A cette époque-là, nous avions recueilli Mademoiselle Isaure Chassériau chez nous. Bien qu’elle fût toujours vêtue de ce rose un peu particulier qui allume les jouvenceaux en mal de cuisse de nymphe émue, elle était toujours si discrète et si lencieuse qu’on ne lui prêtait pas plus attention, la première surprise passée, qu’à une cousine de province en visite. Dans notre maison de Port-Cahours, elle apportait juste un peu plus de cet « ange étrange étranger en son pays lui-même » que chantent si bien les poètes.
C’était un peu comme quand, l’année précédente, notre fils avait reçu son correspondant allemand. On s’était réjouis à l’avance de reparler la langue de Goethe, apprise en 6e au lycée, même si, du romantique Johann Wolfgang von , nous n’avions retenu et n’allaient nous servir que : « Hast du gut geschlafen ? Isst du gern verrückte Kuh ? Was macht ihr diesen Abend ? ». A l’arrivée, ces deux crétins à boutons s’étaient mis à échanger en anglais, vous mettant d’emblée hors jeu. Kleines Pferd kaputt ! Mort du petit cheval ! Diatoniqué, le père !
Isaure parlait français, évidemment, mais elle semblait lointaine, absente, regardant toujours quelque chose derrière vous, exactement comme sur le tableau peint en 1838 que M. Amaury-Duval, son oncle, a laissé d’elle au Musée des Beaux-Arts de Rennes. Marina Bourgeoizovna, mon épouse préférée, avait très vite compris qu’elle n’encourait aucun risque d’être concurrencée en quoi que ce soit par cette demoiselle peu gironde, plate comme une limande, coiffée comme Sheila période couettes et dotée d’épaules tombantes on ne peut plus mal foutues. Autant de sex-appeal qu’un glaçon ! Tant d’effacement dans son attitude d’invitée permanente faisait qu’on oubliait très vite dans un coin de la maison la Miss Chassériau qui s’était, une fois de plus, plongée comme un petit oiseau indien dans un de nos livres pour savoir ce qui s’était passé en France dans le siècle écoulé entre 1860 et 1960.
Isaure Chassériau ! Quand j’y repense, son oeil ne s’allumait vraiment qu’à l’occasion de nos sorties à deux, elle et moi seuls, lorsque nous parcourions en tous sens les rues de la capitale bretonne. Elle notait tout, remarquait tout, se réjouissait alors de tout ce qu’elle découvrait (ou redécouvrait ?). Elle adorait aussi ces dimanches où nous rendions visite, à Redon, à M. Petr, le papa de Marina, et à madame Bourgeoizovna-mère que j’appelais par jeu « Madame Bellemerovna » ! (Jamais de ma vie je ne suis allé jusqu’à « Belledochovna » car ma belle-mère et moi avons toujours été les meilleurs amis du monde et nous parlons ensemble un français aussi soutenu qu’ Abélard lui-même fut châtié).
Immanquablement la conversation revenait toujours, là-bas, tôt ou tard, sur leurs adolescences réciproques, l’une à Nantes, l’autre à Rennes, et l’on évoquait, non sans émotion, les bombardements de ces deux villes par l’aviation alliée en 1943 et 1944. Le grand père de M. Petr, chez qui il vivait, tenait un genre de blog ancestral, des petits agendas dans lesquels il notait ce genre de choses, avec les fautes d’orthographes de l’époque :
Jeudi 25 février 1943
A la maison. Continué de bêcher et semer des carottes, de la laitue. Blanchi mes arbres. Guerre. Alerte cette nuit. Quelle barbe! On ne vit plus!
Vendredi 26 Février 1943
Au tabac. J'ai bien peur de l'avoir payé deux fois. A l'Economat, acheté 2 paquets de graines de betteraves. Nous avons été bombardés à 19 heures. Nous sommes indemmes.
Samedi 27 Février 1943
Les bombes sont tombées au camp de la Route de Lorient. Là ils ont détruits la "crêche maritime allemande". On fait beaucoup de dégats et même des victimes... A la gare les bombes sont tombées dans la prairie au général Le Fort. Comme dégats: beaucoud de carreaux cassés rue Saint Hélier. Qu'ils reviennent pas ! Nous en avons assez.
Tandis que Marina et ses frères – quelle bande d’anarchistes, eux et elle, alors ! - défaisaient en riant le monde à venir dans le salon, nous étions allés voir, Isaure et moi, dans le bureau de M. Petr si Internet pouvait nous aider à localiser la « crèche maritime » dans Port-Cahours (il s’agissait en fait des dépôts de matériel de la Kriegsmarine, rebaptisés ainsi par les Rennais de l’époque, fort piètres germanistes encore malgré les cours intensifs que les voisins Teutons de la France étaient venus leur donner lors de deux stages linguistiques prolongés par le passé). On devait trouver là des carènes de navire de rechange, des périscopes pour U-boot, des mâts pour attacher les U lisses, des sirènes du Mississipi, des masques, des tubas, de la vaisselle incassable, des Schnorchels que j’aime und Esso weiter !
J’ai retrouvé hier deux ou trois liens assez saisissants. Je vous les laisse en bas de ce texte pour le cas où vous auriez envie de ne pas rigoler. Je me souviens juste pour ma part que la conversation avait atterri là, après de nombreux zigzags, à partir d’une description de la maison enclavée près de chez nous.
- La rue de l’amiral Courbet longeait les papeteries de Bretagne. L’Amiral Courbet n’avait rien à voir avec Rennes…
- Ni avec le peintre, quoique j’aie vu là, par le passé, dans le chantier de construction des nouveaux immeubles après le pont de chemin de fer, une version très originale de « L’origine du monde » !
- …Sauf que c’est à Port-Cahours, derrière chez vous, qu’on trouvait les magasins de la Kriegsmarine.
Internet nous a appris ensuite que la rue se nommait autrefois « rue Gutemberg », que l’amiral avait anéanti la flotte chinoise sur la rivière Min et que les quatre immeubles à venir seraient de couleur vert-de-gris et s’appelleraient Canaletto, Rigoletto, Adagio et Maestro.
Dans la voiture, au retour, Isaure qui n’avait pas perdu une miette de ces explications n’avait pas pu s’empêcher d’émettre une phrase définitive.
- Si un jour ce vieillard disparaît, ça fera…
- Ne parle pas de malheur, veux-tu bien, Isaure !
- … Ca fera comme si une bibliothèque brûlait !
Marina et moi avons souri et je n’ai pas pu m’empêcher de sortir ce mauvais calembour :
- A mois doux, vends pas tes bas !
- Je porte des collants, Joe Krapov ! » avait-elle répondu pour montrer sa modernité.
Blang ! Voilà, quoi ! C’est toujours comme ça que ça marche ! On ne cherche pas forcément à aller voir ce qui se passe sous les jupes des filles mais il faut toujours que ces demoiselles et dames nous le fassent savoir ! Même quand on ne fait pas preuve de curiosité, des choses curieuses vous arrivent. J’ai même retrouvé la trace de ces échanges et d’autres conversations de l’époque sur Internet : Isaure Chassériau s’est servi de tout ça pour inventer un parcours de l’étranger à Rennes : « Port-Cahours : les routes de l’Orient » pour cette Agence de Flânerie Amoureuse de Rennes dont elle était la directrice vers 1960. Peut-être même a-t-elle concocté un parcours des navigateurs ? Au bout de la rue de l’Amiral Courbet crèche (maritime) désormais le quai Eric Tabarly !
Je ne sais pas ce qu’est devenue la jeune fille qui ne s’habillait qu’en rose. Plus personne ne parle d’elle par ici ni ailleurs. C’est comme ça, les gens vont et viennent puis disparaissent de votre vie ! Nous vivons une époque troublée et troublante et, comme aurait pu conclure Amadou Hampâté Bâ, « C’est Peul de l’dire ! »
http://memoiredeguerre.pagesperso-orange.fr/convoi44/img/voie-ferree-kriegmarine.htm
http://www.absa39-45.com/26%20fevrier%2043/26_fevrier_43.html
http://www.britishpathe.com/record.php?id=12357