Défi d'Enriqueta
Je
me souviens encore de la dernière plaidoirie de maître Ernest
Bonimenteur au palais de justice de Bruxelles. "Ma cliente a commis
des crimes abominables, néanmoins je vais vous demander de l'acquitter
pour les raisons suivantes" l'auditoire était suspendu aux lèvres de
Maître Bonimenteur, un des plus brillants avocats de sa génération, qui
n'avait jamais perdu un seul procès en vingt ans de carrière. Chacune
de ses plaidoiries était attendue avec impatience car elles étaient de
véritables bijoux où chaque mot était pesé et ciselé avant d'être admis
à prendre place dans ce discours, cette épopée, ce récit mythique.
Maître Bonimenteur était petit et rond mais dés qu'il commençait à
parler il séduisait son public qui l'écoutait religieusement, il
devenait alors l'être le plus grand et le plus beau qui ait jamais
arpenté un tribunal. Comme tout le monde, je m'attendais à un grand
moment, à un instant historique et je me réjouissais d'avoir été
envoyée pour couvrir cette affaire - l'affaire de la Belle de glace
comme disaient les médias - par mon journal parisien "La vérité
alternative". J'étais la spécialiste juridique de mon journal, j'avais
l'habitude des tribunaux et ce n'était pas la première fois que je
voyais Maître Bonimenteur à l'œuvre mais rien dans ma longue carrière
ne m'avait préparée à faire face à ce que j'entendis ce jour là.
Maître Bonimenteur défendait une jeune femme de 21 ans accusée d'avoir
assassiné quatre-vingt-dix-neuf personnes dont trente-trois
handicapés, trente-trois enfants et trente-trois personnes âgées, elle
avait avoué et avait été prise sur le fait alors qu'elle étranglait sa
dernière victime. De plus, on avait retrouvé chez elle de nombreux
bijoux ayant appartenu à soixante de ses victimes. Elle avait justifié
ses actes en disant simplement qu'elle en avait eu envie. Anne Clozot,
l'accusée était une belle femme, grande et mince, avec une magnifique
et longue chevelure brune qui encadrait un long visage hâlé, dominé par
une grande bouche sensuelle et des yeux verts émeraude. Ele n'exprimait
aucun regret et regardait l'asssemblée comme si elle était la reine
d'Angleterre.
Rien
dans sa vie passée ne pouvait lui servir de circonstance atténuante et
nous nous demandions comment Maître Bonimenteur, malgré son génie,
allait pouvoir s'en sortir. Quand il se leva pour prendre la parole, le
silence était tel qu'on aurait pu entendre respirer un insecte. Sa voix
grave et profonde s'éleva jusqu'aux voûtes construites par le génial
Joseph Poelaert : "Ma cliente a commis des crimes abominables,
néanmoins je vais vous demander de l'acquitter pour les raisons
suivantes..." il marqua un courte pause avant de déclarer puissamment "
je l'aime et je vais m'enfuir avec elle!".
A partir de cet instant, la situation devint véritablement irréelle,
chacun réagit à sa façon à cette incroyable déclaration : certains
poussèrent des cris rauques ou stridents, d'autres grincèrent des dents
ou se mirent à gémir, quelques personnes se levèrent et ouvrirent la
bouche mais aucun son n'en sortait. Le juge Alondonc écarquillait
démesurément les yeux et se tournait en alternance vers le procureur du Roi, ses assesseurs et le jury qui restaient pétrifiés, comme
pour vérifier qu'il n'était pas en train d'halluciner. Mais cela ne fut
rien par rapport à ce qui suivit. Le temps semblait s'être arrêté
depuis que Maître Bonimenteur avait pris la parole, aussi, bien que
j'eus l'impression que cela durait une éternité, il ne s'écoula que
quelques secondes avant qu'il ne s'empara de la main d'Anne et qu'ils
ne bondissent hors du box des accusés en direction de la barre
des témoins qui se mit aussitôt à tourner sur elle même pour dévoiler
un escalier colimaçon en pierre dans lequel ils s'engouffrèrent. Cet
accès se referma avant que les gendarmes aient pu faire quoi que ce
soit. L'émotion fut alors à son comble, quelques femmes s'évanouirent,
quelques hommes se mirent à rire frénétiquement, le procureur du Roi hurlait "Arrêtez-les! Arrêtez-les" et le pauvre juge
Alondonc s'écroula victime d'un malaise cardiaque.
Je connaissais ces légendes qui faisaient du palais de justice une des
entrées d'un monde parallèle, une cité souterraine appelée "Brüsel"
mais je n'aurais jamais imaginé que cela fut vrai. On ne revit jamais
ni Ernest Bonimenteur, ni Anne Clozot, et on ne trouva jamais le moyen
de faire réapparaître l'escalier de pierre, ce fut un grand scandale
dans toute l'Europe pendant plusieurs semaines, avant que les médias ne
se lassent et ne trouvent un autre sujet vendeur. Mais moi, je n'ai
jamais oublié ce moment unique de ma carrière que je vous conte
aujourd'hui alors qu'il a eu lieu il y a trente-deux ans, trois mois et
huit jours.