La rue de la Pierre Hardie ? Oui, je connais, j’y passe chaque jour, j’arrive par le chemin des Etudiants et, en tournant le coin, j’y suis. C’est à trois pas, venez, je vous conduis. Vous voyez cette lampe généreuse, elle éclaire bien les pavés rudimentaires qui dégringolent vers la ruelle des Trois Fontaines où je respire mieux, je l’avoue..
Pourquoi ? C’est vrai, vous n’êtes pas du pays, vous ne connaissez pas notre histoire locale, qui fait trembler les vieilles gens les soirs d’orage…et un peu aussi les jeunes filles qui tirent vite les volets pour éviter la stridente menace des éclairs.
Il faut dire que l’orage, dans ce pays entre forêts et collines, a des allures dantesques. Il dessine des ombres surprenantes dans les vallées et illumine la crête des bois d’une couronne de feu.
Comme en cette soirée d‘été où une bande d’étudiants en goguette sortit de la « Taverne du Chat Noir » en chantant la Marjolaine (et d’autres choses aussi que je ne puis pas dire ici….) Enfin, vous me comprenez. Leurs lanternes divaguaient autant qu’eux. Il y avait le bel Eloi, le grand et fort Jehan qu’on disait de Gascogne, Arnaud-le-petit, et trois autres, fort éméchés tous tant qu’ils étaient.
On dit –mais que ne dit-on pas ! – qu’ils s’en allaient courir la gueuse. L’air sentait le jasmin qui poussait haut et dur contre le mur du Monastère et attisait la tentation de la femme. On dit aussi que le jasmin est perfide et fouette les sangs. Ils tournaient donc le coin de la rue comme s’en revenait, en sens opposé, la jeune Aube, fille du meunier, tout juste seize ans, belle à mourir. Elle hâtait le pas, pressée par le bruit d’un orage proche.
- Hôla ! lança Eloi, on ne passe pas…
- Puis se ravisant, il ajouta, cynique :
- …ou d’abord par nos mains…
- ...
Je ne sais que vous dire, mon bon Monsieur. La pucelle se débattit, les assoiffés tiraient la jupe, le corsage. Et ce sui arriva (j’en tremble rien qu’à vous le dire) fit jaillir les éclairs, sabrant le ciel, hurlant l’orage, déchaînant la foudre en une meurtrière avalanche.
Quand les paroissiens osèrent ouvrir leurs persiennes, six corps ensanglantés gisaient sur le pavement disloqué. La jouvencelle, saine et sauve, rattachait en tremblant ses habits déchirés. Près d’elle, une énorme pierre venue du ciel. Une pierre hardie, qui donna désormais son nom à la rue. Cet ex-voto en latin, posé là en remerciement par le père de la jeune Aube, est bien vieux, il remonte à près de deux siècles, il dit que c’est juste là où vous vous tenez qu’on trouva les corps écrabouillés. On dit aussi – mais que ne dit-on pas –que certains soirs d’orage, le fantôme des six jeunes gens vient errer sur la lande et s'arrête en cet endroit même. Ne sursautez pas, ce sont là bavardages de bonnes femmes.
Tiens, il commence à pleuvoir, on avait annoncé l’orage à la TV.. Avec un peu de chance, vous les verrez. Qui ? Les fantômes, pardi !
Monsieur, où allez-vous ?…Ah bah ! On dirait qu’il a peur. Ces gens de la ville, quand même !...