Canalblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Le défi du samedi
Visiteurs
Depuis la création 1 050 270
Derniers commentaires
Archives
8 novembre 2014

Quoi d’autre ? (EnlumériA)

Tout d’abord, la première chose que tu perçois, c’est une inexprimable brume violine noyée dans l’indigo de l’arrière-plan subliminal. Vapeur sucrée sur miroir d’eau. Une brise parfumée de vanille et d’oignon grillée ondoie calmement sur le chatoyant domaine d’une dame du lac aux accents somnolents d’égérie marmoréenne.
Tel un bouddha de Commedia dell’arte, un personnage grimé comme une drag-queen semble accorder son phonographe à l’instar de ce luthiste de Theodoor Rombouts hantant l’aile Richelieu du Louvres, certains soirs de lune pervertie.
Tu frémis. Un certain malaise s’installe en toi, mais tu ne parviens pas à saisir le sens exact de ce que tu vois. Quelque chose cloche. Cette combinaison lie de vin maculée de confiseries bariolées évoque un platiniste anachronique dépassé par son insalubrité chronique.
Et cette crinoline insensée grande ouverte sur l’azur flamboyant, refuge d’un papillon de passage. Un sylvain azuré ou un grand mars changeant ? Tu ne sais plus. Ton esprit s’égare.
Le bouffon te nargue, encore et encore. Il échafaude des plans dans les plans. Il tisse autour de ton esprit une singularité craintive et sans équivoque. Et toi, petit être sans consistance, tu consens à laisser s’effilocher ton âme au gré des vents. Au gré d’une musique absente.
Quelque chose cloche.
Tu t’éveilles dans le petit matin poisseux de ta sempiternelle solitude. Il est temps de cloner une autre journée sans rêve, ni espoir.
La pointeuse s’impatiente.


Évreux, 6 novembre 2014.

Publicité
1 novembre 2014

Merci la vie (Enluméria)

 

Ce que venait d’expliquer ce type à Derreck l’avait cloué sur place ; pour ainsi dire laissé sans voix. Derreck plongea son regard dans les yeux flous de son interlocuteur en essayant d’y mettre tout le mépris et le dégoût qu’il ressentait en cet instant pour cette espèce de bisounours défoncé au mousseux qui lui souriait d’un air tellement niais que c’en était comique.

Plus tôt dans la soirée, la conversation avait lentement dérivé vers des considérations philosophiques de comptoir, ou plus précisément de fin de gueuleton trop arrosé. L’amour, la vie, les grands idéaux, tout ce fatras d’inventions à la gomme résultant de cogitations désœuvrées de poètes petit-bourgeois dont les seuls soucis avaient été de soigner un rhume des foins ou un chagrin d’amour collégien.

Qu’avait dit ce type en déposant son regard de prophète de salon sur les convives en général et sur Derreck en particulier ?

« Que la vie était belle et qu’il fallait chaque jour la remercier pour ses bienfaits. »

Derreck termina son verre, se leva et enfila son blouson avec le plus grand calme. L’autre continuait de le regarder de l’air benêt d’un missionnaire de banlieue.

— Tu nous quittes déjà, mon ami. Quelque chose te fait peur ? N’as-tu pas confiance dans ta destinée ?

Derreck leva les yeux au plafond en tortillant ses lèvres d’un air faussement embarrassé. Puis, il se pencha légèrement vers le type :

— Écoute, heu…

— Benoit.

— OK ! Benoit. Bon alors ouvre bien tes oreilles. Tu vois, moi, je suis venu au monde dans une famille de flic tricolore jusqu’au slip. Mon père était une brute alcoolique qui ne savait s’exprimer qu’à grands coups de ceinturon. Tu vois, la cicatrice que j’ai là, juste au-dessus du sourcil, c’est cet enfoiré qui m’a cogné le crâne contre un lavabo quand j’avais six ans. Quand j’ai eu seize ans, ma mère en a eu tellement marre des coups qu’elle a fini par partir en nous trainant ma sœur et moi dans les rues en pleine nuit. Elle est belle la vie, hein ! Tu sais ce qu’il a fait mon vieux, il nous a retrouvés pour nous menacer de nous massacrer tous les trois avec son arme de service. Il projetait de se faire justice ensuite pour faire les gros titres dans les journaux. Au final, il s’est buté tout seul, dans sa haine et sa vinasse. Bon débarras. J’ai réussi à m’en sortir je ne sais pas trop comment puis j’ai rencontré une chouette fille. On a eu une petite fille qui s’est fait violée par son grand-père maternelle aux alentours de huit ans et des poussières. Je l’aurais bien étripé le vieux, mais le cancer l’a eu avant moi. Là, elle sort d’un nième séjour en H.P. tellement elle ne sait pas comment faire pour le remercier son grand-père. Quant à mon fils, il est né avec une putain de merde de maladie génétique qui le laisse handicapé à vie. Merci la vie, hein ? Là maintenant, j’ai soixante ans, deux divorces sur le dos, une putain de maladie orpheline qui me bousille de plus en plus chaque jour et pour seule perspective d’avenir, une vingtaine d’années de solitude dans le meilleur des cas. Merci la vie ? C’est ça que tu veux que je dise ?

Le bisounours de salon s’était recroquevillé sur lui-même et on avait l’impression qu’il cherchait désespérément une réplique qui ne souhaitait pas venir. Derreck prit le chemin de la sortie mais il se ravisa et dit en pointant l’autre du doigt :

— Toi, tu peux dire merci. Tu peux me remercier de ne pas te mettre mon poing sur la gueule pour t’apprendre à donner des leçons aux gens sans réfléchir plus loin que ton nez d’intello mystique. Pas la peine de me raccompagner, je trouverai la sortie.

 

Évreux, 29 octobre 2014

 

 

25 octobre 2014

Qu’on se le dise (EnlumériA)

Alors, le sujet du jour c’est de raconter ce qui nous étonne. J’ai réfléchi dans ma tête comme disent les personnes pléonastiques. J’ai creusé, fouillé, trifouillé dans mes souvenirs et je n’ai pas trouvé grand-chose d’étonnant. Alors, je me suis rabattu sur des souvenirs plus généraux, plus universels ; et voici ce qui m’est venu à l’esprit. La chose la plus étonnante à laquelle on puisse penser n’est-elle pas la création du monde ? À notre époque obsédée par des fins du monde à n’en plus finir, le sujet me semblait intéressant.

Donc, au commencement des temps, il y avait ceux qui savaient et ceux qui ne savaient pas. Ceux qui savaient s’appelaient les Prêtres. Les Prêtres avaient une réponse toute prête pour chaque question. Ainsi, ils prônaient une création divine en six jours tapants. Rien que ça. Un être hypothétique que nous appellerons Dieu pour les besoins de l’histoire entreprit un jour de créer le monde. Il lui fallut en tout et pour tout six jours de labeur et comme il était fatigué — Ce qui est déjà étonnant pour un être tout puissant — Il se reposa le septième jour. Incroyable, n’est-ce pas ? Six jours pour fabriquer tout ça. La plupart des gens y croyait. Normal ! Quand quelqu’un dit : « Moi, Personnellement, Je sais ! » Quel que soit les sornettes qu’il raconte, tout le monde y croit. C’est ce qu’on appelle le principe d’autorité.

Or, il advint que les Prêtres se démodèrent. Ils furent remplacés par les Scientifiques. Vous, vous ne savez rien, mais les Scientifiques, eux, savent tout. C’est pourquoi ces derniers, tout pleins de morgue et d’arrogance proclamèrent haut et fort que cette histoire de création du monde en six jours n’était ni plus ni moins qu’un conte de fée.
Alors, de par le monde, les Scientifiques, confits de suffisance et de fatuité, proclamèrent d’une seule voix : « Nous, Personnellement, Nous savons ! »
Et les foules entendirent à leur grande stupéfaction que le monde avait été créé par un non-être que pour les besoins de l’histoire nous nommerons Hasard et qu’un jour, il y eut dans le grand nulle part, une particule un millier de fois plus petite qu’une tête d’épingle qui explosa et que cela s’appelait le Big Bang. 

Époustouflant, non ? Pour autant et selon le principe d’autorité, le bon peuple se mit à croire que l’ensemble de la matière composant l’univers infini – savoir les milliards de galaxies, quasars, nébuleuses, planètes et comètes, sans compter la garde-robe de votre belle-mère et le camion de pompier de mon gendre – était originairement compressé dans ce qui équivalait à l’époque à un millionième de grain de riz. Tout ce merdier rangé dans si peu de place ? Stupéfiant, n’est-ce pas ?

Voilà ! Tout ça pour dire que moi, ce qui m’étonne en ce bas-monde, c’est qu’une bande d’olibrius Je-sais-tout remplacent un conte de fée par une fable à dormir debout et que personne n’y trouve à redire.

Alors, vous, je ne sais pas, mais Moi, Personnellement, J’ai horreur qu’on me prenne pour un… qu’on se le dise.

 

Évreux, le 21 octobre 2014

11 octobre 2014

Fais-moi un signe (EnlumériA)

Angelo contemplait l’album avec circonspection. Il venait de le trouver dans l’armoire sous une pile de ces vieux draps de toile brodés aux initiales de son arrière-grand-mère. « C. S. » Comme son écrivain préféré C.S. Lewis, sauf que là, il s’agissait de Catherine Skolarczyk, l’aïeule polonaise qui hantait encore les soirées de noël à travers d’antiques anecdotes racontées par Grand-Pa.

Angelo essuya une imperceptible poussière dans son œil gauche. Oh, non, pas une larme ; les garçons ne pleurent pas, les hommes encore moins et Angelo se situait à la frontière des deux mondes.

Grand-Pa ne raconterait plus jamais d’histoires ; inventées ou non. Grand-Pa était mort la semaine dernière et comme disaient ces adultes stupides : « Il est disparu. »

En bas, la mère et la tante d’Angelo s’affairaient à emballer ce qui était récupérable pour la famille ; livres, bibelots, un peu de vaisselle précieuse. Le surplus s’en irait chez Emmaüs.

La couverture de l’album était en cuir ouvragé représentant une scène orientaliste, probablement un souvenir du séjour au Maroc de Grand-Pa. Il était parti là-bas dès les premiers mois de sa retraite étudier des bizarreries soufies. Là-bas, il avait rencontré des chamanes capables de boire de l’eau bouillante, de marcher sur des braises ou encore d’embrasser des cobras sur la gueule sans se faire mordre. Il était comme ça, Grand-Pa, intéressé par toutes sortes de superstitions hétéroclites. Dans son dos, on se moquait un peu de lui, gentiment mais quand même. Un sacré plaisantin, Grand-Pa, un numéro, comme on dit. Les adultes ricanaient en se poussant du coude. « Il n’a pas dû fumer que du tabac, là-bas, hein. » Avec de grands clins d’œil appuyés. Ce que ça peut-être con, un adulte.

Angelo ouvrit l’album et y trouva ce qu’il s’attendait à y trouver, de vieilles photos défraichies. Un petit rire secoua les épaules de l’adolescent. Grand-Pa jeune, il était drôle avec ses cheveux qui lui tombaient jusqu’aux épaules. Oui, voilà, Angelo trouva ce qu’il devait trouver et puis ce qu’il ne s’attendait pas du tout, mais alors pas du tout à trouver. Une lettre. Oui, une lettre cachetée, comme dans l’ancien temps et qui plus est, adressée à lui, Angelo. Bon. Il l’ouvrit. Que pouvait-il bien faire d’autre. Et il lut.

— Qu’est-ce que tu fabriques, là tout seul, Angie ?

L’intrusion de maman le fit sursauter.

— Rien. J’ai trouvé un album photos de Grand-Pa avec une lettre dedans. J’étais en train de la lire.

Maman s’assit par terre à côté de son fils et demanda, toute ingénue, ce qu’elle racontait la lettre de son père.

— Et qu’est-ce qu’il raconte, ton grand-père, dans cette bafouille ?

Angelo prit un air buté.

— Mais, m’man. C’est à moi qu’elle est adressée cette lettre. C’est mon grand-père comme tu dis.

M’man ébouriffa la tignasse brune de son fils et dit :

— Oui, mais c’était aussi mon père, bonhomme. Allez raconte.

— Ben, c’est bizarre. Il dit comme ça que quand je lirais cette lettre, il serait mort mais que de là-bas — Angelo montra le passage à sa mère — Tu vois là, il a écrit «là-bas »… et que de là-bas donc, il nous ferait un signe.

Une petite moue ironique déforma le beau sourire de maman. Elle haussa les épaules et dit que Grand-Pa avait toujours été un peu farfelu, un peu barré tu sais.

— Pourquoi, tu dis ça m’man ?

— D’après toi. Ce qu’il a écrit n’a pas de sens. Là-bas, enfin. Il est mort, d’où veux-tu qu’il envoie un signe.

Angelo agita la lettre au-dessus de sa tête.

— Je sais pas, moi. De l’au-delà, de l’autre côté quoi.

— Allons, mon petit. Tu sais bien que tout ça, ce sont des contes de fées pour rassurer les enfants. Quand on est mort, on est mort. C’est fini, c’est tout.

— N’empêche que…

Maman s’impatienta.

— Allez, viens, dit-elle d’un ton agacé, arrête de raconter des conneries. On a eu assez d’un excentrique dans la famille.

Angelo se remit debout. Il hochait la tête, grommelait des paroles incompréhensibles. Cela eut pour effet d’énerver un peu plus sa mère.

— Quoi encore ?

— Il dit, là-dedans — Il continuait d’agiter la lettre sous le nez de sa mère — qu’il va nous faire un signe dès que j’aurai ouvert l’enveloppe.

Maman, les mains sur les hanches, toisa Angelo avec un petit air narquois.

— Oui. Ça fait au moins dix minutes qu’elle est ouverte cette enveloppe. T’as vu un signe, toi ?

Angelo ne répondit pas. Il regardait le plafond en pinçant les lèvres.

En bas, un bruit de verre brisé réveilla la maison. Tante Anna poussa un petit cri de frayeur aussitôt ponctué par un autre fracas. Comme des casseroles qu’on aurait jetées sur le carrelage de la cuisine. Les yeux de maman s’arrondirent de frayeur.

— Mais c’est quoi ce bordel ? Qu’est-ce que tu fous, Anna ?

Pour toute réponse, tante Anna se mit à crier de plus belle alors qu’un nouveau vacarme se fit entendre.

Derrière Angelo, les portes de l’armoire se mirent à battre et à claquer à toute volée ; toutes seules.

L’adolescent riait comme un perdu.

— Des conneries, hein ! Et ça, m’man, c’est quoi ? Un conte de fée ou la superstition d’un vieux fou ?

 

Évreux, le 8 octobre 2014.

4 octobre 2014

Il pleut sur mon patrimoine (EnlumériA)


— À qui parlais-tu encore ? On t’attend pour manger.
— Au Patron. Je parlais au Patron.
— Oh ! Celui-là, il commence à me plaire. Il n’a pas de vie de famille, lui ?
— Bah ! Non, justement. Enfin si, ça dépend de quel point de vue on se place.
— Ouais. C’est compliqué tout ça. Allez ! Viens manger, les enfants attendent.
— J’arrive dans une minute.
— Quoi encore ?
— Il faut que j’aille voir la réserve de bois. Je pense qu’il faudra que j’en commande prochainement.
— Non, mais t’es pas bien ? Sous cette pluie battante ? Tu vas prendre froid.
— Justement. T’as pas remarqué qu’il pleut de plus en plus souvent ? C’est un signe, non.
— Un signe de quoi ? Il n’y a plus de saisons, que veux-tu que je te dise.
— Le Patron a raison. Il va falloir que je me mette au travail.
— Holà ! Dans quoi tu vas nous embarquer, encore ?
— Écoute, Noria, Il faut vraiment sauver notre patrimoine. C’est le Patron qui le demande. Je n’ai pas vraiment le choix.
— Le patrimoine ? Quel patrimoine ? Tu rêvasses trop mon pauvre vieux. Depuis quand on a un patrimoine, nous ?
— Mais, je te l’ai déjà expliqué. Tu n’écoutes pas ce que je te dis ? Le patrimoine naturel, quoi.
— Oh si, j’écoute. J’aurai même tout entendu, ces derniers temps. Et d’abord, tous ces bestiaux, tu comptes en faire quoi ?
— J’ai mon idée. C’est bien pour ça qu’il faut que je commande du bois.
— Bon, allez, on en rediscutera plus tard. Viens manger, maintenant, Noé. La soupe va refroidir.

Évreux, 1er octobre 2014

Publicité
27 septembre 2014

D’une fontaine (EnlumériA)

« An de grâce 1558. Quelque part en Nouvelle Espagne. Je m’appelle Miguel Aixeres Calderon. J’écris ces lignes sur ce cahier de voyage sans avoir la certitude que quelqu’un les lise un jour. Je ne sais même pas si ce flacon descendra le fleuve jusqu’à l’océan. Il y a de cela bien des années, j’ai traversé le grand océan par delà lequel règne les grands monstres du bord du monde. J’ai suivi Diego de Alvaro dans ses folles expéditions, puis las d’obéir aux ordres déments d’un fou détourné de Dieu, nous nous sommes mutinés, mes compagnons et moi. Accompagné d’Alejandro de Valladolid, mon presque frère et de Jacek, un salopard de mercenaire polonais, j’ai fuit vers les grandes forêts de l’Ouest à la recherche des grandes cités d’or. Notre guide, dans un baragouin mêlant l’espagnol, l’allemand et sa langue de sauvage, nous expliqua que l’or n’était rien. Qu’il existait une plus grande richesse encore. Une fontaine de vie, là-bas, au cœur de l’océan vert peuplé de bêtes immondes et féroces où même les païens les plus bornés n’osaient s’aventurer.

Sur notre route, nous avons rencontré un ermite, un vieux moine-soldat débarqué trente ans auparavant avec les troupes de Pizarro. La folie mystique avait eu raison du vieil homme, mais dans son délire, il bredouillait l’histoire de la quête d’Alexandre le Grand ou les exploits d’Al Khidr le Verdoyant, légendaire héros mahométan et énigmatique mentor de Moïse. Il racontait comment le premier avait échoué dans sa quête et le second réussi. Il racontait encore comment, à l’instar de ces personnages mythiques, lui et ses frères d’armes étaient partis à la recherche de la Fontaine de Jouvence. Il était le seul survivant et il n’avait pas trouvé la fontaine ; juste la grâce de Dieu dans le yagé* qu’il buvait du matin au soir. Le bougre pissait dru et divaguait d’importance. Cependant, mon intuition me soufflait que la vérité sortait de sa bouche.

Alejandro et Jacek estimèrent que l’aventure valait la peine d’être tentée. Quelques jours de marche, expliqua le moine, et vous la découvrirez. Alors, si c’était si proche, pourquoi n’avait-il pas continué ? Il montra la vieille femme qui se cachait dans la hutte et je compris que pour cet homme, il existait une richesse encore plus grande que la jeunesse éternelle.
Nous reprîmes la route dès le lendemain, suivant les rives du fleuve et les instructions du moine.
Au bout de trois jours, Jacek fut mordu par un serpent. Il mourut quelques heures plus tard en blasphémant. Alejandro et moi étions à bout de forces, mais nous apercevions à un méandre du fleuve, les arbres jumeaux décrits par le moine. À partir de là, il fallait bifurquer au Nord et marcher tout droit la journée entière jusqu’à parvenir à une pyramide dissimulée sous les frondaisons. Nous décidâmes de passer la nuit sous les arbres jumeaux. Le lendemain, j’étais seul. Alejandro avait disparu.
Je repris ma route en priant la Vierge de m’accorder force et courage et le soir venu, nonobstant le tintamarre des singes hurleurs et des toucans, je perçus un ruissellement.
La fontaine se trouvait là, au fond d’une clairière dallée de granit. Une idole païenne la surplombait. L’eau miraculeuse s’écoulait dans une vasque d’or. Deux cougars sculptés dans la roche veillaient de chaque côté. Je m’approchais en balbutiant une prière… et je trébuchai.
Une vive douleur me souleva le cœur. Un épieu traversait ma cuisse de part en part. Le moine m’avait mis en garde contre les pièges possibles mais, aveuglé par mon impatience, j’avais oublié ses recommandations. Au prix d’un effort insensé, je parvins à me dégager. La douleur était insupportable, mais la perspective de boire l’eau de Jouvence décuplait mes forces. Je parvins enfin à la vasque et je bus goulument.
Il ne se passa rien. Dans les frondaisons, les toucans ricanaient et les singes hurleurs menaient grand tapage. La jungle toute entière semblait se moquer de moi. Ma blessure saignait abondamment. Mon esprit s’enfonçait dans une torpeur infrangible et je perdis connaissance.
Lorsque je repris conscience, il faisait nuit noire. Je ne souffrais plus. Je constatai avec stupeur que quelqu’un avait pansé ma blessure. Je crus voir une lueur vacillante sous les arbres mais peut-être n’était-ce qu’une illusion. Tout était calme et je me rendormis après avoir bu quelques gorgées à la fontaine.
Le lendemain, je me réveillai frais et dispo comme au premier matin du monde et j’avais faim. Une corbeille de fruits était posée sur les marches de la fontaine. Une cavalcade de pieds nus et des rires d’enfants résonnèrent tout autour. Je mangeai et soudain, je perçus quelque chose d’inhabituel. Mes mains, la veille encore fripées et tavelées, paraissaient celles d’un damoiseau. Je coupai fébrilement une mèche de mes cheveux et je constatai qu’ils étaient redevenus aussi brun qu’au jour de mes vingt ans. Je poussai un long cri d’allégresse et je me mis en devoir de remplir mon outre jusqu’à ras-bord de cette eau miraculeuse.
Je repris la route. Il était temps que je rentre chez moi. J’allais pouvoir montrer au vieux moine fou qu’il ne l’était pas tant que ça. Et peut-être lui offrir, à lui et à sa compagne, quelques gorgées.
Ma surprise atteignit son comble lorsque je parvins à la rivière. Solidement amarrée à un arbre, une pirogue m’attendait.
La lame me transperça le cou à l’instant même où j’adressais à Dieu une prière de reconnaissance. Une ombre surgit des frondaisons, s’empara de mon outre et sauta dans la pirogue. Dans un brouillard rouge, je reconnus la silhouette dégingandée d’Alejandro. Au prix d’un effort surhumain, j’arrachai la dague. Dieu merci, celle-ci n’avait pas tranché la jugulaire. »

***

 — Le reste n’est qu’un gribouillage indéchiffrable accompagné d’une sorte de plan.
L’expert referma le vieux cahier à reliure de cuir et regarda l’homme assis en face de lui avec curiosité. Un homme d’une trentaine d’années, au visage sec et aux yeux d’un noir de jais dans lesquels on pouvait lire le reflet d’une immémoriale désillusion. Élégamment vêtu, il faisait penser à un hidalgo des temps modernes.
— Comment vous êtes-vous procuré ce document ?
L’homme fit un geste vague de la main.
— Je connais quelqu’un qui connait quelqu’un… Croyez-vous que je peux en tirer un bon prix ?
Il s’exprimait avec un accent indéfinissable ; comme s’il avait passé sa vie à parcourir le monde.
L’expert regarda encore une fois le cahier.
— C’est rédigé dans la langue de Cervantès. Et je ne dis pas ça pour faire une figure de style. Il s’agit sans aucun doute possible d’espagnol du XVIe siècle.
— Je sais, murmura l’homme d’un air songeur.
— Vous l’avez appris à l’école ?
— La meilleure qui soit. Alors ? Qu’en pensez-vous ?
— Eh bien… Laissez-moi quelques jours. Moi aussi, je connais quelqu’un qui connait quelqu’un.
L’homme se leva pour prendre congé. Il s’avança vers la porte en boitant légèrement. Il se retourna et dit d’une voix blanche.
— Je compte sur vous. J’ai vraiment besoin de cet argent.
En prononçant ses mots, il rejeta son épaisse chevelure en arrière. C’est seulement à cet instant-là que l’expert remarqua la balafre que l’homme avait au cou, juste sous l’oreille droite.

* Le yagé est un breuvage à base de lianes consommé traditionnellement par les chamanes des tribus indiennes d'Amazonie,

 

Évreux, le 24 septembre 2014.

20 septembre 2014

Juste un peu de sang-froid suffirait (EnlumériA)

Étonne-moi !

 

Le lieutenant jeta une chemise à sangle sur la table puis s’assit à califourchon sur une chaise, bras croisés sur le dossier. Il regardait le prévenu avec l’intérêt professionnel d’un laborantin observant une paramécie. Au bout de quelques secondes qui parurent durer dix fois plus il dit d’une voix morne :

— Commençons. Nom, prénom, âge et qualité.

Le prévenu s’agita sur son siège.

— C’est marqué dans mon dossier. Ouvrez-le et lisez-le.

Le lieutenant afficha une lippe désabusée en hochant la tête et réitéra :

— Nom, prénom, âge et qualité.

Le prévenu poussa un soupir agacé. Il comprenait qu’il était inutile de jouer au plus fin. Ce flic avait manifestement tout son temps…

— J’ai tout mon temps, confirma le policier, et de plus, je suis payé pour ça. C’est quand vous voulez.

— Jean-Charles Martinot. Je suis né le 30 avril 1978 à Honfleur. Mécanicien au garage des Quatre-routes, à Vernon. Vous savez, celui qui est juste après le rond-point. Avant, il y avait un carrefour… les Quatre-routes, c’est pour ça.

— Depuis combien de temps, vous travaillez chez eux ?

Le prévenu se détendit. L’interrogatoire prenait le ton d’une simple conversation.

— Je ne sais plus exactement. J’y suis entré en 2005 ou 2006, quelque chose comme ça.

Le lieutenant ouvrit le dossier, le feuilleta au hasard, sans vraiment chercher quelque chose.

— Vous avez été embauché le 13 mars 2005.

— Si vous le dites.

— C’est indiqué là. Vos patrons semblent très contents de vous. Il était question de vous nommer chef d’atelier.

Le lieutenant se leva pour faire quelques pas, sortit un paquet de Philip Morris de sa poche de chemise et proposa une cigarette à Martinot. Celui-ci refusa en montrant le panneau d’interdiction de fumer. Le flic haussa les épaules, alluma une cigarette et reprit place sur la chaise, cette fois d’une manière plus conventionnelle. Il ouvrit un tiroir et en sortit un cendrier à moitié plein.

— Les règlements, on s’arrange avec. Depuis quand connaissiez-vous la victime ?

Cette fois-ci Martinot n’hésita pas.

— Le 24 juin 2013. À 19 heures 30.

Le lieutenant ne put retenir un ricanement.

— Ça vous aura plus marqué que votre boulot.

— C’est que… C’était la Saint-Jean. Chez nous, je veux dire dans ma famille, on fête ça. Mes trois frères s’appellent tous Jean quelque chose. Pour l’heure, j’allais fermer. Elle s’est présentée en panique. Sa voiture était garée un peu plus loin et ne démarrait plus. Elle avait un rendez-vous urgent, un truc professionnel, je ne sais plus trop.

— Alors vous, bon prince, vous l’avez aidé.

Un sourire niais apparut sur le visage de Martinot.

— Ben… C’est qu’elle était plutôt gironde. Comme qui dirait une sorte de Megan Fox en roux, si vous voyez ce que je veux dire.

— Non, pas vraiment. Ensuite ?

Martinot renifla. Il contemplait le plafond d’un air bête. On aurait dit qu’il cherchait le secours d’un dieu retardataire.

— Je lui ai réparé sa foutue caisse. Une saloperie japonaise. Merde ! Comme s’il n’y avait pas assez de marques françaises. Un fusible avait grillé. Rien de grave. Ça m’a prit cinq minutes. Elle était folle de joie et de soulagement. Elle m’a posé la main sur le bras comme ça et m’a dit que j’étais un type épatant. Et puis, elle est partie.

— Somme toute, l’affaire aurait pu en rester là.

— Oui. Sauf que ce n’est pas ce qui s’est passé. Le lendemain, elle est revenue au garage, à l’heure de la fermeture encore. Pour me payer un verre. Vous auriez vu la gueule des copains. Moi, j’étais fier, vous pensez bien. On a bu un verre, puis deux et là, je ne sais pas ce qui m’a pris, j’ai perdu mon sang-froid et j’ai tenté de l’embrasser.

— Vous vous êtes pris un râteau.

Martinot se redressa. La fierté illuminait son regard.

— Eh non, justement. C’était parti comme sur des roulettes. On est allé manger un morceau au Lapin qui fume, sur la place de l’église et puis…

Une étincelle égrillarde s’alluma dans le l’œil morne du flic.

— Et puis ?

— Ben… Vous savez ce que c’est quoi… On s’est retrouvé chez moi et…

— Et ?

— Merde ! Je ne vais pas vous faire un dessin.

Le lieutenant écrasa sa cigarette dans le cendrier et fit signe à Martinot de continuer. Ce dernier renifla pour cacher son embarras.

— Elle m’a dit, je veux dire Liliane…

— Liliane Bonafont. Née à Gisors le 5 novembre 1986. Décédée assez brutalement le 27 septembre 2014, à Vernon. C’est-à-dire hier. Pouvez-vous m’en dire un peu plus sur les circonstances exactes de ce… de l’évènement ?

— Elle m’a dit que j’étais épatant au lit. C’était la première fois qu’une femme me disait ça vous comprenez. Moi, j’étais comme fou. Je ne savais plus quoi faire pour la garder. Une belle femme comme ça qui trouvait épatant un loser comme moi. J’étais aux anges, moi. Il y a de quoi perdre son sang-froid, vous ne croyez-pas ?

— Non. Que s’est-il passé hier ?

— Hier, ça a été la goutte qui a fait déborder le vase.

— Expliquez-moi ça.

Un profond silence s’installa dans la pièce. Martinot adopta l’air penaud d’un gamin qui vient de se faire prendre en flagrant délit de tripotage du petit oiseau. Le lieutenant consulta sa montre et suggéra à Martinot de se mettre à table parce que justement, il était bientôt midi. On n’allait pas y passer le réveillon non plus.

— Liliane, elle en voulait toujours plus. Étonne-moi, qu’elle disait sans cesse. Surprends-moi. Allez, encore. J’y ai laissé mes nerfs à ce jeu-là. J’osais toutes les audaces, jusqu’au ridicule, monsieur. Jusqu’au ridicule le plus débile pour l’étonner encore et toujours. Ces derniers temps, mes… exploits ne récoltaient qu’un vague sourire condescendant. Ça n’allait jamais. Et puis, hier… Elle est venue me rejoindre au garage. Sur le coup de midi. Elle voulait que je la prenne dans le vestiaire. Bon dieu ! Les copains étaient en train de casser la croûte juste à côté. Elle m’a provoqué. Elle soulevait sa jupe comme une… Quoi ? Qu’est-ce que vous avez à me regarder comme ça ? Ça vous fait rire.

— Même pas. Allez, finissons-en.

— Moi, avec la tournure que ça prenait, j’ai pas pu. J’ai pas pu faire ce qu’elle attendait de moi. Alors, elle s’est mise à rire comme une conne, à se foutre de ma gueule en disant : « Allez, Jean-Marc, étonne-moi une dernière fois ! » C’est là que j’ai perdu mon sang-froid.

Le lieutenant regardait ses ongles d’un air songeur.

— 47 coups de tournevis ! Vous appelez ça perdre votre sang-froid ?

Martinot haussa les épaules.

— En attendant, vous auriez vu l’étonnement qu’il y avait dans ses yeux, juste avant de mourir.

 

Évreux, le 16 septembre 2014.

 

13 septembre 2014

Une coutume revisitée par EnlumériA

L’ultime coutume

 

Le vieil homme observait son environnement avec lassitude. Ils étaient tous venus, sans exception. Même cet abruti de beau-frère qui avait voué sa vie aux chevaux et qui s’était trouvé plus souvent sur les champs de courses qu’au chevet de sa sœur. Pauvre con.

Il tenta de se redresser un peu, histoire d’avoir l’air présentable. Une dernière fois ? Oh, Seigneur, faites que ce soit la dernière fois.

Sa fille s’approcha avec un large sourire de circonstance sur sa face de matrone multipare. Ce n’était pas sa fille, cette femme aux hanches de brontosaure. Il se souvenait d’une fillette gracile qui chantonnait d’une petite voix flutée des bluettes d’été. Cette femme, là, devant lui, s’exprimait comme un vieux violoncelle désemparé. Non, cette femme n’était pas vraiment sa fille. Quant à son fils, que dire. Il regarda dans sa direction et vit un costard-cravate gesticulant, la bouche pleine de formules toutes faites prononcées d’une voix de clairon fêlé ; une vraie gueule de politicien palabrant comme un maquignon à la foire. Il se présentait sur la liste municipale. Quelle foutaise ! Où était passé ce fringant jeune poète aux cheveux longs qui voulait changer le monde ?

Le vieil homme avait espéré, comme par mégarde, une quelconque rédemption du côté de ses petits-enfants. Il en avait cinq. Tous très beaux, charmants, et très attentionnés… à leurs smartphones et à leurs tablettes. Ils passaient leur temps à écouter, non, à entendre une musique de crétins aseptisés composées par des ordinateurs et à dégoiser d’affligeantes banalités sur des réseaux sociaux avec des amis qu’ils ne rencontreraient jamais en chair et en os. De supposés amis qui, si l’un d’eux mourait subitement, ne susciterait même pas un léger frisson sur la toile.

Ah ! Quelque chose se passait, quoi encore ? Oh, non pas ça. Le vieil homme eut une sorte de haut-le-cœur qui réveilla sa vieille compagne la douleur. Bon sang ! Il leur avait pourtant dit qu’il n’en voulait pas. Et sa fille, qui n’écoutait jamais rien, avait dit que c’était obligé, que c’était la coutume.

Le vieil homme rassembla ses forces et prononça ses premiers mots de la soirée : « Je ne voulais pas venir. » Son fils répondit que mais papa, nous sommes chez toi, c’est nous qui sommes venus.

Et en plus, il est con, songea le vieil homme. Quelqu’un posa le gâteau d’anniversaire sur la table tandis qu’un chœur confus et discordant entonnait happy birthday au risque d’offenser les tympans du vieux musicien. La grosse dame qui avait été sa fille lui fit signe de souffler sur l’unique bougie qui arborait ce nombre absurde. C’était la coutume.

Alors, le vieil homme fit non de la tête. Il se laissa aller dans son fauteuil en fermant les yeux. Il n’avait pas voulu venir en ce monde et maintenant, après toutes ces années, on lui refusait le droit de partir en paix en lui infligeant des us et coutumes dont il n’avait plus que faire.

Quelqu’un, quelque part, demanda s’il allait bien. Bien sûr, qu’il allait bien ! Il songea une dernière fois à cette jeune fille aux yeux dorés qui, par delà la nuit des temps, le regardait avec tellement d’amour qu’il en avait encore le cœur blessé. En pensée, il composa une dernière ligne mélodique, puis en poussant un profond soupir de soulagement, il décida qu’il était temps de sacrifier à l’ultime coutume, partir enfin rejoindre les océans immémoriaux.

 

Évreux, le 7 septembre 2014, 2 heures 25.

 

6 septembre 2014

Mektoub (EnlumériA)

Je connaissais Lord depuis la fin des années 70 et jamais je ne l’avais vu dans un tel état d’hilarité. Lord était de ces hommes réputés pour leur flegme. À peine hasardait-il un sourire discret, quoique dévastateur, lorsqu’une bonne plaisanterie avait l’heur de lui plaire. Et là, il se tordait de rire avec son bibelot à la main. Il put néanmoins reprendre son souffle pour me demander :

— A-t-on jamais vu un souvenir de vacances changer la vie d’un homme ? Non, mais je te le demande.

— Oui, justement, répondis-je, agacé par ce comportement inhabituel. Qu’est-ce que tu me demandes ? Et d’abord, quel est cet objet que tu manipules comme une poule qui aurait trouvé un couteau ?

Lord semblait se calmer un peu. Il prit place dans son fauteuil attitré et me montra l’objet en question. Une figurine en terre cuite représentant un dieu approximatif.

— Doria m’a rapporté ça de Crête. Il parait que cette… divinité – il prononça ce mot avec une moue blasée – changera ma vie si je le veux très fort. Non mais quelle blague.

Alors là, Lord venait de proférer la phrase qu’il ne fallait pas. Je pris place à mon tour, me servit un fond de porto et portai l’estocade.

— Elle a raison. J’ai la preuve irréfutable qu’un souvenir de vacances peut changer la vie d’un homme.

Lord posa la statuette sur le guéridon et m’observa avec circonspection. Son regard en disait long sur son questionnement. Depuis le temps que nous nous fréquentions, mon ami savait que je n’affirmais jamais quelque chose à la légère.

— Bon allez, quoi. Raconte.

— Tu connais Sébastien Lornac.

— Qui ne le connais pas.

— Tous les mélomanes connaissent son histoire, mais qui sait comment elle a commencé ?

Lord haussa les épaules. J’en profitai pour me mettre à l’aise et commençai mon récit.

 

« Sébastien était un garçon discret, trop discret. Il s’habillait comme un jeune homme de bonne famille, se comportait comme le gendre idéal mais on ne lui connaissait aucune liaison et n’affichait aucune passion particulière, à part peut-être une vague collection de timbres.

« Il menait une carrière sans histoire dans la fonction publique, vivait dans un deux-pièces sobrement meublé et gardait de temps à autre le chat de sa sœur lorsque celle-ci s’absentait plus de deux jours. Bref ! Rien de bien folichon. Jusqu’au jour où Sébastien eu l’occasion d’aller passer une semaine à Marrakech par le vecteur de ce qui équivalait à un comité d’entreprise dans le ministère où il travaillait.

« C’est là que son extraordinaire aventure commença. Je tiens cette histoire de ses lèvres mêmes. C’était la veille du retour. Il déambulait une dernière fois dans le souk lorsqu’au fond d’une boutique obscure, il découvrit le luth. Il n’avait jamais vu ce genre d’instrument ailleurs que dans des bouquins ou dans des reportages à la télé. Il le prit, le retourna en tous sens, comme fasciné par sa découverte. Il pinça une corde qui résonna d’une voix grave. D’une voix plus haute en couleur, le commerçant le lui proposa à 50 dirhams. Sébastien protesta qu’il ne voyait pas ce qu’il pourrait bien faire d’un tel machin, qu’il ne savait même pas gratter un accord sur une guitare et je ne sais quelle autre excuse. L’Arabe, fin commerçant, ne se démonta pas, trouva les arguments, souvenir de vacances qui décore un salon et voilà notre Sébastien de retour en France avec l’engin sous le bras. » 

 

— Et il l’a posé dans un coin sans plus s’en occuper aurait pu être la fin de l’histoire, observa Lord. Mais nous savons tous que cela ne se passa pas exactement ainsi.

— Non.

 

« Quelques jours après son retour, il se rendit à l’épicerie du coin, tenue par un vieux maghrébin matois et subtil. Il décrivit son acquisition à l’épicier qu’il connaissait depuis plusieurs années. Ce dernier demanda à voir l’instrument. Aussitôt dit, aussitôt fait. »

 

J’écartai les mains, sourire narquois aux lèvres, afin de ménager mon petit effet.

 

« Hassan – le vieil homme s’appelait Hassan – poussa une exclamation de surprise lorsqu’il vit le luth. Il le prit dans les mains avec des précautions d’orfèvre. Sais-tu, chuchota-t-il, que ce ‘oud est de la plus belle facture qui soit. Voyant l’air surpris de Sébastien, il expliqua qu’en arabe un luth était un ‘oud. Ah ! répondit celui-ci, je ne savais pas. L’épicier fouilla dans un tiroir, en sortit une carte de visite qu’il tendit à Sébastien. Va voir mon cousin Ali Abou Bakr. Il est professeur de ‘oud, rue Joséphine. Il t’en apprendra de belle sur cet instrument. Combien me dis-tu que tu l’as payé ? Choukrane Allah ! C’est un miracle.

« Ali Abou Bakr réserva le meilleur accueil à notre brave Sébastien qui n’en menait pas large. Il expliqua que son cousin lui avait dépeint l’affaire en deux mots. Ce ‘oud était un authentique Faroud Shehata, célèbre luthier égyptien dont la réputation avait dépassé depuis des années les frontières du Maghreb. Impensable qu’il ait pu se vendre à seulement 50 dirhams dans un sombre bazar du souk de Marrakech. Insensé !

« Sébastien allait prendre congé lorsque le professeur de musique lui dit qu’il reviendrait bientôt. Ce ‘oud t’a choisi. Tu ne peux pas échapper à ton destin. Le jeune fonctionnaire ne crut pas utile de relever la sentence. Il reprit son travail comme si de rien était et puis un soir, mû par un sentiment soudain, il pose le ‘oud sur sa cuisse et commença d’en caresser les cordes. L’instrument, totalement désaccordé, sonnait comme une gamelle et Sébastien en eut le cœur gros. Dès le lendemain, il se rendit rue Joséphine. Ali l’attendait. Il le fit asseoir, lui servit du thé et entreprit d’accorder l’instrument. Puis, sans prévenir, il posa le ‘oud sur les genoux de Sébastien, attrapa un autre luth qui attendait là et dit : je vais te donner ta première leçon. Bismillah ! Pose ce doigt-là sur cette corde ci. N’appuie pas. Voilà. Tiens, prends ça. C’est un plectre, une sorte de médiator qui permet de pincer les cordes. Fais sonner la note.

« Sans trop savoir pourquoi, Sébastien obtempéra et un son mélodieux enchanta la pièce évoquant la voix envoutante d’un violoncelle. Le professeur de musique prononça encore ce mot mystérieux : bismillah et dit : voilà la preuve que ce ‘oud t’as choisi. D’habitude, un débutant met plusieurs jours avant de tirer un son à peu-près propre de cet instrument. Et toi, tu réussis du premier coup. Tu as la baraka. »

 

Lord remuait dans son fauteuil. Il posa la question qui lui brûlait les lèvres.

— Tu veux dire que ce virtuose que tous les mélomanes admirent, ce génie de la musique orientale, a débuté ainsi, un peu comme par mégarde ?

— Exactement. Comme l’as dit Ali Abou Bakr, le ‘oud avait choisi Sébastien Lornac de toute éternité. Sans doute sous l’influence d’une Autorité supérieure, dis-je en levant les yeux au ciel.

Lord se pinça le nez du bout des doigts ; geste qu’il faisait souvent lorsqu’une chose l’intriguait. Il attrapa la statuette.

— Alors, si j’ai bien compris…

— Tu as bien compris ! Certains souvenirs de vacances peuvent changer la vie d’un homme.

 

Évreux, le 4 septembre 2014, 22 heures 27.

30 août 2014

La méditation d’Ève-Line d’Estrelac (EnlumériA)

Cela faisait maintenant trois jours que Kaelia était enfermée. Mise aux fers en quelque sorte. Monsieur Mite lui apportait ses repas sans prononcer un mot, sans s’attarder. Il semblait maussade. Ce qu’il avait découvert dans la cabine du capitaine n’avait pas eu l’heur de lui plaire et le moins qu’on pût dire, c’est que cette raclure de Ward n’avait pas vraiment apprécié non plus.

Tout d’abord, il y avait eu cette étrange impression de temps figé. Une fraction de seconde qui avait semblé durer des heures. Cette terreur vague dans le regard du capitaine face à la détermination de Kaelia. Et surtout à sa surprenante rapidité.

Quelque part, il y avait eu ce coup de sonnette suivi de cette seconde éternelle pendant laquelle le capitaine Ward réalisa qu’il n’aurait jamais dû lever la main sur la jeune femme. Cet éclair de haine verte dans la prunelle de Kaelia, comme si soudain, elle avait pris la décision de régler d’anciens comptes.

 

Dans la pénombre de sa cabine, Kaelia se lissait les cheveux du bout des doigts. Un geste qu’elle faisait machinalement depuis sa plus tendre enfance lorsqu’elle se sentait désemparée mais néanmoins résolue à persister dans l’action qui lui semblait juste. Lorsque sa mère s’était enfuie du château et qu’elle s’était retrouvée seule avec ce père brutal et capricieux qui, avec le temps, était devenu un vieux bonhomme triste et poussiéreux dont la seule préoccupation était sa stupide collection d’objets postaux.

À l’époque, Kaelia s’appelait Ève-Line. Ève-Line d’Estrelac. Un nom qui claquait et qui en imposait, mais aussi un nom qui vous attirait les moqueries d’une bande d’imbéciles braillards et impertinents qui ne supportaient pas leur condition de fils d’ouvriers et de paysans. Une troupe de petits salopards qui croyaient faire revivre la Révolution Française à chaque récréation. Ève-Line avait maudit son nom, son père et ses origines, cultivant en son cœur une rage et un esprit de revanche sans pareils. Et puis l’adolescence avait pointé le bout de son nez et les révolutionnaires en culotte courtes s’étaient calmés. Une autre sorte de démon fit son apparition. Ève-Line eut à subir les regards salaces et les gestes déplacés de jeunes chiens fous aussi avenants que des soudards éméchés.

C’est là aussi qu’elle avait découvert les armes qui dompteraient ces fauves. Elle se rendit compte que par un jeu subtil de ses charmes, elle pouvait faire ce qu’elle voulait de ses camarades de lycée. Elle en profita de toutes ses forces jusqu’au jour où elle rencontra Maxence. D’où sortait-il celui-là avec ses élégances de punk dandy. Il jouait de la basse dans un groupe de la ville et se targuait d’écrire de la poésie qu’il mettait en musique. Elle était tombée amoureuse de son spleen légèrement décadent, de sa démarche languide et de ce regard qui lui transperçait le cœur chaque fois qu’il daignait lui accorder un instant. Monsieur se la jouait Jim Morrison et Johnny Rotten mêlés.

Un soir, comme sa mère jadis, Ève-Line, devenue Éva, s’était enfuie sur les routes avec son musicien maudit, au grès d’une tournée sans fin qui les mènerait jusqu’à Nassau et à la désespérance. Sex, drugs and rock’n’roll ! Maxence au nez poudré s’était mué en une épave écorchée, violente et écœurée. La gloire ne fut pas au rendez-vous et il le fit payer à son Éva. Il ressassait ce possessif comme s’il parlait d’une monture ou d’un meuble et puis un matin, comme il se relevait d’une cuite carabinée, il se fit virer du groupe. Ils avaient trouvé un autre bassiste. Un type gérable et à l’heure. C’est là qu’il avait commencé à frapper son Éva. Alors, elle s’était enfuie encore. Parvenue sur la plage, elle s’était enfoncée dans l’océan comme on se réfugie sous une couverture par peur des fantômes.

Ce qui s’était passé ensuite, elle ne savait plus trop. Elle avait repris conscience sur cette plage de sable rose et avait rencontré ce garçon aux yeux de chien battu qui ramassé des coquillages comme d’autres auraient ramassé des pièces de monnaie. Ève-Line avait disparu dans les limbes, Éva s’était noyée dans les Bermudes et Kaelia était née sur cette plage un peu comme Aphrodite surgie de l’écume.

Parfois, comme dans un rêve improbable mais tangible, elle revoyait le château de son enfance. Cette grande bâtisse sombre et glacée où un vieillard larmoyant accumulait des boîtes à lettres de tous les pays, lui qui ne recevait jamais aucun courrier.

La porte de la cabine s’ouvrit. Le capitaine Ward, le bras en écharpe, lui lança un méchant regard. Kaelia se demanda s’il repenserait à ce coupe-papier planté dans sa main chaque fois qu’il regarderait une femme. Il lui signifia qu’on allait la ramener à terre et qu’ensuite, elle aille au diable.

 

Fin de la première saison.

 

Évreux, 28 août 2014.

 

23 août 2014

White Spirit (EnlumériA)

Damien mâchonnait son casse-croûte sans conviction aucune. Il ne savait pas trop ce qu’il y avait sur sa tartine de pain – d’ailleurs était-ce vraiment du pain – mais c’était mangeable. Disons pour faire simple que cela ressemblait à une sorte de viande reconstituée avec un arrière goût de fromage d’écume accompagné de beurre de bigorneau. Il poussa la dernière bouchée laborieusement mastiquée avec un verre de vin d’orage. C’est comme ça que Sandalphon avait appelé ce breuvage. Bon ! C’était buvable.

Il regarda d’un air absent le yack bleu qui ruminait à quelques mètres. L’animal semblait l’observer du coin de l’œil avec on ne sait quoi de narquois dans le regard. Un peu plus loin les deux comiques qui lui servait d’escorte jusqu’à Kitej se perdaient dans d’interminables palabres avec le Sayedh el Khâfila*. De quoi parlaient-ils ? Damien s’en moquait. Il se sentait bourdonneux, sous l’emprise d’un vague à l’âme sirupeux qui collait à l’esprit comme un vieux chewing-gum sous la semelle d’un brodequin. Il tenta d’occuper son esprit en observant les déambulations ondoyantes d’une chaise rose qui transbahutait de-ci de-là un jubilant escogriffe. Juste derrière un attelage improbable couplant un dromaludaire avec un tamanoir, un homme aux allures de conspirateur enfournait à intervalles régulier un paquet dans une boîte à lettre sur laquelle un chat était perché. Le manège du type était assez déconcertant. Il ouvrait la boîte, mettait le paquet, refermait la boîte et attendait quelques instants. Le chat accomplissait alors trois tours sur lui-même, posait sa patte sur l’épaule de l’homme qui, aussitôt, prenait un autre paquet dans un grand sac, ouvrait la boîte à lettres qui était de nouveau vide et remettait un paquet. Et ainsi de suite mais quelle importance. Damien ne s’étonnait plus de grand-chose, désormais. Ils étaient arrivés au caravansérail en fin d’après-midi. Orphaniel s’était encore moqué de lui au sujet de Kaelia. L’après-midi entier avait été ponctué par les sarcasmes du nain jaune. Bon, c’était vrai qu’il ne s’était guère préoccupé du sort de la jeune femme, il avait eu bien trop peur pour lui-même, mais de là à le harceler.

Damien se resservit un verre de vin d’orage. On aurait dit qu’il y prenait goût. Mais bordel, il ne la connaissait pas plus que ça, cette fille. Il ne savait même pas d’où elle venait. En plus, il n’était peut-être qu’un jean-foutre comme l’avait répété ad nauseam cet abruti d’Orphaniel, mais il n’était pas con. Il avait bien compris que Kaelia était un nom bidon dont cette fille s’était affublée pour éviter quoi… des questions gênantes ? 

Un peu mon neveu !

Qu’elle se les garde, ses petits secrets mesquins

Mesquins, mesquins

                               Bah ! Oui, quoi.

                                               Poil au brodequin !        

Damien contempla son verre presque vide avec acrimonie. Il ne savait pas de quelle sorte de vigne venait ce vin, mais voilà qu’il avait l’impression d’entendre des voix.

Ce vin n’a rien à voir avec moi !

Bien ! Il entendait des voix. Pas grave. Depuis deux jours, il gambadait dans ce qui était l’équivalent onirique de charybde et scylla et

                 Tu ne vas pas me faire le coup ?  

                                                Ce qu’il avait vécu après la disparition de Marjorie

                                                                                Et si, il l’a fait !

Au seuil de l’agacement, Damien reporta son attention vers le gars qui s’acharnait toujours à gaver cette stupide boîte à lettres qui, elle, s’évertuait à digérer d’une manière stakhanoviste les paquets qu’il sortait du sac sans fond. Ah ! Tiens. Le chat n’était plus là. Il vida son verre. Le yack bleu l’observait toujours, mais cette fois, il crut lire une mise en garde dans le regard crémeux du bovin.

Ton pote a raison !

Quoi ?

Ton pote déguisé en citron, il n’a pas tort.

Le jeune homme sentait des vagues d’irritation fourmiller à hauteur de son plexus solaire. Il était crevé, ce vin lui tournait la tête et pour ce qui était des railleries, il avait eu sa dose pour aujourd’hui. L’avantage – si on pouvait parler d’avantage – c’était que ces railleries avaient été proférées par quelqu’un de chair et d’os, pas par une petite voix à l’intérieur de sa tête suscitée par un vin au nom bizarre.

   Eh ! Mec ! Je ne suis pas une voix dans ta tête de pioche !

                Alors t’es qui ?

                               Regarde en bas, sagouin, maringouin, pâte à pingouin !

Damien, somme toute pas contrariant, laissa tomber son regard à ses pieds. Cela ne fit pas grand bruit et pourtant, ça l’aurait bien mérité. Une sorte de signal d’alarme retentit dans le lobe frontal de son cerveau un peu comme un carillon fêlé au fond d’une mare à canards. Légèrement décontenancé, il releva la tête et constata qu’autour de lui, le monde semblait à peu près normal, à supposer que normal soit bien le terme qui convienne. Le type au sac continuait de charger sa boîte à lettres, ses deux gardes du corps jacassaient toujours avec le Sayedh el Khâfila et le yack bleu le regardait cette fois bien droit dans les yeux semblant dire : « Je t’avais prévenu. » Donc…

Bah, non, l’arsouille, tu ne rêves pas. Eh ! Tu vas te réveiller un peu.

Et vlan ! Damien se prit un solide coup de pied dans le tibia. Donc…

Il ne rêvait pas. L’homoncule blanchâtre qui se tenait bien droit dans ses bottes juste à côté de celles de Damien n’était pas une création délétère généré par son esprit mortifié.

— Mais t’es qui, toi ?

Je suis le White Spirit.

— Le quoi ???

Je vois. Monsieur ne pratique pas la langue de Shakespeare. Je suis l’Esprit Blanc, si tu préfères, Prosper.

— Oui, merci pour la leçon. – En prononçant ces mots, Damien sentit que ses lèvres se contractaient en un imperceptible sentiment d’amertume – Là d’où je viens, le White Spirit, on s’en serre pour nettoyer les pinceaux et les taches de peinture…

Je suis aussi cela pour toi.

Le petit bonhomme blanc exécuta un petit pas de danse qui aurait pu passer pour une figure de tai-chi, puis il se mit à glousser comme une perceronnelle.

 

Eh ! Toi, là-haut, le Narrateur, c’est quoi, une perceronnelle ?

 

« Arrête, bougre d’idiot ! Tu n’as pas le droit de m’adresser la parole. Je ne suis pas censé être présent. »

 

Oui, mais c’est quoi dit, hein, c’est quoi ? continuait le White Spirit en trépignant comme un marmouset des marais.

 

Temps mort !

 

« Une perceronnelle, c’est un perce-oreille femelle qui se comporte comme une péronnelle. Bon, ça y est. Je peux reprendre le cours de mon récit ? »

 

Vas-y Georges ! Reçu 5 sur 5. Tu reprends ton job et moi le mien.

 

De son côté Damien s’emporta.

— Quand t’auras fini tes pitreries, petit enfariné, tu pourras peut-être me dire ce que tu me veux.

Ton cœur est noir comme la suie, il ne brasse pas du sang, mais du bitume. Je suis là pour nettoyer toute cette boue.

— Qu’est-ce que tu racontes ? Quelle boue ?

Je discerne tes pensées comme la chauve-souris discerne les obstacles dans la nuit profonde, Cunégonde. Elles dégoulinent de toi comme de la poix sur une muraille prise d’assaut. Ton personnage de tragédien pathétique ne dupe personne. Si tu veux que ton monde change, prépare-toi à changer toi-même, Philomène.

Un ricanement amer secoua Damien. Quelle ironie. Non content de supporter les lazzis d’une banane sur pattes chevauchant un cheval de bois, voilà qu’il se façonnait un Gemini Criquet personnel.

Bougre de hérisson mou des steppes de Lampedusa ! Je ne suis pas plus Gemini Criquet que tu n’es un pantin de bois.  D’ailleurs, t’es qui toi, hein ? Quand on fait le bilan, t’es qui au juste ?

— Je suis Damien Dexter et…

Je ne te demande pas quel est ton état-civil, banane de cirque. Je te demande qui tu es vraiment.

— Je suis quelqu’un qui…

T’es rien mec. T’es qu’un guignol qui passe son temps à se lamenter sur son sort. Un clampin qui fuit ses responsabilités. Et Marjorie par-ci et Marjorie par-là. Gnah, gnah gnah ! Tu étais où quand elle avait mal ? Tu peux me le dire ? Tu n’étais même pas à travailler sur ce foutu roman que tu n’écriras jamais. Tu te crois important parce que tu sais jouer trois accords sur cette vieille guitare que tu trimballes partout comme si le poids de ta propre misère ne suffisait pas. Tu ne sais même pas pourquoi tu t’es assis au beau milieu de ce maudit triangle, là-bas, aux Bermudes. Le capitaine Ward, tu ne le connaissais que par ouï-dire. Sa baraque, tu ne l’as acceptée que parce que tu cherchais un trou où te cacher, cochon casher.  

Assommé par cette admonestation, Damien ravala sa rancœur et sa rancune avec une petite pincée d’aigreur pour faire bonne mesure. Le White Spirit, bien campé sur ses petites jambes, les mains sur les hanches, le regardait sévèrement du bas de ses trente centimètres et des poussières.

— Qu’est-ce que tu veux que ça me foute, tes réprimandes à la con ? Tu ne sais pas ce que j’ai vécu ? J’ai…

Et re-vlan ! Un grand coup de ganache dans le tibia. Le petit bonhomme blanc frappait vite et fort.

Arrête de pleurnicher et réveille-toi, je te dis.

Damien tenta une fois encore de proférer une de ces jérémiades dont il avait à la longue peaufiné la recette. Mais rien de voulait franchir le seuil de ses lèvres. L’homoncule posa son doigt sur sa bouche et fit :

Schhhh ! One a minute, please !

Et alors, le White Spirit se mit à dansoter sur place un quadrille meringué du genre drolatique et burlesque. Ça évoquait à la fois la danse de la pluie et la biguine ; l’agacement oblique et la frilosité morbide. C’était aussi bien risible que triste à pleurer et c’était destiné à provoquer un choc mental qui ne tarda pas à débusquer du cœur sombre de Damien une bestiole noire armée de pattes griffues et tranchantes comme des rasoirs. Cela se tortillait en tous sens comme sous l’effet d’une décharge électrique en poussant un horrible cri de craie furibonde sur un tableau noir.

Damien fut pris de nausées. Il expulsa son vin d’orage dans le caniveau et vit que sa vomissure charriait une myriade d’aiguilles et d’éclats de verre. Il se laissa tomber sur les genoux, groggy, anéanti, mais soudain léger comme un échantillon de barbe-à-papa dans une brise d’été.

Par terre, le petit bonhomme blanc se tenait tout droit campé, les bras croisés et la tête insolente.

On se sent mieux, hein ! La vilaine bête est partie et le cœur de suie a cédé la place à cette petite étincelle divine que tu as reçue à l’aube du monde.

Damien reprenait tant bien que mal ses esprits. Il se sentait tout mollasson mais aussi tout bonheur et limpidité. Un arrière-goût sucré avait chassé l’amertume insistante qui chargeait depuis longtemps son haleine. Son esprit était clair, son regard lumineux. Une tonicité nouvelle embrasait sa poitrine, apaisait son souffle, revigorait son être tout entier. Il avait l’impression de se défroisser et de s’épanouir comme les pétales d’une fleur d’or dans l’astral.

— Mais qu’est-ce que tu m’as fait ?

Moi, rien. Je ne suis que le White Spirit, le vecteur au service du Tout. Je t’ai nettoyé, décapé, débourbé de fond en comble.

Une ombre s’interposa entre Damien et le soleil couchant.

— Avec qui tu parles ? demandant Sandalphon.

Damien se redressa.

— Je parle avec… Le White Spirit ?

À ses pieds, il voyait une petite silhouette blanche peinte sur le bord du trottoir.

— Tu parles avec un tag ? Holà ! Bonhomme. C’est le soleil rose ou le bleu qui t’a tapé sur le cabochon ? Allez viens. Je vais te montrer où dormir.

Damien suivit Sandalphon d’un pas encore mal assuré.

— Euh ! Dites-moi, Kaelia, vous croyez qu’on va la retrouver ?

Sandalphon se retourna. Un sourire malicieux éclairait son visage.

— Ah, quand même ! Tu y auras mis le temps.

 

 

* Meneur de caravane, cf. défi 309 Slave Transportation

 

16 août 2014

Puerto-Rico (EnlumériA)

Les mains du Narrateur s’immobilisèrent au-dessus du clavier, bloquant du même coup la trajectoire du coupe-papier. Le carillon de la porte d’entrée venait de retentir. Le Narrateur eut un geste d’agacement puis proféra un juron qu’il m’est interdit de répéter ici. (Je n’ai pas envie d’avoir maille à partir avec la Ligue des Dames Catholiques du Teilleul). Qui venait le déranger à une heure pareille ?

 

À la porte, se tenait un facteur dégingandé, casquette à l’arrière façon canaille, longue mèche de cheveux anthracite sur l’œil et moustache à la Clark Gable. Il mastiquait un chewing-gum avec cet air blasé qu’affichent généralement les douaniers en fin de carrière. Son œil gauche scintillait comme un rubis. Son uniforme datait des années 30. Il fouilla dans sa sacoche de cuir élimée. Il y avait une soirée masquée dans l’immeuble ou quoi.

— Monsieur Erzähler. Hiéronymus Erzähler ? Un pli pour vous, signez là.

Sa voix semblait parvenir d’un point situé à 1,50 mètre derrière sa bouche.

Le Narrateur consulta sa montre avec un je-ne-sais-quoi d’ahurissement sous les sourcils. Il était 23 h 47.

Le facteur le regardait un peu comme on guette un spectre dans la pénombre. Il parut flou pendant deux ou trois secondes, comme un hologramme de fête foraine, puis l’image se stabilisa.

— C’était mon oncle, répondit le Narrateur, abasourdi. C’est quoi ce plan ?

— Moi, je fais mon travail, m’sieur. Vous le prenez ou vous le prenez pas ce pli ?

Le Narrateur obtempéra puis referma la porte pour la rouvrir aussitôt.

— Attendez.

Il n’y avait plus personne sur le palier. Juste une odeur d’ozone et une sorte de frémissement bizarre dans l’air confiné de l’escalier. Quelque chose, par terre, attira l’attention du Narrateur. Il se baissa et ramassa un coquillage en métal doré. Il fourra l’objet dans la poche. Pour ça, il verrait plus tard.

 

Le Narrateur jeta le pli sur la table de la cuisine et attrapa une bière dans le frigo. Il observait l’enveloppe de papier kraft d’un air morose. Je l’ouvre, je l’ouvre pas. Le cachet de la poste et le timbre indiquait qu’elle avait été postée à Puerto Rico, le 12 novembre… 1987.

Il ouvrit l’enveloppe. Elle contenait une carte postale représentant le port de Puerto Rico sur laquelle on avait griffonné un message à la hâte et une petite clé.

 

« Cher Georges, si vous disposez d’un peu de temps entre deux bicyclettes à réparer et si l’incident de Saint-Clément a encore quelque signification pour vous, aidez-moi. Rendez-vous dès que possible à Clisson, 27 rue de la Montée de l’éperon, à quelques dizaines de mètres près. Vous ne pourrez pas vous tromper. Vous y trouverez une ancienne boîte du service des Postes de sa Majesté le roi Baudouin. L’homme qui vivait-là était un collectionneur excentrique. Ouvrez-là et postez le paquet que vous y trouverez à la Nouvelle-Orléans, poste restante, au nom de Maora Leslie Jackson. N’ouvrez le paquet sous aucun prétexte. P.S. Désolée de ne pas avoir choisi le bon cheval. P.P.S. J’ai indiqué le nom de votre oncle pour brouiller les pistes. Vaya con Dios, Agnès. »

 

Ça voulait dire quoi, ça : à quelques dizaines de mètres près ? Georges se sentit tout drôle tout à coup. Ses jambes en coton menaçaient de se dérober. Il s’assit et s’essuya le front du revers de la manche. Quelqu’un, quelque part lui jouait un tour. Quelqu’un avait lu des textes qu’il n’avait jamais publiés nulle part. Un hacker ? Pourquoi diable un hacker perdrait-il son temps à fouiller dans les données personnelles d’un réparateur de bicyclettes ? Et qui, à part lui et Agnès, était au courant de l’incident de Saint-Clément ? Il alla dans le salon. Il avait besoin de quelque chose d’un peu plus fort qu’une bière. La bouteille de Jack Daniels lui tendait les bras. Le toubib allait encore bougonner au sujet de sa tension, mais là, il y avait force majeure.

 

Le lendemain, il n’ouvrit pas l’atelier. Voulant en avoir le cœur net, il se rendit sans tarder à l’adresse indiquée. Trente-cinq kilomètres, ce n’était pas la mer à boire. Un autochtone ahuri lui expliqua qu’il n’y avait pas et n’y avait jamais eu de numéro 27 rue de la Montée de l’éperon. « On vous aura mal renseigné ». Georges remonta dans sa voiture en se maudissant. Il venait de se faire berluré par un malfaisant comme un premier communiant. Il descendit la rue sans trop savoir où il allait. Peut-être y avait-il dans le coin un bistrot où il trouverait de quoi grignoter avant de repartir. Il tourna à gauche, vit qu’il y avait une chapelle des Templiers dans le coin ; à visiter après avoir cassé la croûte. Comme ça, il ne serait pas venu pour rien. Ensuite … il pila comme un malade. Les pneus crissèrent comme dans une série américaine et son blouson tomba sur le tapis de sol. La curieuse expression : « À quelques dizaines de mètres près » venait de prendre toute sa signification. À une quinzaine de mètres, fixée à un mur de pierre, il y avait quoi ? Une sorte de frisson bizarre parcourut l’échine du réparateur de bicyclette. Il gara la voiture et en descendit. Il se gratta la barbe d’un air plus que dubitatif. Devant lui, non loin d’une grille cadenassée avec une lourde chaîne se trouvait une boîte à lettre rouge décorée d’un cor de chasse. Derrière la grille, au bout d’une allée envahie par les mauvaises herbes, il aperçut une vieille bâtisse du XVIIIe siècle aux volets fermés. La propriété semblait abandonnée depuis des lustres.

en01

Illustration réalisée le 15/0/2014

« Si vous chercher le propriétaire, il y a belle lurette qu’il a disparu sans laisser d’adresse. » fit une voix aigrelette derrière lui.

Une vieille femme accoudée à sa fenêtre observait Georges d’un œil suspicieux. Il faillit lui demander qui vivait là, mais la vieille lui répondit avant qu’il n’ait formulé sa question.

« Le baron d’Estrelac. Un vieil excentrique collectionneur de tout ce qui touchait de près ou de loin aux services postaux. Il vivait là avec sa fille, Evelyne. Une hippie un peu illuminée. On raconte qu’elle a disparu dans les Bahamas, du côté de Nassau, à la fin des années 80, je ne sais plus. Elle est partie avec un Hollandais. Maxence qu’y s’appelait. Un beau parleur et un bon à rien, pour ce que j’en sais. On l’aimait pas beaucoup dans le quartier, ce gars-là. Le baron s’en est jamais remis et puis un jour, terminus. Il est parti lui aussi. Du jour au lendemain, sans rien dire. »

Georges remercia la vieille dame qui s’en retourna dans la pénombre de sa bicoque. Il prit la clé au fond de sa poche et, après un rapide coup d’œil aux alentours, ouvrit la boîte à lettres. Il y trouva le paquet comme il était dit dans le message ; à l’attention de Maora L. Jackson, General Delivery, Main Post Office, New-Orleans.

Georges secoua le paquet près de son oreille pour tenter d’en deviner le contenu. Il eut une furieuse envie de l’ouvrir mais derrière lui la voix aigrelette, encore. Comminatoire, cette fois.

« Je ferais pas ça, si j’étais vous. »

Georges regarda la femme sans aménité.

« Oh, vous pouvez me regarder comme ça si ça vous chante. Moi, tout ce que je sais, c’est que l’an dernier, y a un type comme vous qui est venu. Il avait l’air perdu, tout comme vous. Et il a ouvert ce fichu paquet. Je me rappelle bien. Je suis peut-être vieille, mais j’ai encore ma tête. On avait causé juste avant. Il a raconté comme ça qu’il était magicien, genre Majax, vous voyez. Il avait reçu un coup de téléphone d’une petite amie qu’il avait quand il était jeunot. Un vieux grigou de cinquante ans passés. On n’a pas idée de raconter des conneries comme ça. Bref ! Il a ouvert le paquet, il a fait des yeux comme des escarbilles et il a eu comme un malaise. J’ai appelé les pompiers et deux jours après il était raide mort, à ce qu’y parait. Alors, moi, vous savez, si vous voulez vraiment l’ouvrir ce paquet, autant que j’appelle les pompiers tout de suite. »

Georges grommela quelques mots de remerciements par pure politesse et remonta dans sa voiture. Il parcourut les trente-cinq kilomètres jusqu’à Nantes dans un état de perplexité avancé. Il entra dans le bureau de poste de l’avenue Carnot à 16 h 47. Déposa le paquet à 16 h 52. Et c’est seulement à 16 h 59 qu’il lâcha les vannes de ce sentiment de perplexité qui l’habitait depuis Clisson.

 

Pourquoi donc ce quelqu’un quelque part n’avait-il pas posté le paquet lui-même ?

 

(Évreux, 15 août 2014)

 

 

9 août 2014

Chamaillerie d’amoureux (EnlumériA)

Le capitaine Ward s’effaça pour laisser entrer Kaelia. Il regretta de ne pas avoir retrouvé sa casquette. Il mettait un point d’honneur à se découvrir devant une jolie femme. Uniquement les jolies femmes ; celles qu’il trouvait moches, il leur accordait autant d’attention qu’à un pack de lait périmé. Un jour, son second lui avait dit qu’il n’était qu’un enfoiré. Il avait répondu qu’il assumait parfaitement son enfoiritude et qu’il emmerdait son second, son prochain et la terre entière. Pour Kaelia, il se serait découvert mais sans toutefois aller jusqu’à la courbette et le baisemain. Ces politesses-là, il se les réservait pour Maora, son diamant noir. Il était comme ça le capitaine, entier et complètement sociopathe.

D’un geste vague, il désigna un siège à la jeune femme, se laissa tomber dans son fauteuil et se servit un autre verre. Il était comme ça, Charles Ward, entier, sociopathe et alcoolique.

Sur le pont le calme était revenu. Le capitaine se pinça le nez, fronça les sourcils, un peu comme un type qui a oublié la liste des courses, un samedi au supermarché.

— Alors comme ça, vous connaissez mon neveu.

Ce n’était pas une question, même pas une affirmation, tout juste un commentaire ennuyé. Kaelia étendit ses jambes, ajusta sa robe sur ses genoux et laissa la moutarde lui monter gentiment au nez.

— Vous ne répondez pas. D’accord, vous êtes fâchée, ok. Depuis combien de temps êtes-vous dans ce patelin ? Ah ! Au fait ! Ne me traiter plus de vieille andouille. J’ai horreur du porc.

— Il semblerait que je le connaisse mieux que vous. Où est-il en ce moment ? Dans les griffes de vos deux clowns ?

Le capitaine poussa un profond soupir. Il se pencha en avant, posa ses mains à plat sur le bureau.

— Écoutez, bien ma belle. Je ne savais pas que ce gandin avait emprunté le passage. D’habitude, pour ce que j’en sais, c’est plutôt du pognon qu’il emprunte.

— Alors, vous allez peut-être m’expliquer tout ce cirque.

Le capitaine se rencogna dans son fauteuil, tendit la main vers la bouteille et prit une solide tape… sur la main.

— Arrêtez de picoler et mettez-vous à table, vieille andouille !

Kaelia fut assez surprise de la vigueur de la gifle du capitaine. Elle se frotta la joue. Charles Ward souriait comme un enfant devant le jouet de ses rêves.

— Je vous avez prévenue. J’ai horreur du porc.

— Mais vous êtes malade.

— C’est ce qu’on raconte. Et vous n’imaginez même pas ce dont je suis capable dans mes mauvais jours.

Les yeux de Kaelia crachaient des flots de rage.

— Ne vous avisez pas de me frapper une seconde fois. Vous non plus, vous ne savez pas ce qui peut me passer par la tête.

— Bon. Je crois que nous sommes partis sur de mauvaises bases, reprit Ward. Reprenons, si vous le voulez bien. Donc, moi, je suis le capitaine Charles D. Ward, flibustier, contrebandier, trafiquant d’opium et de bien d’autres produits pharmaceutiques. Je suis à la recherche d’une autre dame. Maora Leslie Jackson. Elle, son domaine, se serait plutôt la médecine par les plantes, la psychologie médiévale et les entourloupes en tous genres. Il se trouve que cette dame si chère à mon cœur déambule d’un monde à l’autre avec une blondasse dans votre genre, d’où la confusion. Quant à vous, je me fous royalement de qui vous êtes et d’où vous venez, en fait.

— Alors, faites-moi ramener à terre.

Le capitaine attrapa la bouteille d’un geste de vif. Kaelia remarqua une certaine méfiance dans son regard. Toi, mon pigeon, ça va te faire tout drôle, songea-t-elle.

Le capitaine s’enfila une lampée puis dit :

— Pas question. C’est trop tard. Que vous le vouliez où non, vous êtes mouillée jusqu’au cou. Ça vous apprendra à choisir vos fréquentations. 

— Fréquentations ? Comme vous y allez. J’ai rencontré Damien par hasard. Il avait l’air tellement paumé qu’il m’a fait pitié. Et puis, je me sentais seule. J’avais besoin d’un bon chien pour me tenir compagnie.

Le capitaine riait dans sa barbe. Il se tapa sur la cuisse.

— Par hasard. Elle est bien bonne celle-là.

— Qu’est-ce qui vous fait marrer comme ça. Vous ne croyez pas au hasard ?

— Le hasard, ma belle, c’est la providence du mécréant. Attendez ! – Il fit un geste d’apaisement de la main – Laissez-moi vous racontez une histoire.

Il ouvrit un tiroir, en sortit un gobelet et une autre bouteille. Il versa un liquide jaune. Sa main tremblait légèrement. Un signal de son foie, sans doute.

— Tenez. Un verre de Suze ne vous fera pas de mal. Ça va vous détendre.

Kaelia nota que ce vieux dément venait de marquer un point. La Suze était sa liqueur préférée. Si ce n’était pas du hasard, ça.

— Vous connaissez Metz ? Non. Je suis né en Normandie, mais quand j’ai eu douze ans, mes parents ont déménagé là-bas. Mon père était fonctionnaire. Nous habitions un appartement confortable dans un immeuble cossu. Rue aux ours. Elle donne sur la rue de la Pierre Hardie. J’avais mon meilleur copain dans cette rue. J’y ai grandi tranquillement jusqu’à ce fameux jour. Je venais d’avoir dix-sept ans. J’étais mignon et je dois reconnaître un certain succès avec les filles. Surtout une, comment s’appelait-elle déjà. Bon sang, c’est à cause d’elle que ma vie à basculer et je ne suis pas foutu de me souvenir de son nom.

— C’est que vous ne l’aimiez pas tant que ça.

— Qui vous parle d’amour. Vous savez, l’amour, ça va, ça vient, ça finit toujours par partir en vrille. Juste une fantaisie décadente inventée par des poètes lunatiques clamant des vers insipides sous des fenêtres fermées.

— …

— Vous n’approuvez pas. C’est comme vous voulez. Donc, où j’en étais moi. Ah oui, il y avait cette fille, là. Nicole, Patricia, je ne sais plus. Elle était belle comme une lune de porcelaine. Elle avait des cheveux blonds un peu comme vous et des yeux, je ne vous dis que ça. Ses parents tenaient la petite épicerie qui faisait le coin. De braves gens, un peu niais. Et juste au-dessus de l’épicerie, c’est là qu’habitait mon pote. Comment il s’appelait déjà ?

— Donnez-leurs des numéros, on s’y retrouva peut-être, se moqua la jeune femme.

— N’empêche que je m’étais entiché de la fille de l’épicier et que c’était bougrement réciproque. On se pelotait en cachette des parents, sous le porche, enfin sous l’escalier. On fumait des cigarettes et on se promettait des lendemains d’opéra fantastique. C’était sans compter mon pote qui en croquait lui aussi pour Melody. Tiens, ça m’est revenu ! Bizarre, non ?

— Vous parliez d’opéra fantastique, votre subconscient aura fait un lien.

Le capitaine se leva brusquement, alla jusqu’à la porte et appela monsieur Mite rapportez-nous une bouteille de Merlot on parle de choses qui méritent bien qu’on boive du bon.

— Du beau, du bon, Dubonnet, murmura Kaelia pour elle-même. Vas-y coco, bois, tu me rends les choses plus faciles. Et d’un geste furtif, elle s’empara d’un coupe-papier.

Le capitaine se rassit et s’éclaircit la voix.

— Mon pote. Parlons-en de celui-là. La dernière fois que je l’ai vu, c’était le jour anniversaire de Melody. Je revenais de la librairie avec un bouquin sous le bras. Un de ces trucs pour filles tout plein de miel et de guimauve. Elle aimait bien les romans d’amour Melody.

On toqua à la porte. Monsieur Mite entra, déposa la bouteille de Merlot et s’éclipsa. Le capitaine sembla soudain absent.

— Vous parliez de votre copain, dit Kaelia. Celui dont vous ne vous rappelez pas le nom.

Le capitaine s’ébroua.

— Par la barbe du Prophète ! Bien sûr que je me souviens de son nom. Victor. Un petit con un peu boulot, toujours habillé en jaune. On se souvient toujours du premier mec qu’on a tué.

Kaelia sursauta. L’autre ne se démonta pas. Il continua son histoire comme si de rien n’était.

— J’ai remonté la rue de la Pierre Hardie en courant. J’avais l’air d’un con avec mon roman sous le bras. Je les ai trouvés sous le porche. En train de se peloter. Elle, elle gloussait comme une poule effarouchée. Et lui, Victor Faniel, la tripotait encore et encore. J’ai vu rouge. J’ai sorti mon opinel et je l’ai planté dans l’œil de ce salopard. Il s’est écroulé comme un sac pendant que Melody hurlait. Du sang giclait de sa blessure. Je me suis mis à courir comme un damné. Lorsque je me suis arrêté, à bout de souffle, je me suis retrouvé dans une impasse. Au propre comme au figuré. Alors, je suis tombé à genoux et je me suis mis à pleurer comme une fiotte.

— La police vous a retrouvé.

— Les flics ? Non. C’est ce vieux type avec un vélo qui m’attendait.

— Vous voulez dire…

— Un type avec un vélo. Habillé bizarre. Comme s’il venait d’une autre époque, mais pas trop. Il m’a aidé à me relever. Il était plutôt baraqué, avec une barbe et une boucle d’oreille de manouche, là. Il m’a regardé avec un drôle d’air. Comme s’il s’en voulait de quelque chose. Et puis, il m’a donné un billet de train avec un peu d’argent et il m’a dit : « Voilà de quoi aller jusqu’au Havre. Là-bas, tu prendras un bateau pour la Nouvelle-Orléans. Le Destiny Child. Le capitaine est au courant. Allez file et ne te retourne pas. »

— Et c’est ce que vous avez fait.

— Avant, je lui ai demandé qui il était. Il m’a dit comme ça : « Disons que je suis le destin. Fous-le camp, maintenant ! »

Kaelia se pencha vers le capitaine et lui demanda où il voulait en venir, en fait.

— En fait, ma petite, je voulais vous démontrer que vos histoires de hasard et de nécessité, c’est que de la flûte et du pipeau. Nous avons un destin. Un grand con qui veille sur nous ou qui tire les ficelles. C’est comme ça.

Kaelia soupira. Elle sentit que le moment était propice à sa petite revanche. Elle le provoqua.

— Vous n’êtes qu’un vieil ivrogne et un porc. Gardez pour vous votre philosophie de bistrot.

Le capitaine réagit exactement comme prévu. Il bondit en avant, sa main gauche en appui sur le bureau et sa main droite prête à frapper. Kaelia esquiva et bondit à son tour le coupe-papier bien en main. Son bras s’abattit sur la main gauche du vieux pour la clouer au bureau. On ne frappe pas une femme impunément, là d’où je viens, monsieur.

Il y eut un bruit de sonnette.

Venue de nulle part, une voix désincarnée dit : « Cliffhanger ! »

Le temps se coagula. Les deux protagonistes, figés, regardaient la lame du coupe-papier suspendue à quelques millimètres de la main gauche du capitaine.

 

2 août 2014

Participation d'EnlumériA

Slave Transportation (Cole Porter)

La caravane progressait lentement sur une large chaussée boisée. Étrange monde où l’on revêtait les routes de parquet ciré. Lorsque Damien s’était étonné de ce luxe absurde, Sandalphon s’était contenté de faire montre du plus grand dédain. Quelques instants plus tard, il avait pourtant expliqué à Damien qu’il n’avait encore rien vu tout en désignant les arbres qui bordaient la route. Des arbres rondouillards en forme de poire. Imaginez un culbuto perché sur une quille de bowling. Imaginez encore que les quatre bras du culbuto comportent chacun sept branches portant trois grandes feuilles roulées sur elles-mêmes à la manière d’un cornet. Tous les cornets sont orientés vers la route et frémissent au moindre bruit. Et pensez donc ! Si un moindre bruit réussit à faire frissonner cet étrange feuillage, pensez quelle gigue peut résulter du vacarme d’une caravane qui passe.

Pardon ? Que dites-vous ? Non. Aucun chien n’aboie, madame.

Bon revenons à nos arbres. Remarquez que derrière ceux-ci se cachent de grandes haciendas. Ce sont les riches propriétaires qui vivent là qui eurent l’idée de planter ces arbres afin de préserver leur tranquillité. Ce sont des arbres mange-bruit. Ils se nourrissent du bruit de la circulation et ainsi assurent le calme des riverains. Lors des grandes grèves de l’année du pudding, un silence terrible s’était abattu sur la contrée. Les arbres dépérissaient. Les riverains n’eurent d’autre solution que de venir tous les soirs jouer du tambour pour les sauver.

La caravane progressait vers le sud. Cheminement lancinant au rythme des grands yacks bleus qui tiraient des charriots chargés de coffres, de barriques et d’amphores. Sur le charroi, des voyageurs, ni pèlerins, ni vagabonds, ou peut-être un peu des deux, se cramponnaient à leurs baluchons en priant pour ne pas tomber tant ils étaient mal installés. Des gosses bariolés cavalaient d’un bout à l’autre de la caravane, quémandant ici et là des aumônes en psalmodiant de curieuses ritournelles sur un rythme ternaire. Là, au pied d’un arbre, un grand type à la barbe de bûcheron prenait des notes sur un calepin. Près de lui un vélo rutilant broutait tranquillement les hautes herbes d’aluminium cendré qui poussaient au pied de réverbères fatigués.

Damien chevauchait un mulet de Barbarie plutôt docile dont la seule fantaisie était d’exécuter un petit pas de danse chaque fois qu’il entendait le son d’une trompe ; ce qui était assez fréquent. Sandalphon montait une jument verte du plus belle effet et Orphaniel une rossinante cacochyme qui grinçait à chaque pas comme une vieille armoire.

— Il a au moins cent ans son canasson, railla Damien.

— Oh ! Si tu savais. Orphaniel la possède depuis qu’il est tout gamin. Il a fait sa connaissance sur un manège quand il avait cinq ans.

Dans un manège, vous voulez dire.

Sandalphon ricanait en catimini.

— Non, non, j’ai bien dit sur un manège. Au départ, cette bête était un cheval de bois.

Damien se renfrogna quelques instants, puis la curiosité l’emporta.

— C’est quoi, ce son de trompe qu’on entend ? À chaque fois que ça sonne, le mulet fait une embardée.

— Ce que tu entends, expliqua Sandalphon, ce sont les directives du Sayedh el Khofila. Suis-moi, tu vas voir.

Aussitôt, il talonna sa jument et partit devant au petit trot. Le mulet de Damien lui emboîta le pas séance tenante. Ils remontèrent la caravane jusqu’en tête. La jument de Sandalphon ralentit son trot pour reprendre l’allure amblée de la caravane. Il s’adressa à Damien.

— Ces animaux que tu vois-là, ceux qui ouvrent la marche, ce sont les dromaludaires. Ils servent principalement au transport des étoffes et des tapis. Leur allure souple et modérée assure un meilleur confort pour les étoffes qui sont assez sensibles sous nos latitudes. Quant aux tapis, tout le monde sait qu’ils ont un caractère exécrable.

Dubitatif, Damien se gratta le crâne. Il ne comprenait décidément rien de ce que le bateleur lui racontait.

— Que veux-tu dire par droma… ludaire ? D’abord, c’est quoi, un dromaludaire ?

Sandalphon le toisa du haut de sa jument d’un air sourcilleux.

— Un dromaludaire ? Mais… c’est une espèce de chalumeau. Tout le monde sait ça. Bon, regarde. Juste devant, le gros homme que tu vois conduisant le fardier à vapeur, c’est lui le Sayedh el Khâfila, autrement dit le maître de caravane. C’est lui qui fait danser ta mule. En fait, il souffle ses ordres dans un contrebasson à l’adresse des animaux. Les cornacs, eux, ne sont là que pour nourrir les bêtes et les panser chaque soir au caravansérail.

— Et les animaux comprennent ?

— Pourquoi ils ne comprendraient pas. Tu crois que ces bestiaux sont aussi limités que ceux de ton monde ? Souviens-toi du chat.

— Celui qui m’a fait passer.

— Non, celui du Pape, poil de morille.

Ils arrivèrent sur les berges du fleuve sur le coup de midi. Le soleil inondait le ciel de cruels rayons roses. Au sud-est, un second soleil, vert, émergeait d’un banc de nuages bas qui s’effilochait comme un incommensurable agrégat de barbe à papa. À quelques dizaines de mètres de l’embarcadère, des cabanes de rondins s’attroupaient autour de ce qui semblait bien être un temple. Celui-ci, chatoyait sous l’éclat des astres diurnes. Rose d’un côté, vert de l’autre, il ressemblait à une gigantesque pièce montée.

— C’est bizarre, ça. Deux soleils. Pourquoi ?

— Parce que nous sommes légèrement au-delà de l’univers étriqué d’où tu viens, fit une voix derrière lui.

Orphaniel venait de les rejoindre, sa rossinante grinçait de tous ses bois. Il adressa un signe mystérieux à Sandalphon et tous deux mirent pied à terre. Ils ordonnèrent à Damien de les accompagner et empruntèrent l’allée qui menait au temple. Sur le parvis quelques dizaines d’hommes patientaient. Certains marmonnaient d’étranges litanies, d’autres déroulaient des chapelets entre leurs doigts nerveux. Certains se tenaient debout, chancelants, boitillant ou trébuchant. D’autres, recroquevillés par terre, se tenaient les jambes comme s’ils avaient peur qu’elles ne prennent la fuite sans eux.

— Aujourd’hui, tu vas jouir d’un grand privilège, dit Orphaniel. Tu vas être le témoin d’une cérémonie rare. Pour ma part, je ne l’ai vu qu’une seule fois, il y a de cela bien des années.

— Et moi, seulement deux fois, ajouta Sandalphon. Mais c’est parce que je suis bien plus vieux que ce blanc-bec.

Damien voulut poser une question, mais le tintement cristallin d’un carillon raisonna. Il venait probablement de l’un des deux minarets qui encadraient l’édifice, mais allez savoir lequel. Tout paraissait si étrange dans ce monde. Les portes s’ouvrirent lentement. Il y eu un frémissement à l’intérieur, quelques lueurs dansantes, un lourd parfum d’encens, puis une procession s’avança au dehors. À l’intérieur, un piétinement saccadé racontait qu’un troupeau de cabris énervés caracolait et bricolait de surprenants pas de danse.

Damien compta treize prêtres, tous revêtus d’une chasuble mordorée à l’exception d’un seul, sans doute le père supérieur de cet ordre qui, lui, arborait une houppelande opaline et brandissait une crosse richement ouvragée. De lourdes capuches dissimulaient leurs visages. Ils s’arrêtèrent au centre du parvis et se placèrent en rang de six de chaque côté. L’archiprêtre se tenait au centre.

La foule qui s’était groupée pour assister à la cérémonie gardait maintenant le silence. C’est à peine si l’on percevait le renâclement d’un dromaludaire ou le mugissement d’un yack.

À l’intérieur du temple, le piétinement prenait de telles proportions qu’on aurait juré qu’une troupe de danseurs de claquettes s’en donnait à cœur-joie de l’abside au narthex.

De leurs côtés, les pèlerins ou les pénitents, Damien ne savait comment les nommer, s’avancèrent péniblement, ceux qui pouvaient encore marcher soutenant ceux qui n’en pouvaient plus. Ils souffraient et cependant un sourire de reconnaissance illuminait leur visage.

Les voyant s’avancer, l’archiprêtre poussa une longue plainte, jeta sa crosse vers le ciel comme l’aurait fait une majorette démente et se rua en gesticulant vers l’intérieur du temple. La foule acclama ce geste absurde comme s’il se fut agit d’un exploit. Les claquètements redoublèrent de fureur.

— Vous pourriez peut-être m’expliquer ce qui se passe, murmura Damien à l’oreille de Sandalphon.

— Ce que tu vois là, petit, c’est la Khalastri Ya Raafalah, la cérémonie de remise des chaises. Ces pauvres bougres, là, se sont tué les jambes en transportant les riches propriétaires dans leurs chaises à porteurs pendant des années. Alors, pour les remercier, mais aussi pour se faire pardonner d’avoir exploité ces gens, ceux-ci leur ont remis à chacun un jeton de chaise. Tiens ! Regarde ! Elles vont sortir.

Bizarrement, le claquètement s’était calmé. Un silence oppressant s’était installé. Au loin, une mouette cria. Puis tout à coup, une troupe infernale surgit sur le parvis. Damien ne parvint pas tout de suite à discerner quelle espèce de quadrupèdes hystériques pouvait frétiller comme ça. Quel sabbat, mes amis. En fait, son esprit rationnel refusait en bloc ce que ses yeux voyaient. Et pourtant, depuis son arrivée dans ce patelin, il en avait vu des absurdités. Mais là, ça dépassait les bornes.

Les éclopés rassemblèrent leurs dernières forces et se ruèrent à leur tour sur le troupeau tressautant. Chacun d’eux brandissait son jeton. Chacun d’eux s’efforçait de s’emparer d’un des quadrupèdes. Damien s’étranglait de stupeur.

— Mais bordel ! Qu’est-ce que c’est que ce cirque ! Mais ! Putain ! Ce sont des chaises. Ce sont des foutues chaises qui galopent partout comme si elles étaient vivantes. La vache !

Sandalphon crut bon de lui expliquer le but de la manœuvre avant qu’il ne succombe à une crise d’apoplexie. En fait, chaque chaise était équipée d’un monnayeur mécanique. Chacun des porteurs de chaises devait dompter une chaise en mettant son jeton dans le monnayeur. Celle-ci alors le reconnaitra pour maître et lui permettra de prendre place sur elle. Par la suite, elle le transportera le reste de ses jours, là où bon lui semblait, remplaçant ainsi ses jambes abîmées.

Damien grommela.

— Qu’arrive-t-il à ceux qui n’y parviennent pas ?

Orphaniel lui asséna une bourrade dans le dos.   

— Il vaut mieux que tu ne le saches pas. Allez viens. Tu ferais mieux de t’inquiéter de ce qui est arrivé à ta copine.

— Ah, oui, tiens au fait.

Orphaniel le regarda d’un œil lugubre en maugréant qu’il n’était qu’un jean-foutre.

Un peu plus loin, le cycliste, autrement dit le Narrateur, se caressait la barbe d’un air dubitatif. Il se disait qu’il commençait à aller vraiment loin, là.

 

26 juillet 2014

À propos d’Agnès (EnlumériA)

Le vieil homme reposa la clé à pipe sur l’établi. D’un geste nerveux, il fit tourner la roue de la bicyclette suspendue au pied d’atelier. Parfait. Le grincement désagréable avait disparu. Juste une histoire de roulement à billes récalcitrant. Mademoiselle Grivois pourra récupérer sa petite reine dès le lendemain matin. Il consulta la pendule. Il était l’heure de fermer boutique. Il sortit sur le pas de la porte, salua le père Larescousse qui revenait de chez le boulanger, baguette sous le bras et sourire édenté ouvert à tous les vents. Pour une fois, ce dernier s’abstint de citer Diderot, son auteur préféré et son obsession culturelle. En face, la mercière arrangeait sa devanture avant de fermer elle aussi. Elle lui fit un tout petit signe de la main, comme pour ne pas déranger. La pauvre souffrait d’une timidité maladive.

Au-dessus de sa tête, l’enseigne de métal entonna une lugubre élégie. Elle était aussi rouillée que les articulations du vieil homme. Le vent se levait, le ciel s’assombrissait et ces imbéciles de France Inter avaient encore annoncé de l’orage. Le troisième en une semaine. Putain d’été pourri.

Le vieil homme rentra et actionna le rideau de fer. Il n’était pas paranoïaque et ne craignait aucun cambrioleur, loin de là, mais le dispositif existait déjà lorsqu’il avait hérité du local, alors autant s’en servir. Il y avait seulement fait ajouter une fermeture électrique, seule concession à la fièvre technologique de ce début de siècle qui, n’en déplaise à Malraux, était mal parti question spiritualité.

Il monta à l’étage où se trouvait un petit appartement composé d’une cuisine, d’un salon petit mais douillet meublé d’une imposante bibliothèque qu’il appelait sa petite Alexandrie et d’une chambre donnant sur le château.

Il n’avait plus la télévision. N’en pouvant plus des inepties diffusées par cette fabrique à crétins décervelés, il l’avait balancé à la déchetterie. Pourquoi ne l’avait-il pas donné à Emmaüs ? Mais tout simplement parce qu’il ne voulait pas, de quelque façon que ce soit, participer à la déliquescence du monde.

Il avait, par contre, une chaîne Hi-Fi des plus performantes achetée à prix d’or et une discothèque abondamment fournie. Il introduisit le CD d’Agnès Obel dans le lecteur, se servit ce verre de porto que le médecin lui interdisait – que ce médicastre aille au diable –et s’installa confortablement dans son fauteuil de cuir aux accoudoirs élimés par des années de méditation. Le chat Virgile arriva sur ces entrefaites. Réglé comme du papier à musique, le chat revenait toujours de ses pérégrinations à vingt heures précises. Les rationalistes de tout poil affirment que c’est l’instinct qui induit ce comportement. Quels bourricots ! Le vieil homme, lui, savait que Virgile avait sous son pelage une poche secrète dans laquelle il dissimulait une montre de gousset et que c’était uniquement pour ça qu’il connaissait exactement l’heure du diner.

Le vieil homme était marchand de vélos d’occasion et il assurait, le cas échéant, le service après vente. Cela ne rapportait pas lourd, mais il s’en fichait. Ses besoins étaient modestes. Il avait embrassé ce métier un peu par hasard. L’opportunité s’était présentée et comme il ne savait pas trop quoi faire d’autre, il s’était dit pourquoi pas. Il venait d’avoir vingt-cinq ans. Revenant d’un périple sur des chemins de Katmandou qui avait mal tourné, il s’était retrouvé à Marseille, seul et sans un rond en poche. C’est en voulant retrouver le contrôle de sa vie qu’il avait appris qu’il était le légataire universel de l’oncle Théodore. Celui-ci lui avait légué ce local commercial, l’appartement et une modeste rente générée par un portefeuille d’actions dans l’import-export.

C’est en visitant le local que l’idée lui était venue. Il était pratiquement vide à part de vieilles caisses et deux affiches punaisées au mur. L’une représentait une sorte de savant fou montant un étrange vélocipède volant et observant le monde d’en bas à travers une longue vue. L’autre était l’affiche du film Thérèse Raquin de Marcel Carné. Sur le mur, un établi poussiéreux sur lequel étaient encore accrochés des outils rouillés. Le peu de lumière qui filtrait à travers la vitrine crasseuse lui fit soudain entrevoir un avenir ? Chose qui jusqu’à ce jour ne lui était guère familière.

— Vous êtes son neveu, c’est ça. Vous allez en faire quoi de ce taudis ? s’inquiéta un homme d’aspect chafouin campé devant la porte restée ouverte.

— Vous avez vu un film qui s’appelle Thérèse Raquin ? répondit-il. 

L’autre hocha la tête d’un air de le prendre pour un demeuré.

— J’ai lu le bouquin.

— Dans le film, l’amant de Thérèse, Laurent, rêve d’ouvrir un atelier de réparation de vélos d’occasion.

— Des vélos d’occasion, hein !

— Je ne savais pas quoi faire en arrivant ici. Et puis j’ai eu comme une révélation – Il montra les affiches – Vous voyez ces deux affiches, là. C’est un signe du destin.

Le type ricana. Il fit un geste de la main voulant sans doute exprimer du dédain et tourna les talons en marmonnant :

— Par la robe de chambre de Diderot, ce gars-là m’a l’air aussi allumé que son oncle.

 

en01en02

 

 

Le vieil homme se servit un autre porto. Son affaire n’avait pas si mal démarré et il s’était rapidement lié avec les commerçants du quartier. Au fur et à mesure, il s’était assuré une petite clientèle et la vie se déroulait tranquillement. Jusqu’au jour où elle entra dans l’atelier. C’était par un bel après-midi d’automne. Elle se plaignait d’un pneu crevé. S’il pouvait faire quelque chose tout de suite, elle était pressée. Poser une rustine lui prit un instant, tomber amoureux fut l’affaire de quelques paroles échangées et d’un sourire en guise de remerciement. Dans les jours qui suivirent, il guettait son passage. Elle revint. Pour retendre la chaîne, changer les câbles de freins, pour discuter un peu parfois. Mais cela n’alla jamais plus loin. Elle était la fille du pharmacien de la rue de Strasbourg. Un jour, il apprit qu’elle s’était fiancée à un jeune conseiller municipal très en vue dans la bonne société nantaise. D’après la photo qu’il avait vu dans Ouest-France, c’était un chevalier d’industrie aux yeux de rhodoïd, engoncé dans un triste costume gris et dont la cravate évoquait irrésistiblement la laisse d’un chien au service de ses maîtres. Il la revit une dernière fois sur le parvis de la cathédrale Saint-Paul, un soir de Noël. Elle était au bras de son mirliflore et dans la foule des grands jours, elle ne le reconnut pas. Il l’avait aimé au-delà de toute raison mais qu’avait-elle à faire d’un pauvre réparateur de bicyclette.

Les années passèrent gentiment, et un jour, il s’aperçut que cet amour foudroyant n’était plus qu’une anecdote sans importance qui disparaîtrait avec lui. Alors, pour combler cette vie sans passion, il s’était inventé un rôle dans un autre univers.

 

Chaque soir, il couchait sur le papier ses rêves et ses cauchemars, ses illusions perdues et ses peurs les plus abjectes. Il s’était fait le démiurge d’un hypothétique au-delà, l’Autre Rive, qu’il peuplait soir après soir de personnages pittoresques vivant d’étranges aventures.

 

D’abord, il y avait Kaelia, sa préférée. Elle croyait qu’elle avait été une certaine Eva dans une autre vie. Et puis le capitaine Charles D. Ward, allusion au roman de H.G. Lovecraft, l’Affaire Charles Dexter Ward. Ce vieux fou courait après une inaccessible perle noire nommée Maora à l’instar de cet autre marin en quête de la toison d’or. Damien, le neveu du capitaine, une espèce de jean-foutre qui ne se préoccupait que de lui-même et qui s’était forgé une superstition personnelle au sujet de supposées lettres dans la paume de sa main. Zéphyrin Sépulcre et son humour vaudou. Sandalphon et Orphaniel qui s’étaient invités sans prévenir. Et enfin Kêrys, la cité inaccessible des légendes celtiques. Un nouvel Eldorado, une improbable Atlantide qu’il visitait parfois en rêve lorsqu’il avait un peu trop poussé sur le porto.

Le vieil homme n’avait décidément pas de besoin de la télévision et de ses rêves préfabriqués. N’était-il pas le Narrateur, celui qui observait le monde d’en bas à l’aide de sa longue vue. Même si, depuis quelques temps, ses personnages lui échappaient ; comme s’ils avaient acquis, au fil du temps, une existence propre.

 

Le CD était terminé. Virgile s’impatientait. Il était peut-être temps de diner après-tout. Il se resservit néanmoins un autre porto. Qu’avait-il à faire des recommandations stupides du toubib. Il abrégeait sa vie ? Et alors ? Pour ce qu’elle valait. Et puis qui sait, peut-être existait-il un au-delà où une seconde chance lui serait offerte. Une autre rive où Agnès ne rencontrerait pas un conseiller grisâtre et où elle le remarquerait, lui, le réparateur de bicyclettes.

 

19 juillet 2014

Où un blason suffit pour rétablir l’ordre (EnlumériA)

Kaelia n’avait pas du tout apprécié la façon cavalière dont le grand chauve l’avait transbahuté jusque sur ce rafiot de malheur. Ce n’est pas qu’il avait été brutal, loin s’en faut. Il s’était même montré délicat en grimpant le long de l’échelle de bord, courtois en la déposant sur le pont. Tout échevelée et hors d’elle, elle l’avait cependant giflé comme un malpropre et il lui avait répondu par un sourire désarmant.

 

Quelques ordres brefs et on l’avait installée dans une cabine étroite mais confortable. Un peu plus tard, un bonhomme aux allures de poussah déglingué se présenta sous le nom de monsieur Mite. Il lui avait apporté du thé et quelques biscuits. Après lui avoir très aimablement demandé s’il elle n’avait besoin de rien d’autre, il avait juste eu le temps de refermer la porte à l’instant même où une lourde bible venait s’écraser contre le chambranle.

 

Au matin, Kaelia fut réveillée par une cavalcade au-dessus de sa tête et des aboiements d’adjudant-chef. À sa grande surprise, la porte de la cabine n’était pas fermée à clé. Elle sortit. L’air marin finit de la réveiller. Le soleil était déjà haut.

 

Sur le pont, les hommes d’équipage s’affairaient. On astiquait les poulies, les manilles, les coffres et les pompes. On hissait les voiles pour les affaler aussitôt juste pour voir si ça fonctionnait. Deux mousses chinois gaulés comme des asticots faméliques s’échinaient à rafistoler un canot de sauvetage délabré. Un rasta coiffé comme un saule pleureur graissait l’écubier à la louche. D’autres retendaient les gréements en grommelant et d’autres encore lessivaient le pont à grande eau sous les houspillages licencieux du quartier-maître. Pour une raison mystérieuse, ce dernier arborait une casquette surmontée d’un crabe tout frissonnant. Il passait sans arrêt sa main dessus comme pour vérifier que l’animal se tenait tranquille sur son perchoir.

 

Monsieur Mite sortit de nulle part avec un plateau chargé d’un assortiment de charcuterie, de quelques tranches de pain bis et d’une chopine de vin blanc. Devant la mine écœurée de Kaelia, il lui proposa de s’asseoir sur un banc, le temps de filer à la cambuse voir si le maître-coque ne gardait pas en réserve un morceau de brioche et un peu de café.

 

Kaelia ne se rendit pas compte tout de suite du silence qui s’était imposé sur le navire. Tous les regards étaient tournés vers elle. Les matelots, bouche bée et regard pantois, regardaient ce qu’ils croyaient sans doute être un ange tombé du ciel. Même le Crabe – Kaelia sut plus tard que c’était le surnom du quartier-maître – même le Crabe, disais-je, en avait oublié de glapir comme un putois orphelin. C’est ce moment que choisit l’autre crabe, le vrai, pour abandonner son perchoir et s’enfuir à toutes pattes.

 

Monsieur Mite revint avec une boîte de macarons et un verre de lait. Les cheveux voletant dans la brise légère, Kaelia, l’air soucieux et une main sur l’épaule, observait le littoral. À cet instant, tous ces rufians boucanés par les embruns et les vents contraires crurent entendre une cantilène céleste ruisseler dans leur cœur comme de l’eau lustrale.

 

Kaelia mordit à pleine dents dans un macaron, but une gorgée de lait. Quelques gouttes opalines perlaient sur ses lèvres. Un profond soupir s’échappa des poitrines oppressées des matelots. C’est ce moment-là que choisit le Crabe pour recommencer à brailler. Tel une Mère Michelle moustachue, il gueulait à tous les vents qu’il avait perdu son crabe et qu’il offrira la lune à qui le lui rendra.

 

Dans la foulée, les malfrats maritimes, dérangés dans leur extase mystique, entamèrent la cantate numéro neuf en si bémol galvanisé du chœur des Beuglants de Braillaville. Un grand escogriffe dépenaillé se mit à battre du sabot comme un diable à la saint Guy afin sans doute de couvrir les décibels qui pulsaient de la grande gueule du quartier-maître. Un perroquet perché sur le gaillard d’avant proclama d’une voix de crécelle qu’une mutinerie se préparait.

 

Ce fut ce moment-là que le capitaine choisit pour sortir de sa cabine. Il était excédé et les quelques verres d’hydromel qu’il avait bu ne lui inspirait pas la bienveillance.

— MAIS PAR LA BARBE DU PROPHETE, QU’EST-CE QUE C’EST QUE CE BAROUF ?

Barouf ? Vous avez dit barouf ? Mais que nenni, monsieur. Les braiements, les croassements, les glapissements et les hennissements de la racaille navale montèrent encore en puissance au grand désespoir de monsieur Mite qui tentait vainement de rétablir le calme. On venait de les réveiller d’un songe merveilleux et le cœur d’enfant qui sommeillait sous la carcasse crasseuse de chaque individu composant cette faune interlope se révoltait.

 

C’est précisément ce moment que choisit Kaelia pour se lever. Elle fit quelque pas vers les pirates, au passage elle ébouriffa la tignasse blanche du capitaine, se baissa pour caresser le petit crabe tout frissonnant qui était revenu pour voir ce qu’il se passait et murmura :

D'azur à trois fers à cheval d'argent cloués du même.

Un silence de plomb dégringola sur l’assemblée. Le quartier-maître ramassa son crabe et le remit benoitement sur sa casquette. Monsieur Mite reprit son souffle. Le capitaine se recoiffa puis demanda :

— Pardonnez-moi, madame, mais qu’avez-vous dit ?

— Oui, qu’avez-vous dit, fit le chœur.

Kaelia, avec un sourire mi-figue mi-raisin répéta :

D'azur à trois fers à cheval d'argent cloués du même.

Le capitaine l’observait de l’air éberlué du communiste entrevoyant les jupons de la Vierge Marie. Il balbutia :

— Mais… Ce sont les armoiries du Teilleul que vous décrivez-là.

— Oui, monsieur.

Le Teilleul, en Normandie.

— Assurément monsieur. J’y suis née. Et cette petite formule m’a toujours porté chance.

— Vous y êtes née ?

Kaelia haussa les épaules. Elles étaient si belles, ses épaules d’albâtre, si laiteuses, que les pirates, tout confits d’émotion, se pâmaient sous le soleil du matin comme des bigotes devant la grotte de Lourdes.

Elle toisa le capitaine.

— J’y suis née, et alors ? Qu’est-ce que ça a d’exceptionnel ?

— C’est que j’y suis né moi aussi. On m’a baptisé à l’église Saint-Patrice. Ça c’est fort de café, alors. Si on m’avait dit ça hier soir, je n’y aurais jamais cru. Par la barbe du proph…

— Ah, oui, tiens ! coupa Kaelia. Parlons-en d’hier soir. Qu’est-ce que je fiche sur cette coque de noix, avec cette bande de… de branleurs ? Non, mais vous allez me répondre ou quoi. Et Damien ? Il est où, Damien ?

Le capitaine se tripotait la barbe, nerveux soudain.

— Comment ça Damien ? Qu’est-ce que vous me chantez là ? Je ne connais qu’un seul Damien et c’est…

— Votre neveu, vieille andouille !

Le capitaine se renfrogna.

— Bon, je crois qu’il vaut mieux que vous veniez dans ma cabine. Cette bande de crétins surexcités n’a pas besoin d’entendre ce que j’ai à vous dire.

— Surexcités ? Pas tous. Le barbu là-bas, près du mât, qui répare son vélo. Il est bien calme pour un excité. C’est qui exactement ?

— Qu’est-ce que vous voulez que j’en sache, moi. Ici, le personnel, ça va ça vient. Suivez-moi, je vous dis. Monsieur Mite ! Ne vous avais-je pas dit de me foutre ce vélo par-dessus bord ?

— Mais je l’ai fait, capitaine.

— Vous vous foutez de moi et lui alors.

Il désigna le centre du bateau.

— Qui lui ? Quoi ?

— Le barbu là-bas avec le vél…

Au pied du grand mât, il n’y avait ni vélo ni personne. Dessus, quelqu’un avait cloué trois fers à cheval.*

 

Et c’est le moment que je choisis pour vous donner rendez-vous au prochain épisode.

 

 

* Les marins écossais fixaient, sur le grand mât, un fer à cheval pour apaiser les tempêtes et éviter la guigne.

 

12 juillet 2014

Où il est question de carrioles et de charriots (EnlumériA)


Le réveil fut pénible. La nuit avait été longue et inconfortable. Un pâle rayon de soleil traversait un vasistas poussiéreux. Une douleur au flanc rappela à Damien le coup de pied dans les côtes qui, la veille, l’avait forcé à se relever plus vite qu’il n’aurait voulu. Ensuite, tout s’était enchaîné à toute vitesse. Tiré à hue et à dia par les croupiers, Damien avait traversé les cuisines pour sortir par la porte de derrière. Une porte dérobée qui débouchait sur une ruelle crasseuse et malodorante dans laquelle on entreposait les poubelles. Ils parcoururent ainsi une vingtaine de mètres et s’engouffrèrent sous un porche ténébreux. Sandalphon referma le vantail derrière lui tandis qu’Orphaniel et Damien traversaient une cour pavée pauvrement éclairée par une lumière jaunâtre émanant d’une fenêtre. Il y avait une porte au fond. Ils pénétrèrent dans une sorte de buanderie où croupissait une vieille carriole chargée de peaux de lapin sur laquelle était appuyée une bicyclette rutilante pour arriver dans un appartement encombré de cartons défoncés et de ballots mal ficelés entassés les uns sur les autres à la va comme je te pousse. Au milieu de ce charivari, trois buveurs ensuqués au look approximatif de zonards de luxe trinquaient à d’improbables accordailles.
Sandalphon expliqua la situation aux types qui n’en pouvaient mais. Orphaniel et Damien montèrent à l’étage. Damien ne résistait plus que symboliquement. À quoi bon ? De toute façon, il ne comprenait rien aux événements en cours et pour tout dire son esprit ne s’était pas encore tout à fait remis de ses agapes à l’hydromel frelaté.
Orphaniel l’enferma dans une chambre mansardée et pauvrement meublée. Pas une carafe d’eau pour la soif, rien pour la toilette. Dans un coin, juste un pot de chambre. La porte verrouillée à double tour. Damien se laissa tomber sur le lit. Le matelas sentait le suint et le sommier défoncé grinçait. Il s’endormit comme un sac.

Un bruit de clé dans la serrure. Sandalphon entra. Sobrement vêtu d’une veste militaire et d’un pantalon de treillis, il était méconnaissable. Il apportait des vêtements qu’il jeta sur le lit. Il ordonna à Damien de se changer, précisant que sa tenue n’était pas adaptée au voyage qu’ils devaient entreprendre. Il ajouta encore qu’on allait lui servir une collation mais qu’il fallait faire vite. Le départ pour Kitej prévu initialement la veille était imminent. Il repartit sans plus d’explications. Où était Kitej ? Qu’allait-on y faire ? Motus.

Une femme entra l’instant d’après. Elle déposa sur la table de chevet un plateau sur lequel se trouvaient une cafetière, un bol ébréché, quelques biscottes et un pot de confiture. Indéterminée la confiture. Le café se révéla du jus de chaussette. Néanmoins, Damien prit plaisir à en boire un grand bol. Sans sucre. Pas de sucre dans ce patelin. Les biscottes étaient humides, la confiture avait un goût de betterave… ou de melon. Damien ne savait pas mais il avait faim. Cela suffisait pour qu’il ne prête pas trop attention à la carte.
La femme émit un petit rire malicieux. Elle dit que ce n’était pas du premier choix mais qu’on n’était pas au Charing-Cross Hôtel ici. Qu’il fallait s’en contenter. Elle s’assit à côté de Damien, lui resservit un autre bol de café et le regarda d’un air bienveillant. Son regard bleu exprimait une sorte de sagesse fringante. Elle dit s’appelait Célestine. Damien hocha la tête en se tartinant une autre biscotte.
Elle raconta qu’elle aussi était arrivée dans ce monde un peu par mégarde. Elle était alpiniste dans une autre vie. Pendant ses vacances, elle s’attaquait modestement à de petits monts sans prétention. Pas le genre toujours plus haut. C’était comme une ponctuation dans sa vie monotone de professeur de géométrie perturbée par une houssomanie galopante. Un jour qu’elle était à la recherche de son prince du Loch sur les contreforts du lac de l’Eychauda, elle aperçut en contrebas, par-delà la magie étincelante du lac sous le soleil de juin, une curieuse masure avec sur le toit… un violon ? Un bœuf ? Non, monsieur, une charrette – Une lueur de spleen passa dans ses yeux alors qu’elle évoquait cet évènement – Elle en fut tellement troublée que son pied ripa sur un rocher glissant. Elle s’était réveillée à Yemanja ; sans trop savoir pourquoi ni comment. Son seul regret ? Avoir loupé le spectacle River Dance Forever pour lequel elle avait deux billets.

En bas, la voix stridente d’Orphaniel beuglait des ordres confus. Dans la rue, un chahut de bêtes et de charriots évoquait l’ambiance d’un champ de foire. Célestine observa qu’il était temps pour Damien de se changer. La caravane allait partir incessamment. Elle lui demanda si toutefois il pouvait lui montrer sa ligne de cœur ; une petite manie qu’elle cultivait depuis l’enfance. Damien tendit sa main ouverte. Célestine poussa un petit cri de souris craintive. Dieu du ciel ! Mais vous avez la marque !

5 juillet 2014

EnlumériA fait le point !

 

Certains d’entre vous, que je ne nommerai point, voudraient déjà savoir ce que deviendront les personnages, un point c’est tout. Voici les questions les plus fréquentes qu’on me pose à brûle-pourpoint :

— Damien est-il sur le point de craquer ?

— Kaelia est-elle mal en point ?

— Le capitaine Ward a-t-il de l’embonpoint ?

— Orphaniel et Sandalphon sont-ils semblables en tous points ?

— Zéphyrin Sépulcre et Maora Jackson sont-ils des personnages d’appoint ?

— Le Narrateur est-il au point ?

Je m’arrêterai là car point trop n’en faut.

Au point où nous en sommes, je crois que nous arrivons à point nommé pour faire le point. (Soulignons en contrepoint que ce serait plutôt au capitaine Ward de le faire. Passons.)

Je vous sens cuits à point, alors inutile d’attendre le point de non-retour. Il est temps de mettre les points sur les « i ».

Sur ce point, je mettrai donc un point d’honneur à vous dire… que tout arrive à point à qui sait attendre !

Si vous ne trouvez pas cette mise au point suffisamment claire, à vous d’y mettre un point d’orgue ou un point final !

Point barre !

 

28 juin 2014

Participation d'EnlumériA

Chloé et les pirates (à lire en musique)

Le capitaine Ward rongeait son frein dans la cabine obscure. En fait, il ruminait sur sa propension à monter des plans foireux. Il se servit un verre de cet hydromel à la saveur étrange de banane au piment d’Espelette. Il claqua la langue après la première gorgée. Ah non ! Ce coup-ci, ç’avait un arrière-goût de fond de veau à l’huile d’olive. Ce truc de sauvage n’avait jamais la même goût, mais une chose était sûre, cette potion ne lui procurait plus d’hallucinations. Il se remémora le premier soir, à l’auvergne du Palefrenier Narquois.

Par la barbe du Prophète !

Il n’avait pas fini le second verre qu’il courait déjà comme un dératé sur la plage avec un nain jaune et un joker rouge aux trousses ; deux olibrius chevauchant des otaries en soutane et crosse d’évêque. Il avait réussi à échapper à ses poursuivants en se réfugiant derrière un stand de tir à la moulinette qui se révéla plus tard une banale cabane de pêcheur. Pour finir, il s’était laissé enfumer par un crabe dorée bavard comme un phonographe qui lui proposa une place en tribune au grand spectacle du monstre en échange de sa casquette.

Le capitaine reposa son verre vide sur le bureau. Sans sa casquette, il avait l’impression d’être à poil. Ah ! Il l’avait eu sa place en tribune. Parlons-en ! La tribune en question, c’était une nacelle plantée sur un mât à une dizaine de brasses du rivage. Il avait été dépouillé et jeté en pâture à un dinosaure d’opérette par une dame patronnesse qui s’était mise à tambouriner sur des bongos comme pour rameuter toute la monstrerie du quartier.

Bongo Pinot ! C’est comme ça que le crabe l’avait appelée. Et les deux autres macaques qui étaient venus le tirer d’affaire ne valaient guère mieux. Les deux types s’étaient approchés du mât quelques instants après que la Bongo Pinot ait disparu dans une chaloupe rafistolée de partout qui semblait flotter de par la seule volonté du Saint-Esprit. Pas comme les deux types qui étaient arrivés en jet-ski. Un grand chauve à l’air maussade et un petit râblé coiffé d’un borsalino. Ils s’étaient présentés comme John Locke et Eliot Ness, de Locke-Ness Agency.

« Ben voyons », avait répliqué le capitaine. « Et moi, je suis Angus Young, le guitariste d’ACDC ».

Le grand chauve, malgré son air un peu perdu du gars tombé d’un avion, paraissait le plus malin. L’autre, avec son chapeau ridicule, ressemblait à un contrôleur du fisc un peu borné. Ce dernier lui avait ordonné de lui montrer ses mains. Il avait ensuite secoué la tête d’un air dépité.

— Il n’a pas la marque. »

— Tant pis ! On l’embarque quand même. » décida le chauve.

Ils avaient promptement chargé le capitaine sur leur engin. Quelques instants plus tard, ils montèrent tous les trois à bord d’un chasse-marée encalminé au large de Yemanja.

— Vous vous êtes fait arnaquer comme un premier communiant par la joueuse de bongos et son crabe apprivoisé, affirma John Locke.

— Il n’y a pas plus de monstre que d’oiseaux sous mon chapeau, enchaîna Ness. La Bongo Pinot a étouffé votre montre en or et votre médaille de Saint-Clément. Elle fait le coup à tout le monde. Si vous voulez, on peut vous aider à vous venger.

Le capitaine haussa les épaules. Ses bijoux, c’était du toc.

— Oui, pour les breloques, c’est pas grave. Je dois retrouver quelqu’un. Une femme.

Autour d’eux, l’équipage, une bande de pirates, s’enlisait dans un ennui pesant. L’absence de vent rendait les matelots nerveux. Certains jouaient aux cartes, aux dés ou bien s’affrontaient au bras de fer. L’un d’eux cracha son jus de chique au pied du capitaine. Un autre tenta d’excuser le geste de son camarade en expliquant que ce dernier était né de père inconnu et n’avait jamais bénéficié d’une assistance psychologique.

— Ouais, fit le capitaine en faisant un pas de côté. De père inconnu et de mère trop connue, hein !

— Venez, dit Locke. Allons dans la cabine de feu le capitaine Marshal.

La cabine était spacieuse et bien rangée. Elle sentait le cuir, le tabac et la cire d’abeille. Ness raconta comment le capitaine Marshal s’était noyé un soir en revenant de l’auberge après une soirée passée à picoler en l’honneur de Tonton Macroûte.

— Mais, je vois que vous êtes vous-même capitaine, dit Locke. Si vous voulez du travail, le poste est vacant. Vous cherchez qui exactement ?

— Elle s’appelle Maora, Maora Jackson. C’est une métisse d’environ trente ans, belle comme un diamant noir. Je sais qu’elle vient souvent faire du biseness dans la région. Elle traine tout le temps avec une grande blonde, genre walkyrie.

Ness poussa Locke du coude.

— Cette Maora, ça serait pas celle qu’on raconte qu’elle passe dans l’En-Deçà pour y magouiller des trucs pas clairs.

— Ouais, ça se pourrait bien, répondit Locke en reniflant. Et pourquoi vous voulez la retrouver cette sorcière ? Mais attendez ! Me dites pas que vous venez de…

Le capitaine hocha la tête.

— Non, sérieux ! C’est vrai ? Vous avez fait comment pour arriver là ?

— Comment, c’est une longue histoire qui a débuté dans les Caraïbes… Quant à savoir pourquoi, disons que c’est mes oignons.

 

Le capitaine se sentait chez lui dans cette cabine. Depuis le temps, il avait eu le loisir de poser ses marques et de se faire oublier des deux croupiers en faisant courir le bruit qu’il avait filé avec l’estafette mensuelle par l’intermédiaire de ce vieux briscard de Zéphyrin Sépulcre. Depuis combien de temps exactement était-il là ? Deux ou trois semaines, un mois ? Aucune idée. Ici, les choses n’étaient jamais ce qu’elles paraissaient être. La seule certitude, c’était qu’il lui fallait absolument retrouver Maora avant qu’il ne soit trop tard. En attendant, il s’occupait comme il pouvait. Il avait accepté le titre de capitaine de la Stella Lucia. Les matelots lui en savaient gré. Ils étaient bruts de fonderie mais relativement malléables pour qui savait les prendre. Le capitaine Ward ne débutait pas dans la fonction. Pour qui avait eu sous ses ordres la fine fleur de la filouterie caribéenne et les moricauds les plus déjantés des Antilles, l’affaire était aisée. En attendant, il s’était régalé de sa revanche sur la Bongo Pinot qui, non contente de l’avoir dépouillé, avait poussé le culot jusqu’à publier des commentaires moqueurs à son encontre dans la gazette du coin. Sa vengeance avait été des plus croustillantes. Il faut dire qu’il avait eu une alliée de poids en la personne de Chloé, enfin si le terme de personne pouvait décemment s’appliquer un triton femelle de 600 kilos genre Nessie dont les pirates avaient fait leur mascotte.

Chloé et les pirates réglèrent l’affaire de main de maître. Les matelots s’emparèrent de la joueuse de bongos au sortir de son bungalow et la ligotèrent toute enduite de confiture d’anchois sur son propre mât. Quelle merveilleuse friandise pour Chloé qui toiletta la mégère à grands coups d’une langue sinueuse et violacée. Ensuite, comme le capitaine était bon prince et pas rancunier pour un sou, il laissa filer l’arnaqueuse non s’en l’avertir que la prochaine fois, il la livrerait au Narrateur. Inutile de vous dire que la drôlesse n’en menait pas large. Le Narrateur ? Ce monstre était capable de toutes les audaces. Elle fila sans demander son reste en jurant mais un peu tard… mais vous connaissez la suite.

 

Mais là n’était pas la question. Il fallait revenir aux choses sérieuses. Depuis le matin, une rumeur courait çà et là, voletant de bouche à oreille avec la vélocité d’une loutre dans un boisseau de poil à gratter. Un couple d’inconnus dont la femme était blonde erraient sur la plage. Les guetteurs les avaient repérés du côté de la cabane du vieil Ernest, un écrivaillon qui racontait à l’envi l’histoire sempiternelle d’un vieil homme et d’un poisson. Selon toute vraisemblance, ces deux-là se rendaient à Yemanja.

Le capitaine se servit un autre verre, ça l’aidait à réfléchir. Une épiphanie illumina sa voûte crânienne alors qu’il sirotait une gorgée d’hydromel aux senteurs d’acacia et de dinde rôtie. Il fit convoquer aussitôt les compères de Locke-Ness Agency.

— Salut patron ! firent les deux lascars en montant à bord.

— Salut, les gars ! Suivez-moi dans ma cabine. On va causer biseness. Attendez une seconde ! Eh ! Monsieur Mite !

— À vos ordres, capitaine.

— C’est quoi, ce vélo qui traine sur le pont ? C’est à qui d’abord ?

— J’en sais rien, capitaine. Il était pas là y a cinq minutes.

— Alors, si c’est à personne, fous-moi ça à la baille. C’est pas une déchetterie, ici.

 

Les ordres étaient simples. Monter un traquenard à l’auberge en organisant une partie de roue de la fortune. Zéphyrin s’arrangerait avec Sandalphon et Orphaniel pour truquer la partie. Il fallait se débarrasser du gars ; il n’avait aucune utilité. Les croupiers sauraient bien quoi en faire. Locke et Ness chargeraient trois ou quatre matelots de faire diversion pendant qu’ils fileraient en douce avec la fille.

 

— Et après ? demanda Ness.

— Ben après, vous me la ramenez sur bateau, bande de nazes.

 

Oh ! Ils l’avaient ramenée, la fille. De ce côté-là, pas de problème. L’opération avait été un succès. Mais alors après ! Une femme à bord, c’est déjà un problème mais alors celle-là…

Le capitaine Ward se servit encore un verre et se rencogna dans son fauteuil. Mais par la barbe du Prophète, quelle idée à la con qu’il avait eu là !

 

21 juin 2014

Rien ne va plus ! (EnlumériA)

Un léger bourdonnement d’oreilles consécutif à un boucan d’enfer sans cause apparente, voilà ce qui fit revenir Damien à la réalité. Du moins, ce qui en tenait lieu dans cet étrange univers.

Il était assis sur la banquette, un peu en vrac, et avait mal partout comme s’il avait été l’objet des soins contradictoires d’une demi-douzaine d’ostéopathes en colère. Démétria l’observait d’un air dubitatif. Le barman, un long type à la moustache en guidon de vélo somme toute assez classique, lui tendait une tasse fumante. Les clients de l’auberge tenaient entre eux un conciliabule rappelant une veillée funèbre. Kaelia boudait un peu plus loin. Derrière elle, deux types bizarrement attifés s’affairaient autour d’une sorte de grande roue multicolore.

— Tenez ! Buvez ça, dit le barman. Ça vous fera du bien.

— On dirait que vous supportez mal l’hydromel arrangé, remarqua Démétria. Vous n’avez même pas touché au gombo.

— Parlons-en, grommela Damien en s’emparant de la tasse. Comment j’aurais pu manger ce…

Il s’interrompit brusquement. À court d’arguments, il contemplait le plat encore fumant sagement posé sur la table.

— Je vois que la table est toujours là. Où sont passés les renards ?

— Laissez tomber. Buvez cette tisane, ordonna le barman. Elle va vous requinquer.

— Ensuite, vous mangerez une portion de gombo, ajouta la serveuse en remplissant une assiette. Ne traînez pas, le Jeu va bientôt commencer.

Damien se redressa. Il se sentait un peu duveteux mais dans l’ensemble, ça allait. Il mangea du gombo. Autour de lui, les clients se dispersaient. Il torcha l’assiette, but un verre de vin. Kaelia, assise un peu plus loin, le regardait avec circonspection. Elle se leva enfin et vint vers lui.

— Ça y est ! Tu as fini ton cirque ? Parce que j’ai l’impression qu’il y en a un autre qui se prépare.

Les musiciens avaient remballé leurs instruments. Le rideau qui semblait les encombrer beaucoup traînait par terre, en vrac. La roue luisait doucement

— Qu’est-ce qui se passe ? C’est la Roue de la Fortune. Soirée spéciale, c’est ça ? Au fait ! J’ai cru entendre comme un bruit. Et quand je dis comme un bruit, c’était plutôt un sacré vacarme. C’était quoi ?

Kaelia montra la scène.

— C’est la roue. Quand les deux olibrius en jaune et en rouge que tu vois là-bas ont levé le rideau, il s’est accroché dedans et comme ils ont dû forcer comme des bourrins, tout a dégringolé sur la sono.

— Ah, ok ! Vous voulez un verre de vin ? Il est bon. Non. Vous avez mangé au moins ? Oui ? Bien. Il se passe quoi maintenant ?

— Tu vas mieux ?

Damien se leva, rajusta sa chemise et remit sa saharienne.

— Je vois qu’on se tutoie. Eh bien, leur apéritif à la gomme aura rompu la glace. C’est toujours ça de pris. Je crois qu’il faudrait qu’…

Il fut interrompu par les basses profondes et le rythme syncopé d’une musique funky. Ça s’agitait du côté de la roue. Les gens s’approchaient de la scène. Les deux types en jaune et en rouge gesticulaient comme des rappeurs en crachotant en rythme dans leurs micros. Human Beat box, man ! Intrigués, les deux compagnons s’avancèrent à leur tour.

L’un des animateurs, un nain jaune, haranguait l’assistance à la manière d’un bonimenteur de foire. Il désigna son compère avec ostentation, proclamant que celui-ci se nommait Sandalphon le passeur. Le grand escogriffe écarlate était coiffé d’un bonnet de joker à trois cornes agrémentées de grelots qu’il agitait frénétiquement. À son tour, il présenta le nain jaune comme étant Orphaniel, grand machiniste de la Roue du Destin. La musique se fit sourdine par l’opération d’un invisible sonorisateur. Damien et Kaelia s’était approchés au plus près. Ce ne fut pas la meilleure idée qu’ils eurent de la soirée.

— Nous allons, ô public admiratif et admirable, procéder à la grande cérémonie du destin en faveur de nos charmants visiteurs, annonça Orphaniel.

— Tout d’abord, laissez-moi vous présentez monsieur et madame Jolifeu, reprit Sandalphon. Ils sont parmi nous depuis deux jours et après maintes et maintes tergiversations, ils se sont enfin mis d’accord pour l’acquisition d’un billet pour le Funny Land…

— Ou pour la Wild Coast ! enchaina le nain jaune qui se mit à sauter sur place en se tortillant comme si un lutin facétieux lui avait enfoncé une poignée d’orties dans le fondement.

— Sont un peu agités, les énergumènes, chuchota Damien.

— Ce sont les meilleurs animateurs que vous pourrez trouver de ce côté-ci de la barrière des mondes, expliqua une voix familière.

Damien et Kaelia se retournèrent pour constater que Zéphyrin Sépulcre venait de se joindre à la compagnie.

— Ce sont les maîtres du jeu, continua-t-il. Vous allez voir. Ils sont surprenants.

Sur scène, le joker rouge beuglait à son tour.

— Et puis ! Tout frais surgis de l’En-Deçà, nos deux amoureux du jour ! Sous vos applaudissements, ladies and gentlemen !

— Mais qu’est-ce qu’il raconte ? objecta Kaelia. On n’est pas amoureux.

— Qu’en savez-vous ? finassa Zéphyrin. Si vous êtes là, ce n’est certes pas par hasard.

Kaelia ne put qu’hausser les épaules à l’écoute de telles inepties. Le diable rouge continuait son article :

— Mais tout d’abord, commençons par notre charmant petit couple de retraités. Venez ! Montez sur scène, que tout le monde puisse vous voir.

Le couple, pressé par l’assistance, ne put faire autrement que d’obtempérer.

— Regardez bien la roue, dit Zéphyrin. Observez comme elle est composée. Comme vous pouvez le voir, elle est divisée six zones. En haut, le sphinx couronné. Il symbolise l’accomplissement de tous vos vœux. À droite, le singe que vous voyez dessiné est le maître de la décadence. Je ne vous recommande pas de tomber sur lui. Et enfin, le chien avec le collier n’est guère mieux, mais malgré son collier qui est signe de soumission, il laisse un espoir. Les zones noires sont les cases intermédiaires qui vous autorisent à retenter votre chance. Pour le meilleur ou pour le pire.

— Mais c’est quoi, le but du jeu ? demanda Damien.

— Ces trois animaux illustrent un cycle d'évolution. La position dominante, le sphinx, est en équilibre instable.

— Oui, ça d’accord, mais le but ? insista encore Damien.

Zéphyrin le toisa comme s’il s’agissait de l’idiot du village.

— Le but ? Mais aller à Kêrys, voyons !

 

Sur scène, le petit couple s’apprêtait à tourner la roue avec un sourire plein d’espérance sur les lèvres. Ils avaient décidé de jouer à quatre mains.

Dieu, que ces deux-là ont l’air niais, se dit Kaelia ; puis soudain, elle murmura à l’oreille de Damien :

— Foutons le camp d’ici ! Je sens les embrouilles arriver comme personne.

— Pourquoi ? Ce n’est qu’un jeu. De quoi t’as peur ?

Une exclamation de stupeur émana de l’assistance. La roue venait de s’arrêter sur le singe. Les deux petits vieux regardaient de toutes parts d’un air perdu. Alors qu’une trappe s’ouvrait sous leurs pieds, Kaelia eu juste le temps d’apercevoir le regard terrifié de la vieille dame.

Au suivant ! Au suivant ! scandait l’assistance.

Réalisant enfin que ça sentait le roussi, Damien attrapa Kaelia par le bras et fit volte-face.

— Vous n’allez pas nous quittez déjà, objecta Zéphyrin Sépulcre. La fête ne fait que commencer. Mais… attendez !

Les deux jeunes gens ne purent pas aller loin. Les matelots, bras croisés et regards furibonds, bloquaient la sortie. L’escogriffe rouge sauta dans la salle et attrapa Damien par le col, l’entrainant vers la scène avec une force stupéfiante. Son ton se fit menaçant.

— Qu’est-ce que tu fabriques ? Tu veux nous la faire à l’envers, comme le capitaine. Fallait pas t’asseoir sur le tabouret, mec ! Fallait pas faire le zouave dans le triangle. C’est à toi de jouer.

Damien sentit quelque chose de pointu lui piquer le flan. Le nain jaune pointait une dague derrière lui.

— Joue pas au con ! Tourne la roue.

— Fais ce qu’il dit, implora Kaelia. On ne sait pas de quoi ces types sont capables.

 

La roue n’en finissait pas de tourner. Damien avait appuyé de toutes ses forces. Elle finit enfin par ralentir, ralentir encore et… s’arrêta sur le sphinx. Des applaudissements timides retentirent çà et là.

— Bien jouer ! beugla Orphaniel. Tu viens de gagner ton billet pour Kêrys. On l’applaudit bien fort !

— Au tour de la dulcinée maintenant, brama Sandalphon. Voyons voir si la roue du destin va réunir ces deux quiches, ce soir.

Des ricanements et des quolibets répondirent à sa boutade.

Kaelia monta sur la scène comme si elle gravissait les marches de l’échafaud. Zéphyrin Sépulcre la stimulait comme un entraîneur de boxe.

— Tirez de toutes vos forces et lâchez assez loin.

— Je n’y arriverai pas.

— N’hésitez pas, c’est une chance pour vous. Moi, je ne joue même plus à la roulette russe, je perds tout le temps.

À contre cœur, la jeune femme actionna la roue sous le regard fébrile de Damien. Les clients de l’auberge gardaient le silence. L’enjeu était de taille. Chacun retenait son souffle. Qu’allez décider la Roue du Destin ?

La roue ralentissait sa course et déjà Damien baissait les yeux. Une expression de mauvais aloi se lisait sur son visage défait. Les matelots poussèrent un cri de triomphe. Zéphyrin Sépulcre siffla de dépit.

Le chien !

Comme s’il s’agissait d’un reportage sur la récolte des cigares à haute-voltige, le diable rouge expliqua d’un ton docte que la roue du destin signifiait au requérant qu'ici-bas tout évoluait et que rien ne restait en place. Celui qui gagne n’est pas toujours celui qu’on croit. Sur ce, il administra une violente bourrade à Kaelia qui tomba dans les bras d’un des champions de bras-de-fer. Celui-ci la jeta sur son épaule comme un sac de patates et tourna les talons sous les éclats de rire de ses camarades.

Damien tenta de se jeter à leur poursuite mais le Nain jaune lui fit un croc-en-jambe et il s’étala de tout son long. Il n’eut que le temps de voir les matelots et leur prisonnière disparaître par le vestibule. Une violente douleur lui déchira les côtes. Sandalphon gueulait :

— Debout l’artiste ! Ou tu vas encore tâter de mon chausson. La caravane va pas t’attendre cent-sept ans.

 

Publicité
<< < 1 2 3 4 5 > >>
Newsletter
Publicité
Le défi du samedi
Publicité