Lucia et la bibliothèque (Jean-Patrick)
Le proprio tombe bien pour nous parler de la colocation. À croire qu’il a eu vent qu’on vient de perdre Lucia et qu’on est obligé d’en trouver une autre pour équilibrer le budget. En dehors des finances, on n’est pas près de dégoter l’équivalent de Lucia : toujours prête à filer un coup de main, une douceur quand on était patraque, un câlin quand on avait le moral dans les chaussettes. Mais attention : en stricte frangine, une bonne sœur dans le vrai sens du terme, pas une fille facile comme dans les séries.
Ah, vous ne savez pas ce qui lui est arrivé ; ou plutôt ce qui NOUS est arrivé, à nous !
Je vous résume la situation : dans l’appartement, on a quatre chambres, la cuisine et la grande salle commune. Dans cette pièce, on a une bibliothèque qui ne sert pas à grand-chose : on y dépose des bouquins que personne n’ouvre ; elle est juste pratique pour poser les bouteilles ou les verres quand les copains débarquent, toujours par flopée entière et un peu bruyants. Donc, on en a discuté tous les quatre : accord général de mettre la bibliothèque sur « le Bon coin » et trouver un pékin qui nous en débarrasse.
Lucia, la première à rigoler de n’importe quoi et à pimenter le train-train quotidien, a eu une idée farfelue :
— Faudrait poster une annonce qui attire l’œil, pas du genre : grand-mère cède son vieux meuble...
Comme elle n’était jamais à court d’idées, elle a proposé de se montrerdevant la bibliothèque pendant que je photographiais l’ensemble, histoire de scotcher le chaland et avoir un maximum de clics sur l’annonce. Je ne vous raconte pas la partie de rigolades et la tirée d’images que j’ai pu prendre sous tous les angles, dans toutes les positions. Ensuite, on a choisi LA photo à publier sur le site :
AV bibliothèque Ikéa, peu servi. Forme carrée : 1m80 x 1m80 – Prix : 100 euros, négociable.
On n’a pas trouvé grand-chose à raconter, vu que ce qui n’était pas dit était visible sur la photo.
Là-dessus, on a mis en ligne à 22h35 ; Jimmy l’a remarqué quand, dix minutes après, le premier appel est arrivé. Et ils se sont enchaînés jusqu’à plus de minuit !À croire que la ville entière était à l’affût d’une bibliothèque et que la nôtre correspondait à tous leurs besoins. En réalité, les mêmes questions revenaient : si c’était la fille qui n’avait jamais servi ?si elle était comprise dans le montant réclamé ? Un autre souhaitait prendre le mannequin, mais pas le meuble. Bref, il y en avait davantage pour Lucia que pour les rayonnages à vendre.
Le lendemain, Jimmy et Aurélie étaient assis près du balcon quand je suis rentré du boulot. À voir leurs têtes, j’ai senti que ce n’était pas la forme. Sans desserrer les mâchoires, Jimmy m’a tendu la lettre que Lucia avait laissée sur le premierrayon de la bibliothèque :
Désolée les copains, j’espère que la bibliothèque va trouver preneur. De mon côté, je vous laisse mes clés et ma piaule : un internaute est venu suite à l’annonce. On a parlé de la coloc, des avantages, des inconvénients. Il m’a proposéde partager son deux pièces avec lui, et plus si affinités. Il ne prend pas le meuble, il n’a pas la place chez lui. Bisous.
— Rien de plus ? que j’ai demandé, un peu estomaqué.
Le balancement horizontal des têtes étaient unanimes ; Aurélie a juste pleurniché :
— On aurait jamais dû la laisser poser nue devant la bibliothèque.
Vous voyez ce que je veux dire (Jean-Patrick)
C’est l’histoire d’un gars qui n’avait jamais emballé de fille. Je sais, c’est le genre d’histoires que vous connaissez pour en avoir vécu des tas… enfin, vous voyez ce que je veux dire. Celui-là, le gars, il s’appelait Raymond ; si c’est aussi votre cas, vous pourrez garantir que je ne raconte pas d’histoire.
Donc Raymond, on lui conseille de trouver des trucs à raconter aux filles pour les charmer ; on lui dit même que ça marche à tous les coups et qu’après, il aura l’embarras du choix... avec les filles, pas avec les choses à dire. On lui fournit même des mots superbes : mon chou, ma gazelle, mignonne, c’est le top niveau. Un copain (enfin, quand je dis « un copain », vous voyez ce que je veux dire), son copain insiste lourdement : « Faut surtout raconter la même chose à toutes les filles, si elles se connaissent entre elles et que tu changes, elles vont te voir venir. Suffit de connaître un truc et c’est bon ! »
Raymond cherche sur Internet le machin imparable à dire aux filles, mais il ne sait pas lequel choisir : entre les poèmes d’amour, les recettes de cuisine et les histoires des vedettes des séries qui passent à la télé. Il a beau se creuser la tête, elle est toujours aussi vide… enfin, vous voyez ce que je veux dire. Au début, Raymond essaie d’apprendre par cœur un poème d’amour, mais il se mêle les pinceaux entre les vers : mon chou, tu sens la rose ; Rose, sens-tu mon chou ? ou tu sens le chou rose, lui sent plutôt venir les emmerdes.Il se rabat sur les problèmes de Nabilla, mais il se perd aussi : « Entre le père, le petit-ami et la série qu’elle a tournée : ils ont tous des noms à coucher dehors », conclut-il. Il finit par se contenter d’une recette – son copain l’a prévenu : c’est le plus facile et toujours aussi efficace.Raymonda retenu qu’il devait présenter la recette comme sa spécialité à lui, le truc qu’il aime par-dessous tout, le nec plus ultra de sa cuisine de célibataire, qu’il est prêt à la partager avant les nuits d’amour. Et pour bien prouver qu’il ne fait pas de gringue : il la connaît sur le bout des doigts, il s’en lèche les babines rien qu’à la raconter.
Bon, je ne suis pas là pour vous faire du baratin et s’il y a un Raymond dans le groupe, il vous le dira mieux que moi ce qui s’est passé, mais il y a un truc à retenir dans cette histoire : le ‘‘chou à l’ail et au maroilles’’, ce n’est pas le bon plan pour draguer les gonzesses… enfin, vous voyez ce que je veux dire.
Leçon de vocabulaire (Jean-Patrick)
Quand j’étais gamin, notre maître d’école M. Lenoir n’était pas des plus commodes ; il tenait à ce qu’on cause bien le français et qu’on utilise des mots de vocabulaire pour dire nos pensées avec précision. Des mots, il nous en a appris. Ce qu’ils veulent dire, j’ai un peu oublié. Quant à les utiliser pour dire nos idées avec précision, c’est dépassé : du moment qu’on se comprend.
Je me souviens vaguement d’un mot avec lequel M. Lenoir nous a bassinés, un mot bizarre : asymptote. Les cancres de la classe, on avait compris a-symptôme ; ce que répétaient les parents quand on faisait croire à la maladie et qu’ils voulaient nous envoyer à l’école.
L’autre jour, mon petit fils m’a demandé de l’aider ; il ne comprenait pas qu’un asymptote, c’est une ligne droite qui s’approche indéfiniment d’une courbe sans jamais la couper. Comme je ne me souviens qu’un peu des leçons de M. Lenoir, mais que le gamin passe son permis, je lui ai expliqué que c’était une histoire de priorité dans un giratoire qui tourne sans qu’on en voie la fin ; lui n’a jamais entendu parler d’asymptotes à l’auto-école, et même son moniteur n’était pas fichu de dire qui a la priorité. De toutes façons, d’après son moniteur, si la bagnole ne coupe jamais la route, le chauffard n’a plus qu’à continuer tranquillement, il ne sera jamais inquiété. Ils étaient d’accord tous les deux pour comprendre qu’un asymptote, ça doit être quand les poulets ne sont pas là, alors qu’on les trouverait utiles.
Bon sang ne saurait mentir. Mon petit-fils tient de son grand-père : il n’aime pas les approximations. Il a fouillé fouillé son dictionnaire (celui que je lui ai offert pour ses dix ans, il voudrait que je lui remplace parce qu’il n’explique pas les mots modernes comme « covid »). Eh bien dans son vieux dico racorni, il a trouvé qu’un asymptote, c’est aussi « une chose vers laquelle on tend sans parvenir à l’atteindre. » J’ai oublié ce que nous a raconté M. Lenoir à ce sujet, mais en vieux de la vieille qui en a vu d’autres, j’ai pu trouver des exemples ; une belle fille à ton goût et que tu n’arrives jamais à séduire ; une bonne paie quand tu bosses dur ou un ticket gagnant quand tu joues au loto. Tout ça, ce sont des asymptotes.
Quand je vous dis que les leçons apprises au jeune âge, ça vous reste toute la vie. Je suis sûr que M. Lenoir serait fier de moi.
Rondeau sans eau (Jean-Patrick)
Quand la soif te soumet à sa rigueur immonde,
Une bière paraît une douce fortune,
Arrivée d’abbaye, du lambic ou Neptune
Qu’elle soit rousse, ambrée, India, brune ou blonde.
Du savant médecin, tu bannirais la sonde
Qui infecte ta veine d’une saveur commune.
Quand la soif te soumet à sa rigueur immonde,
Une bière paraît une douce fortune.
Un aimable brasseur, dès la prime seconde,
T’offre, secourable, la potion opportune
Et t’extrait des enfers. Heureux et sans rancune,
Tu préfères ses verres avec leur forme ronde,
Quand la soif te soumet à sa rigueur immonde.
Une histoire zinzin (Jean-Patrick)
Une pépé qui avait des lolos à vous rendre baba était gaga d’un gugusse un peu neuneu qu’elle trouvait yéyé.
La mama veillait au grain, mais la tata était complice. Pour que les deux zozos se retrouvent, ils jouèrent à cache-cache et établirent un plan top-top. Le coco prit son coupe-coupe et aménagea un dodo dans l’île du tonton.
Quand la nuit tombait, la nana ne faisait pas de chichi ; sans s’occuper des cancans, elle enfilait son boubou à froufrous et filait dare-dare sur son youyou. Pour se reconnaître, pas de tam-tam ou de pouet-pouet idiots : il jouait « fais dodo » sur son crincrin et elle répondait tour à tour cui-cui, coucou ou coin-coin.
Ensuite ce n’était plus que joujoux tentants, mimi, tac-tac, ronron et touche-touche. Il lui montrait son zizi, elle lui offrait ses nénés. À force de crac-crac, un bobo arriva. Depuis, tintin pour le papa, la tétée est pour le bébé.
À table (Jean-Patrick)
Savez-vous, honorables occidentaux, ce qu’il y a de commun entre le satin, le kaolin et le youyou ?
Non, je m’en doutais. Ce n’est pas pour me moquer de votre inculture, mais sortis du mah-jong et du kung-fu, vous nous prenez pour des bonzes.
En réalité, les termes que j’ai soumis à votre sagacité viennent de notre vénéré vocabulaire. Ils ont suivi la route de la soie avant de parvenir dans votre magnifique langue de Gaulois, qui laissent trop souvent entendre que Rome est son unique mère langagière. Pensez à nous quand vous consommez du ginseng apprécié par les messieurs, qui veulent stimuler autant leur mémoire que leur zizi (mot qui lui vient de vos enfants). Vous dégustez aussi nos litchis, qui entre autres contrôlent votre mauvais cholestérol, et bien sûr le célèbre thé que vos ennemis intimes, les Angliches, boivent sans modération.
Puisque vous êtes un peuple gourmand, je me permets de vous offrir une corbeille de gojis, de kumquats et de longanes, des fruits qui charmeront vos papilles. Si vous préférez les déguster en compote, aucun problème : notre wok sera votre allié.
Désormais, augustes goinfres, quand vous vous mettrez à table, soit vous aurez une légère émotion dans votre assiette, soit un typhon (encore un mot de chez nous) risque de souffler sur votre plateau de scrabble.
Heureusement que j’ai ma femme ! (Jean-Patrick)
« Vampire », le mot me disait vaguement quelque chose, mais je n’étais pas très sûr de moi. Par bonheur, mon épouse en connaissait un rayon et a éclairé ma lanterne :
— Le vampire est un mort qui sort la nuit de sa tombe, m’a-t-elle expliqué. C’est donc un être à part entière, à ne pas confondre avec un fantôme qui lui n’est qu’un esprit.
— Oh, c’est tout. Il n’y a pas de quoi en faire tout un fromage !
— Certaines gens ont peur des vampires parce qu’ils viendraient sucer le sang des vivants.
Ma moitié m’a rassuré : je ne me suis pas du tout concerné.
- D’abord, me fit-elle remarquer, tu ne sors jamais la nuit.
D’accord, cette habitude repose sur une simple économie, je refuse de gaspiller l’argent du foyer dans les batteries, les phares ou les ampoules ! Sage précaution. De plus, je suis un bon chrétien, qui ne se sépare jamais du pendentif en forme de croix et de la fiole d’eau bénite, offerte par l’abbé Cassine, notre bon copain. De plus, ma femme m’a encouragé à maintenir mon péché mignon, sans le confesser à l’abbé : parfumer l’eau qu’il me refile avec de l’ail distillé. Et conserver aussi la manie de me promener emmitouflé de la tête aux pieds pour ne pas me laisser mordre et sucer le sang.
Ma gentille moitié au cœur écarlate m’a même félicité pour mon parfum à fragrance de rose, bas de gamme : il dissuade le contact des personnages indésirables. De toutes façons, ces dernières hésitent à se frotter au loup qui ne me quitte jamais, brave animal de compagnie.
Ainsi, je suis tranquille. Ce qui explique mon ignorance à propos des vampires. Heureusement mon épouse qui a du mordant veille sur moi. Et elle sait de quoi elle parle, puisque c’est une stryge.
Merci l’abbé (Jean-Patrick)
Il reste de nombreux points dans notre Histoire qui prêtent à polémiques ; on se demande pourquoi quelques-uns s’évertuent à octroyer des qualités à des faits anodins, alors que l’étude des années passées suffit à lever le doute sur la juste nature des évènements, sans les blanchir à outrance, ni les noircir injustement. En 1967, Jacques Dutronc posait ces questions pertinentes : Adam avait-il un nombril ? Socrate a-t-il bu sa ciguë ? L’affaire du masque de fer : est-ce que Louis Quatorze était son frère ? La vérité sur l’Obélisque : a-t-il été déclaré au fisc ?
Un demi-siècle a passé sans qu’une seule réponse assurée ne soit livrée.
Penchons-nous aujourd’hui sur une personnalité à qui certains attribuent la paternité (le mot exact serait la maternité) de la France, tandis que d’autres n’y voient qu’une modeste bergère ayant souffert d’acouphènes. Comme souvent, la vérité est à mi-chemin entre ces extrêmes.
Au début du XVe siècle, le village de Domrémy est agité par les extravagances d’une donzelle sourde et muette. Mireille d’Arc , la pauvre infirme, devient le jouet des mâles du canton, qui profitent de ses handicaps pour l’entraîner dans des bassesses, dont l’évocation échaude les sens. D’abord innocente, Mireille trouve vite un plaisir diabolique, l’innocente fillette se métamorphose en prophétesse d’Aphrodite et devient l’adepte des pires turpitudes : elle aime être caressée en sa chair intime ; elle suce à toutes les sources ; elle bécote et baise sans vergogne ; elle se livre dans toutes les coucheries.
À force de prières et d’étreintes prescrites par les missionnaires de Rome, la famille d’Arc accueille un nouveau nourrisson qu’elle baptise Jeanne et qu’elle élève dans le respect des règles de la Sainte Église. Les parents veillent sur sa pudeur et sa chasteté, interdisant tout soupçon.
Un jour de débauche alcoolisée aux multiples partenaires, Mireille éprouve un étrange sentiment, une impression troublante ; il lui semble que les anges s’adressent à elle, que le Ciel lui envoie un message codé ; en effet, Mireille du fait de sa surdité et son mutisme le reçoit par signes, non en paroles claires et distinctes. La missive longtemps inexpliquée sera traduite par l’abbé de L’Épée en langue ordinaire quatre siècles plus tard, grâce lui soit rendue ; mais il sera trop tard, la roue aura tourné.
La dévergondée saisit l’appel à se prémunir de la lubricité masculine, à se méfier des assauts de la gent dominatrice, à rebouter les libidineux et les chasser de sa vie. Mireille se demande comment diffuser la sagesse céleste autour d’elle : elle ne peut se confier à ses parents qui considèrent ses handicaps et ses lubies comme signes de folie. Après mûre réflexion, elle se résigne à prévenir sa jeune sœur, la petite Jeanne. Elle s’interroge toutefois : comment protéger la pucelette ? Comment lui enseigner la leçon divine sans l’offusquer, sans troubler son innocence primitive ? L’aînée tente de faire comprendre à sa cadette, avec retenue, de se méfier des hommes, de leur méchanceté, de leur envahissement dans le cœur des femmes.
Jeanne saisit le message avec ses images puériles ; elle l’interprète avec ce qu’elle entend autour d’elle : les hommes venus d’Angleterre, leur méchanceté guerrière et l’envahissement du royaume de France. Aussitôt elle se met en quête d’un cheval et d’une épée (ce n’est pas innocent que l’abbé portant ce nom décode le message au XVIIIe siècle) et convainc le roi que le Ciel l’envoie affronter la perfide Albion jusqu’à la bouter hors du territoire.
Les historiens sont partagés sur l’évolution des nations. Si Jeanne avait compris le sens premier du message livré à Mireille de refuser la gent masculine, les couples auraient cessé de se former et le pays serait peut-être un désert dépeuplé ; le tempérament français serait gommé de la surface du globe et la Terre entière serait appauvrie du caractère si particulier de ses habitants. Si la rosière n’avait pas limité le fond à son époque, les querelles, qui s’ensuivirent et ont émaillé l’histoire de France et d’Angleterre, auraient pu être économisées aux deux états.
La seule certitude de cette anecdote méconnue est que la cadette préserva sa chasteté, sa pudeur et sa virginité que l’aînée avait sacrifiées. Que serait-il advenu si Jeanne fut restée mère au foyer ? C’est une autre histoire !
Salade miraculeuse (Jean-Patrick)
Quels souvenirs que ces plats parfumés quand le soleil brille, à table sur la terrasse des grands-parents. Mamy le savait et quand j’arrivais là-bas, en plein cœur de l’été, j’avais droit à ses inventions que je mangeais nulle part ailleurs. J’entendais aussi les discussions qui l’aimantaient à grand-père :
— J’ai ramassé les cornichons avant-hier ; les as-tu mis en bocaux ?
— J’en ai préparé pour l’année entière ! Tu peux donner le reste à la voisine.
— Et les petits oignons ?
— Tu t’imagines peut-être que je les laisse aux poules…
Le potager passait en entier dans les pots de verre que Papy et moi alignions dans la cave.
Les plus beaux échanges chantaient dans la cuisine avant l’heure du repas, grand-mère passait ses commandes et grand-père en assurait la livraison :
— Des radis et des patates, je vais lui faire une purée. Ramènes-en davantage pour ce soir…
Papy trottait dans ses carrés de légumes, la serre et la cave, puis réapparaissait les bras chargés des ingrédients que Mamy transformait dans ses chaudrons magiques. Rien qu’écrire les mots ou les lire à voix haute me mettent l’eau à la bouche : les recettes de grand-mère valaient amplement celles des chefs réputés qui se montrent à la télé en tenue blanche ; le tablier de grand-mère était beaucoup plus modeste, avec ses carreaux et ses rayures ; et j’entends encore le son des casseroles quand elles les attrapaient.
Un jour, la peur suintait des fourneaux, la maison tremblait presque. Le menu jouait aux abonnés absents, la maîtresse-queue manquait d’inspiration et son porteur attendait la commande qui ne venait pas :
— Des nouilles froides, proposa-t-il espérant la soulager.
— Une salade de nouilles, hésita-t-elle un moment, avant d’en repousser l’idée : vendredi, avec le thon !
J’étais suspendu à leurs lèvres, mais elles restaient muettes. Soudain Mamy fixa le potager par la fenêtre :
— Tu en as dans le jardin ? demanda-t-elle.
— C’est la pleine période, répondit Papy d’un air convenu.
— Va m’en chercher… des grosses, des belles, des juteuses.
Et grand-père partit à brides abattues, à fond la caisse, à toute allure. Il m’étonnait par l’allure à laquelle il marchait, comme si une guêpe l’avait piqué ou qu’une envie pressante le saisissait. Je n’avais jamais vu grand-père filer de la sorte.
— Papyva rapporter ce qu’il me vaut pour te faire une salade de saison. Tu m’en diras des nouvelles !
Pour moi, Mamy parlait chinois : chacun de ses repas était délicieux, je mangeais toujours du beau et du bon : les yeux et la bouche se régalaient. Que pouvait-elle faire de plus ou de mieux ?
Bien vite grand-père entra dans la cuisine et posa une cagette sur la table, pleine de légumes frais, comme d’habitude ; rien d’exceptionnel !
— Allez, on met la table pendant que Mamy nous prépare une salade mi-ra-cu-leuse.
Je lui demandai ce que signifiait tout ce remue-ménage, je ne comprenais rien à leur manège :
— Ah ! avec ta grand-mère, c’est comme ça. Depuis le temps qu’on est ensemble, on se comprend à demi-mots. Aujourd’hui, elle m’a expédié dans le jardin, en me faisant comprendre que pour sortir de la mouise, la tomate urge !
Poudre d’escampette (Jean-Patrick)
Quand le patron nous l’a annoncé, on s’est dit que ça nous faciliterait la tâche. Quand il nous l’a apporté, on a regardé le truc avec des yeux larges comme des soucoupes ; on n’en croyait pas nos yeux ! Le patron nous a dit l’organisation qu’il voulait à partir de ce moment-là : le robot aspirateur fera le couloir pendant que nous, on fera les chambres. Super. Surtout que contrairement à Coco, la petite nouvelle, le patron nous a dit qu’il est pas bruyant : on ne l’entend pas, il aspire la poussière sans raconter sa vie du matin au soir. Pas un bruit. Le collègue comme je les aime.
Après, le patron nous a montré comment ça marche : le matin, on met le robot aspirateur en route et il avance tout seul. Quand il tape sur une plinthe, il fait demi-tour, et de demi-tour en demi-tour, il aspire tout le couloir. Ça de moins à faire pour nous, on a le temps de s’occuper des chambres. Et quand on a fini la journée, on vide le sac, on le branche au compteur et il se recharge toute la nuit. Et pas question de l’emporter chez nous, il ne reconnaît que son branchement de l’hôtel ; chez nous, il tomberait en panne au bout de quelques jours et ne servirait plus à rien.
Coco, elle s’est crue plus maline que tout le monde : elle se vantait qu’elle prendrait bien le robot en main et qu’elle brancherait volontiers sa petite prise chaque soir. Nous, on s’est pas occupé de ses histoires, on est retourné faire notre travail pendant que le robot aspirait le couloir du rez-de-chaussée.
Au bout d’une heure, j’étais dans la 12, la chambre où il y a le couple du mardi, et la gouvernante vient me voir. Elle me fait comme ça :
— Il est où ?
Je savais pas de quoi elle parlait, alors je lui fais :
— Qui ça ?
Avec un signe de tête, elle fait voir le couloir et elle me fait :
— Bah, le robot aspirateur !
On va voir toutes les deux où il est passé… il est nulle part !
— Oh, merde ! que je fais comme ça.
— Attention, que me fait la gouvernante, s’il y a des clients !
On cherche le robot aspirateur partout, dans les coins, les recoins, sous les rideaux, dans les placards du couloir. La folle de la 18 ouvre la porte et demande ce que c’est que ce ramdam. Heureusement que la gouvernante était là pour lui répondre, parce que moi quand la 18 m’engueule et qu’en plus, elle est à poil, ça me met de mauvaise humeur. Surtout que là, on cherchait le robot qui avait disparu sans crier gare.
Bref, pour gagner du temps, je préfère dire qu’il nous en a fait perdre : il était nulle part, l’aspirateur. Le patron venu à la rescousse était de mauvais poil, il piaillait qu’on lui avait perdu son robot, qu’on aurait dû fermer les portes des chambres, que l’appareil pouvait être parti sous un lit, partout :
— Fouillez les chambres, celles où vous êtes passées et celles qui restent.
Et tout seul dans son coin, il parlait encore :
— Sinon c’est un bricoleur qui l’a embarqué, un qui s’y connaît en électronique pour le détourner !
Avec la gouvernante, on lui a pas parlé de la 18 ; il aurait été capable d’aller la fouiller lui-même, avec la nudiste à l’intérieur. On a passé notre temps à chercher l’appareil ; je peux vous dire que notre boulot, il avançait pas.
En fin de journée, macaque ; pas plus de robot dans l’hôtel que de cervelle dans la tête de la 18. C’est l’expression de Coco, le jour qu’elle a vu la 18 pour la première fois :
— Quand elle ouvre le bec pour gueuler, on voit qu’elle a rien dans le ciboulot.
Le lendemain, quand je suis arrivée pour mon service, l’histoire du robot qui avait disparu occupait toutes les conversations. Tu parles : une machine qui a dû coûter bonbon et qu’on a piquée au bout de seulement une heure de boulot, y a de quoi être dégoûté. Surtout le patron qui l’a payée.
Au milieu de la matinée, j’étais à faire la 16, le lit, la salle-de-bain, je zieutais dans le placard, les tables de chevet, les tiroirs, au cas où qu’on aurait planqué le robot dedans, quand tout d’un coup, j’entends du raffut dans le jardin. Je regarde, c’était Paulo qui appelait parce qu’il venait de retrouver le robot aspirateur. Incroyable mais vrai : il était dans le jardin, comme qui dirait planté sous un thuya. Le patron avait dit à Paulo d’aller tondre les haies, enfin les tailler, les couper quoi ? Et Paulo, il tombe sur le robot qui était là à attendre, arrêté, moteur éteint. Toutes les filles sont arrivées dans le parc, le cuistot et aussi la réceptionniste. Personne ne comprenait ce que le robot faisait là, même Coco n’avait pas une idée pour éclairer le phénomène. Le patron dit à Paulo de regarder s’il marche encore, tout semble normal, comme le jour où il est arrivé : le robot, pas Paulo ! Et le patron est retourné dans son bureau se renseigner auprès du fabricant pour avoir des explications, parce qu’il y a quand même des questions à se poser : une machine, ça peut pas se planquer sous les thuyas sans que personne l’aide ! S’il faut, il appellerait la police et porterait plainte pour détournement… avec un drone, un bug ou tous ces machins-là.
À la pause, ça continue à discuter sec. Coco avait cogité dans son coin et elle racontait que le robot devait être syndiqué, qu’il voulait fuir les cadences de travail à l’hôtel. On lui a dit qu’elle disait n’importe quoi.
— Si ça se trouve, c’est la bonne femme de la 18 qui en avait marre du bruit et qui l’a foutu dehors !
Alors là, on était tous d’accord ; on se demande parfois si elle fait pas des coups comme ça. Elle est mauvaise après nous depuis que le patron l’a virée de la salle du petit-déjeuner où elle s’est pointée à poil.
— Madame, il avait dit, votre tenue peut choquer. Surtout si des familles qui viennent, avec des enfants…
— Bah justement, y en a pas ! qu’elle a fait.
Le patron a pas lâché le morceau, il l’a habillée avec une de nos blouses, il l’a renvoyée dans sa piaule et il lui a livré le petit-déj à domicile. Depuis ce jour-là, quand elle peut nous faire une entourloupe, elle s’en prive pas.
On lui raconte pas tout au patron, sinon il s’en débarrasserait et elle risquerait de faire du scandale à l’extérieur. Mais je crois qu’il peut pas, parce qu’il paraît que c’est un « cas social ». Presque intouchable. Elle a le maire et l’assistante sociale qui la soutiennent.
Paulo, il a eu une idée qui a fait marrer tout le monde. Il s’imagine que c’est le robot qui s’est enfui à cause d’une chatte à son goût qu’il a repérée dans le parc ; ils ont passé ensemble. Il raconte qu’un jour, en faisant la haie, il retrouvera peut-être une portée. On a rigolé : un petit robot avec une tête de chat qui fera la pelouse en miaulant.
— Non, qu’a fait la gouvernante, le robot, il est pour le ménage, pas pour le jardin !
Oh, les blagues. On a rigolé. Sacré Paulo, va.
En tout cas, on s’est tous demandé ce qui s’était passé pour de vrai : la machine mal réglée, un défaut d’usine ou un programme avec un bug. La seule explication raisonnable, c’est le patron qui l’a trouvée dans la documentation. Il explique que le robot vient de l’étranger et qu’il a peut-être pas ses papiers. À la télé, on voit des émigrants qui viennent et qui se cachent dans les terrains vagues, c’est bien connu. Pourquoi pas celui-là, sous la haie ? Après, il a fait remarquer que les robots sont pas équipés de passe sanitaire ; pourtant ils bossent comme nous, qui doivent en avoir un. Alors, l’aspirateur a sans doute eu peur et il a préféré prendre la poudre d’escampette, en plus de celle du couloir.
La gouvernante, elle le croit pas. Elle dit que le patron est un pince-sans-rire. C’est vrai qu’on le voit pas souvent se marrer, mais je l’ai jamais vu pincer quelqu’un, pas moi en tout cas. D’un autre côté, même si je comprends pas tout aux explications du patron, je serais pas étonnée que son histoire de robot, il a raison quand même !