Le capitaine Ward s’effaça pour laisser entrer Kaelia. Il regretta de ne pas avoir retrouvé sa casquette. Il mettait un point d’honneur à se découvrir devant une jolie femme. Uniquement les jolies femmes ; celles qu’il trouvait moches, il leur accordait autant d’attention qu’à un pack de lait périmé. Un jour, son second lui avait dit qu’il n’était qu’un enfoiré. Il avait répondu qu’il assumait parfaitement son enfoiritude et qu’il emmerdait son second, son prochain et la terre entière. Pour Kaelia, il se serait découvert mais sans toutefois aller jusqu’à la courbette et le baisemain. Ces politesses-là, il se les réservait pour Maora, son diamant noir. Il était comme ça le capitaine, entier et complètement sociopathe.
D’un geste vague, il désigna un siège à la jeune femme, se laissa tomber dans son fauteuil et se servit un autre verre. Il était comme ça, Charles Ward, entier, sociopathe et alcoolique.
Sur le pont le calme était revenu. Le capitaine se pinça le nez, fronça les sourcils, un peu comme un type qui a oublié la liste des courses, un samedi au supermarché.
— Alors comme ça, vous connaissez mon neveu.
Ce n’était pas une question, même pas une affirmation, tout juste un commentaire ennuyé. Kaelia étendit ses jambes, ajusta sa robe sur ses genoux et laissa la moutarde lui monter gentiment au nez.
— Vous ne répondez pas. D’accord, vous êtes fâchée, ok. Depuis combien de temps êtes-vous dans ce patelin ? Ah ! Au fait ! Ne me traiter plus de vieille andouille. J’ai horreur du porc.
— Il semblerait que je le connaisse mieux que vous. Où est-il en ce moment ? Dans les griffes de vos deux clowns ?
Le capitaine poussa un profond soupir. Il se pencha en avant, posa ses mains à plat sur le bureau.
— Écoutez, bien ma belle. Je ne savais pas que ce gandin avait emprunté le passage. D’habitude, pour ce que j’en sais, c’est plutôt du pognon qu’il emprunte.
— Alors, vous allez peut-être m’expliquer tout ce cirque.
Le capitaine se rencogna dans son fauteuil, tendit la main vers la bouteille et prit une solide tape… sur la main.
— Arrêtez de picoler et mettez-vous à table, vieille andouille !
Kaelia fut assez surprise de la vigueur de la gifle du capitaine. Elle se frotta la joue. Charles Ward souriait comme un enfant devant le jouet de ses rêves.
— Je vous avez prévenue. J’ai horreur du porc.
— Mais vous êtes malade.
— C’est ce qu’on raconte. Et vous n’imaginez même pas ce dont je suis capable dans mes mauvais jours.
Les yeux de Kaelia crachaient des flots de rage.
— Ne vous avisez pas de me frapper une seconde fois. Vous non plus, vous ne savez pas ce qui peut me passer par la tête.
— Bon. Je crois que nous sommes partis sur de mauvaises bases, reprit Ward. Reprenons, si vous le voulez bien. Donc, moi, je suis le capitaine Charles D. Ward, flibustier, contrebandier, trafiquant d’opium et de bien d’autres produits pharmaceutiques. Je suis à la recherche d’une autre dame. Maora Leslie Jackson. Elle, son domaine, se serait plutôt la médecine par les plantes, la psychologie médiévale et les entourloupes en tous genres. Il se trouve que cette dame si chère à mon cœur déambule d’un monde à l’autre avec une blondasse dans votre genre, d’où la confusion. Quant à vous, je me fous royalement de qui vous êtes et d’où vous venez, en fait.
— Alors, faites-moi ramener à terre.
Le capitaine attrapa la bouteille d’un geste de vif. Kaelia remarqua une certaine méfiance dans son regard. Toi, mon pigeon, ça va te faire tout drôle, songea-t-elle.
Le capitaine s’enfila une lampée puis dit :
— Pas question. C’est trop tard. Que vous le vouliez où non, vous êtes mouillée jusqu’au cou. Ça vous apprendra à choisir vos fréquentations.
— Fréquentations ? Comme vous y allez. J’ai rencontré Damien par hasard. Il avait l’air tellement paumé qu’il m’a fait pitié. Et puis, je me sentais seule. J’avais besoin d’un bon chien pour me tenir compagnie.
Le capitaine riait dans sa barbe. Il se tapa sur la cuisse.
— Par hasard. Elle est bien bonne celle-là.
— Qu’est-ce qui vous fait marrer comme ça. Vous ne croyez pas au hasard ?
— Le hasard, ma belle, c’est la providence du mécréant. Attendez ! – Il fit un geste d’apaisement de la main – Laissez-moi vous racontez une histoire.
Il ouvrit un tiroir, en sortit un gobelet et une autre bouteille. Il versa un liquide jaune. Sa main tremblait légèrement. Un signal de son foie, sans doute.
— Tenez. Un verre de Suze ne vous fera pas de mal. Ça va vous détendre.
Kaelia nota que ce vieux dément venait de marquer un point. La Suze était sa liqueur préférée. Si ce n’était pas du hasard, ça.
— Vous connaissez Metz ? Non. Je suis né en Normandie, mais quand j’ai eu douze ans, mes parents ont déménagé là-bas. Mon père était fonctionnaire. Nous habitions un appartement confortable dans un immeuble cossu. Rue aux ours. Elle donne sur la rue de la Pierre Hardie. J’avais mon meilleur copain dans cette rue. J’y ai grandi tranquillement jusqu’à ce fameux jour. Je venais d’avoir dix-sept ans. J’étais mignon et je dois reconnaître un certain succès avec les filles. Surtout une, comment s’appelait-elle déjà. Bon sang, c’est à cause d’elle que ma vie à basculer et je ne suis pas foutu de me souvenir de son nom.
— C’est que vous ne l’aimiez pas tant que ça.
— Qui vous parle d’amour. Vous savez, l’amour, ça va, ça vient, ça finit toujours par partir en vrille. Juste une fantaisie décadente inventée par des poètes lunatiques clamant des vers insipides sous des fenêtres fermées.
— …
— Vous n’approuvez pas. C’est comme vous voulez. Donc, où j’en étais moi. Ah oui, il y avait cette fille, là. Nicole, Patricia, je ne sais plus. Elle était belle comme une lune de porcelaine. Elle avait des cheveux blonds un peu comme vous et des yeux, je ne vous dis que ça. Ses parents tenaient la petite épicerie qui faisait le coin. De braves gens, un peu niais. Et juste au-dessus de l’épicerie, c’est là qu’habitait mon pote. Comment il s’appelait déjà ?
— Donnez-leurs des numéros, on s’y retrouva peut-être, se moqua la jeune femme.
— N’empêche que je m’étais entiché de la fille de l’épicier et que c’était bougrement réciproque. On se pelotait en cachette des parents, sous le porche, enfin sous l’escalier. On fumait des cigarettes et on se promettait des lendemains d’opéra fantastique. C’était sans compter mon pote qui en croquait lui aussi pour Melody. Tiens, ça m’est revenu ! Bizarre, non ?
— Vous parliez d’opéra fantastique, votre subconscient aura fait un lien.
Le capitaine se leva brusquement, alla jusqu’à la porte et appela monsieur Mite rapportez-nous une bouteille de Merlot on parle de choses qui méritent bien qu’on boive du bon.
— Du beau, du bon, Dubonnet, murmura Kaelia pour elle-même. Vas-y coco, bois, tu me rends les choses plus faciles. Et d’un geste furtif, elle s’empara d’un coupe-papier.
Le capitaine se rassit et s’éclaircit la voix.
— Mon pote. Parlons-en de celui-là. La dernière fois que je l’ai vu, c’était le jour anniversaire de Melody. Je revenais de la librairie avec un bouquin sous le bras. Un de ces trucs pour filles tout plein de miel et de guimauve. Elle aimait bien les romans d’amour Melody.
On toqua à la porte. Monsieur Mite entra, déposa la bouteille de Merlot et s’éclipsa. Le capitaine sembla soudain absent.
— Vous parliez de votre copain, dit Kaelia. Celui dont vous ne vous rappelez pas le nom.
Le capitaine s’ébroua.
— Par la barbe du Prophète ! Bien sûr que je me souviens de son nom. Victor. Un petit con un peu boulot, toujours habillé en jaune. On se souvient toujours du premier mec qu’on a tué.
Kaelia sursauta. L’autre ne se démonta pas. Il continua son histoire comme si de rien n’était.
— J’ai remonté la rue de la Pierre Hardie en courant. J’avais l’air d’un con avec mon roman sous le bras. Je les ai trouvés sous le porche. En train de se peloter. Elle, elle gloussait comme une poule effarouchée. Et lui, Victor Faniel, la tripotait encore et encore. J’ai vu rouge. J’ai sorti mon opinel et je l’ai planté dans l’œil de ce salopard. Il s’est écroulé comme un sac pendant que Melody hurlait. Du sang giclait de sa blessure. Je me suis mis à courir comme un damné. Lorsque je me suis arrêté, à bout de souffle, je me suis retrouvé dans une impasse. Au propre comme au figuré. Alors, je suis tombé à genoux et je me suis mis à pleurer comme une fiotte.
— La police vous a retrouvé.
— Les flics ? Non. C’est ce vieux type avec un vélo qui m’attendait.
— Vous voulez dire…
— Un type avec un vélo. Habillé bizarre. Comme s’il venait d’une autre époque, mais pas trop. Il m’a aidé à me relever. Il était plutôt baraqué, avec une barbe et une boucle d’oreille de manouche, là. Il m’a regardé avec un drôle d’air. Comme s’il s’en voulait de quelque chose. Et puis, il m’a donné un billet de train avec un peu d’argent et il m’a dit : « Voilà de quoi aller jusqu’au Havre. Là-bas, tu prendras un bateau pour la Nouvelle-Orléans. Le Destiny Child. Le capitaine est au courant. Allez file et ne te retourne pas. »
— Et c’est ce que vous avez fait.
— Avant, je lui ai demandé qui il était. Il m’a dit comme ça : « Disons que je suis le destin. Fous-le camp, maintenant ! »
Kaelia se pencha vers le capitaine et lui demanda où il voulait en venir, en fait.
— En fait, ma petite, je voulais vous démontrer que vos histoires de hasard et de nécessité, c’est que de la flûte et du pipeau. Nous avons un destin. Un grand con qui veille sur nous ou qui tire les ficelles. C’est comme ça.
Kaelia soupira. Elle sentit que le moment était propice à sa petite revanche. Elle le provoqua.
— Vous n’êtes qu’un vieil ivrogne et un porc. Gardez pour vous votre philosophie de bistrot.
Le capitaine réagit exactement comme prévu. Il bondit en avant, sa main gauche en appui sur le bureau et sa main droite prête à frapper. Kaelia esquiva et bondit à son tour le coupe-papier bien en main. Son bras s’abattit sur la main gauche du vieux pour la clouer au bureau. On ne frappe pas une femme impunément, là d’où je viens, monsieur.
Il y eut un bruit de sonnette.
Venue de nulle part, une voix désincarnée dit : « Cliffhanger ! »
Le temps se coagula. Les deux protagonistes, figés, regardaient la lame du coupe-papier suspendue à quelques millimètres de la main gauche du capitaine.