu’à présent.

— C’est un ordinateur quantique ?

— Mieux que ça, car ce n’est pas tout.

Tout le monde écoutait, dans un silence religieux, empreint d’admiration.

— Cet ordinateur est à mi-chemin entre l’électronique et l’organique. Il est autoalimenté et donc complètement autonome. Plus besoin d’alimentation électrique, comme vous pouvez le constater par  vous-mêmes.

— Mais d’où tire-t-il son énergie ?

— Secret de fabrication ! le coupa le professeur avec un sourire entendu. En revanche, je peux vous annoncer que ses applications sont multiples. Sa puissance de calcul le place devant les plus gros calculateurs, il est doté d’une capacité d’apprentissage qui en fait le plus élaboré des systèmes experts, et enfin il peut être implanté dans le cerveau de tout être vivant pour en développer les capacités. A terme, il pourra même remplacer complètement un cerveau déficient.

Quelques chuchotements timides reprirent, jusqu’à ce que la jeune journaliste ose poser la question qui brûlait toutes les lèvres.

— Et vous avez déjà fait des tests sur un être humain ?

Alphonse Garamont se pinça les lèvres.

— Pour l’instant, je ne peux pas vous en dire davantage, mademoiselle...

— Corinne Page, répondit-elle.

Devant la mine dépitée des visiteurs, il ajouta :

— Vous serez invités très prochainement à une démonstration. A présent, je vous invite à vous diriger vers la sortie.

Corinne se retourna une dernière fois et compta mentalement le nombre d’ordinateurs  qui devaient être hébergés dans cette salle.

— Mais que vont-ils pouvoir faire de tout ça ?  s’interrogea-t-elle, légèrement troublée.

Alors que les portes se refermaient, les filaments bleutés de l'ordinateur stocké dans la coquille de noix n° 11.258 virèrent au rouge sang. Le système était en surchauffe. Personne n’assista au phénomène, pas un capteur ne détecta l’anomalie. Quelques instants plus tard, tout rentrait à nouveau dans l’ordre.

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19 octobre 2013

Vincent Carrière, berger urbain. La pub. (MCL)

Une petite explication préalable : cette pub prise toute seule ne présente aucun intérêt. En fait, elle est censée illustrer une histoire (qu’il aurait fallu lire avant, mais c’est raté... ;-)  ) écrite pour un autre défi :   http://moncafelecture.wordpress.com/2013/10/18/le-camion-de-vincent-carriere/

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Vous n’avez pas le temps de tondre votre pelouse ? Vous ne savez plus comment faire face à toute cette herbe qui envahit votre pré ?

Et si quelqu’un s’en occupait à votre place,  sans que vous ayez à débourser le moindre centime ?

Faites appel à Vincent Carrière, berger urbain.

Modalités :

- dépôt à votre domicile d’une ou plusieurs brebis à 7 heures le matin et récupération de l’animal le soir à 17 heures (prêt d’une brebis par hectare d’herbe à  brouter).

- possibilité d’acheter du fromage de brebis à un prix préférentiel (moins 15 % du prix habituel).

Pour tout renseignement, appelez-moi au 06 12 34 56 78.

 

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05 octobre 2013

Une nouvelle marotte (MCL)

MCL


La première fois que je l’entendis, je sus que je ne pourrais pas lui résister. Au fond, le voir m’importait peu et son contact ne m’attirait pas davantage. En revanche, le velours de sa voix grave, aux tonalités chaudes, pouvait m’emporter très loin. Comme si j’avais été droguée ou privée de mon libre arbitre, je subissais malgré moi son bon vouloir, j’étais sous influence. Robert... Quoiqu’il me demande, je le faisais. J’avais une confiance aveugle dans son jugement au point de m’effacer derrière la moindre de ses décisions. Convaincue qu’il ne se trompait jamais, je le suivais les yeux fermés. Pourtant, si j’avais su...

C’était au mois d’avril. L’hiver s’éternisait. Malgré un soleil resplendissant l’air vif piquait mes joues rosies par le froid. La maigre végétation était recouverte d’un manteau neigeux qui donnait un air de désolation à ce paysage aux teintes blafardes. Je sortis mon téléphone portable du fond de mon sac et composai un numéro, tout en piétinant sur place pour tenter de me réchauffer. Pas de tonalité. Rien. J’étais bel et bien perdue. Il était pourtant si sûr de lui. Ce raccourci, connu de lui seul, me ferait éviter les traditionnels bouchons des vacances de Pâques. C’est ce qu’il avait prétendu, sans la moindre hésitation. Balivernes ! La confiance aveugle que je lui avais témoigné jusque là commençait à sérieusement s’effriter. Je n’étais pas folle, il était clair que je n’étais pas dans la bonne direction. Je remontai dans la voiture en claquant la porte avec une rage contenue, mis le moteur en marche et fis demi-tour pour refaire le chemin inverse. Il me fallait retourner sur mes pas jusqu’au prochain village. Une vingtaine de kilomètres plus loin, un hameau apparut et je pus enfin demander ma route.

— Vous continuez et juste avant le pont  vous prenez la petite route à droite. A cinq cent mètres, vous suivez la route de gauche. Ensuite, votre GPS vous guidera jusqu’à la nationale.

La dernière phrase finit par m'exaspérer pour de bon.

— Parlons-en du GPS ! me fis-je.

Et dire que je lui faisais confiance. Pour la première fois, il m’avait trahie. Ne parvenant pas à se repérer, il n’émettait plus le moindre son. Sur l’écran, là où aurait dû s’afficher le trajet, un message était apparu, toujours le même, inlassablement : « Veuillez effectuer la mise à jour ». C’en était trop. Je l’éteignis et le débranchai, bien décidée à ne plus faire appel à ses services. Le soir même, à peine arrivée chez moi, je procédai à la mise à jour et modifiai son paramétrage. Robert avait vécu. Je jetai mon dévolu sur une voix féminine.

— Bienvenue Charlotte !

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07 septembre 2013

La petite robe à pois (MCL)

MCL

 

Je venais à peine d’avoir treize ans le jour où elle a disparu. Elle est partie sans laisser d’adresse, sans explication, pas même un mot d’adieu. Moi qui n’avais jamais connu mon père je me retrouvais orpheline, à l’âge où j’avais le plus besoin du soutien et de l’écoute d’une mère aimante. Je vouais un amour sans bornes et une immense admiration à cette femme qui m’avait mise au monde et élevée seule. Elle n’était pas comme les autres mères. Mes copines enviaient cette complicité qui nous unissait, nos confidences et nos éclats de rire. Je fus placée dans une famille d’accueil, loin du quartier où j’avais passé mon enfance et, hormis une photographie, je ne fus pas autorisée à emporter le moindre objet qui pourrait me la rappeler, pas même cette jolie robe qu’elle sortait quelquefois pour évoquer l’époque de sa splendeur, de sa jeunesse heureuse et insouciante. « C’est pour ton bien », avait prétendu l’assistante sociale, mais je n’en croyais pas un traître mot. Les Meyer, chez qui j’allais habiter, ne voulaient pas de complications. A présent, j’allais marcher droit. J’allais devoir respecter de nouvelles règles, leurs règles. J’étais destinée à une vie monotone, à devenir une gamine ordinaire qui resterait dans le rang, mais c’était sans compter sur mon imagination et mon goût immodéré pour les rêves. Dès que j’en avais l’occasion, je m’enfermais dans ma chambre. Allongée sur le lit, je fermais les yeux et je la revoyais, la petite robe réalisée sur mesure par les mains habiles d’une grande couturière. L’organza dans lequel elle avait été taillée la rendait aérienne, presque impalpable. Son corsage à fines bretelles était orné de minuscules boutons ciselés et, à partir de la taille, soulignée avec grâce d’un ruban noir, plusieurs volants superposés s’évasaient en corolle. C’est exactement avec ces mots que ma mère la décrivait, je me rappelais encore ses paroles. Je l’écoutais bouche bée lorsqu’elle me racontait la somptueuse soirée à laquelle elle avait alors été invitée. Ce bal prestigieux où on ne voyait qu’elle, virevoltant au son d’une douce musique, dans les bras de son promis. Fillette rêveuse, je m’enivrais de ces souvenirs que je m’étais appropriés.

A ma majorité, le notaire m’informa que je pouvais récupérer ce qui restait des affaires de ma mère. Tout avait été vendu pour rembourser les dettes qu’elle avait contractées. On me remit une malle ancienne et un cahier à spirales sur lequel était inscrit « Journal » en lettres capitales. C’est dans cette malle que ma mère rangeait les objets qui lui étaient le plus précieux. Tout au fond, emballée dans du papier de soie, je découvris avec émotion la petite robe noire à pois blanc. Elle était telle que dans mon souvenir. Elle avait quelque chose d’intemporel qui m’intriguait. Qu’est-ce qui avait poussée ma mère à se faire faire ce vêtement un peu suranné en plein milieu des années 80 ? C’est en feuilletant le journal que je trouvais la réponse et bien plus encore.

Samedi 18 mai 1985

Aujourd’hui, j’ai dégoté une ravissante petite robe dans la boutique de troc de la place Wilson. Comme toujours, j’ai été incapable de résister. Dès que je l’ai enfilée, dans la cabine d’essayage, j’ai su qu’elle était faite pour moi. C’est quand j’ai franchi le seuil de la boutique, serrant fébrilement le sac de papier, que j’ai compris que je venais de commettre une erreur. Même si je l’ai acquise pour un prix très raisonnable, je sais très bien que je n’aurai jamais l’occasion de la porter.

Vendredi 24 mai 1985

Ce soir, je suis allée au restaurant avec Charlie. Il m’a invitée. J’avais l’intention de porter ma petite robe noire, car elle me va à ravir. Je n’ai pas pu. Au dernier moment, je l’ai enlevée pour mettre mon éternelle jupe plissée et mon gilet bleu marine. A part l’admirer, accrochée à un cintre, je n’ai pas réussi à franchir le pas. Moi qui croyais qu’elle était faite pour moi, j’ai à présent le sentiment de ne pas être faite  pour elle. Elle est bien trop belle. Je ne la mérite pas.

Lundi 3 juin 1985

Je sors de ma séance hebdomadaire avec le docteur Grimal. Il m’a encore parlé d’achat compulsif, de tendance autodestructrice. Il prétend que ma dépression s’est aggravée alors que je ne ressens rien de tel. La petite robe en serait la représentation flagrante. J’ai décidé de la remiser là où je range tous ces objets inutiles auxquels je n’ai pas pu résister. Je la ressortirai uniquement pour les grandes occasions.

Je poursuivis ma lecture d’une traite, jusqu’au bout. En refermant le journal, je réalisai que je ne connaissais pas ma mère. Les mots que je venais de lire étaient ceux d’une personne qui m’était totalement inconnue. Je découvrais que la femme enjouée qu’elle était m’avait caché des pans entiers de sa vie. Était-elle une affabulatrice ou avait-elle sciemment enjolivé les choses pour me rendre la vie plus belle ? Les séances de psychothérapie, son incapacité à faire face aux difficultés et, pire encore, sa décision de tout quitter un jour pour m’offrir une autre destinée, toutes ces nouvelles venaient de tomber comme un couperet. Ce don qu’elle m’avait fait treize ans auparavant , elle ne s’était plus senti capable de l’assumer. Aujourd’hui, je venais d’avoir dix huit ans, c’était mon anniversaire et en guise de cadeau je venais de recevoir de terribles révélations. Comment se faisait-il que personne n’ait su ? Si seulement quelqu’un avait pu lire ce journal, il y aurait eu une enquête. Je me fis deux promesses, la première étant de tout mettre en œuvre pour retrouver ma mère. La seconde allait être réalisée dès ce soir. C’était ma soirée d’anniversaire et j’avais invité mes amis. J’étais autorisée à les recevoir à la maison, en l’absence de mes parents adoptifs qui s’étaient éclipsés pour le week-end. A vingt heures, lorsque je descendis les marches de l’escalier pour rejoindre mes invités, toutes les têtes se levèrent. J’avais revêtu pour l’occasion la petite robe noire à pois blancs, en hommage à ma mère, cette robe qu’elle n’avait jamais osé porter parce qu’elle était trop belle. Et elle était vraiment belle, je pouvais le sentir dans le silence religieux qui régnait. Je pouvais le lire dans les regards fascinés levés vers moi.

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