Canalblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Le défi du samedi
Visiteurs
Depuis la création 1 049 951
Derniers commentaires
Archives
26 mars 2016

LA PORTE DE L’AURORE (EnlumériA)

 

Il y eut d’abord un flash blanc et aussitôt après une brûlure atroce et l’impression d’une myriade de tenailles ardentes mordant chaque muscle, broyant chaque os.

Puis un silence démentiel et le noir de l’abysse.

Combien de temps demeura-t-il ainsi, dans ce néant inconcevable ? Souffrant mille morts, il tombait sans fin sans parvenir à comprendre dans quelle direction il allait. Une lueur au loin, comme une chandelle dans la nuit attira son attention. La sensation de chute prit fin. La souffrance s’éteignit. Il était allongé sur quelque chose qui ressemblait à de la caillasse. Une nuit épaisse et poisseuse l’entourait. Il se releva tant bien mal, un peu sonné, mais conscient. Une brutale bourrasque vint dissoudre le néant dans lequel il stagnait. Dans la nouvelle lumière crépusculaire, il se tenait debout devant une porte. Une stupide porte en bois.

Il ne comprenait rien. Où était passé la porte d’or promise par le guide ? Un doute l’envahit. Il s’efforça de l’enfouir au plus profond de son être. Le doute est l’arme favorite de Satan.

Une aube timide se leva. Tout était calme. Reprenant confiance, il s’approcha de la porte. C’était une très ancienne porte usée par le vent des siècles. Il frappa trois coups discrets comme pour ne pas déranger et attendit. Rien ne se produisit. Il frappa de nouveau, un peu plus fort.

Un rire cristallin résonna. Le rire nubile et pur d’une très jeune fille. D’une vierge.

Un sentiment de soulagement le réconforta. Le guide n’avait pas menti. Il avait triomphé. En actionnant le dispositif, il avait démontré sa bravoure de guerrier sacré. Il avait terrassé la mécréance et la mort.

La porte s’ouvrit lentement ; sans bruit. Il devina plus qu’il ne vit une aurore dorée. Une très jeune femme à la chevelure d’argent se faufila dans l’entrebâillement. Dieu qu’elle était belle. Elle le regardait avec une infinie tendresse. Lui fit un autre pas. Son cœur battait la chamade, mais il sentait une joie intense l’envahir. C’est alors qu’elle prononça quelques mots. Il fronça les sourcils. Ne venait-elle pas de lui demander de regarder derrière lui. Il obtempéra et sursauta. Une foule innombrable se tenait à quelque distance. Ceux des premiers rangs, horriblement mutilés, dégoulinants de sang, l’observaient avec un lourd regard de reproche. Les autres, derrière, semblaient de plus en plus flous et fantomatiques au fur et à mesure qu’ils s’éloignaient.

Il se tourna vers l’ange en balbutiant une question sans queue ni tête.

L’ange posa une main d’albâtre sur son épaule.

« Ô Mon petit, mon tout petit, qu’as-tu fait ? Ceux que tu vois là sont ceux dont tu as détruit l’existence par ton geste insensé. Les autres sont les enfants et les petits enfants, la descendance qu’ils n’auront jamais. Ceux qui ne verront jamais le jour à cause de ta sottise. N’as-tu pas lu le Livre ? N’as-tu pas compris le sens des mots ? Ô Mon petit, mon tout petit, maintenant, tu dois subir le châtiment. Ce n’est qu’à ce prix que tu pourras un jour franchir la Porte de l’Aurore. »

Lui tenta quelques mots sans suite, mais il comprit qu’il était trop tard. Qu’il n’y avait de pardon possible qu’après avoir expié.

« Tu devras revivre chaque mort, chaque agonie. Tu ressentiras la douleur de ceux dont tu as détruit l’existence jusqu’à ce que les générations s’éteignent, ô mon petit, mon enfant ».

Une larme douce comme une perle fine roula sur la joue de l’ange.

L’obscurité retomba sur lui et une douleur insensée broya son corps en une myriade de fragments. Un bref instant d’immobilité ponctué par un hurlement d’épouvante et cet embrasement qui le consumerait encore et encore ; jusqu’à la fin des temps. Jusqu’au pardon final.

Publicité
19 mars 2016

Crapette le pique-assiette (EnlumériA)

 

Personne ne prenait le temps d’inviter Crapette à sa table. Personne, à vrai dire, n’en voyait l’utilité. Crapette s’invitait tout seul. Il n’avait besoin ni de l’autorisation ni de l’assentiment de qui que ce soit pour s’inviter chez les gens.

Crapette, de son vrai nom Léon Lavergogne – ça ne s’invente pas –, devait son surnom à ce jeu de cartes auquel il s’adonnait volontiers en trichant d’abondance.

Crapette était un échalas de près de deux mètres, sec comme un coup de trique et dégingandé comme un bonhomme en caoutchouc. Été comme hiver, il trimballait sa carcasse dans un imper mastic trop large pour lui, éternellement coiffé d’un chapeau melon autour duquel il avait noué un bandana. Dans le bandana, une plume de canard. Il mâchouillait toujours un cure-dent et s’exprimer comme s’il avait en permanence une douzaine de bubble-gums sous la langue.

Dans la journée, personne ne le voyait jamais ; sauf le dimanche, quand il allait faire son tiercé au Café de la Poste. Le reste du temps, il demeurait cloîtré chez lui. Une ancienne épicerie aménagée avec toilettes dans l’arrière-cour. Il y vivait avec pour seule compagnie un matou miteux mité qui rôdait sous les fenêtres des gens pour réclamer sa pitance moyennant un gros câlin. La bestiole n’avait pas de nom, les gens l’appelait Bouffechidor ; c’était tout. Et il suffisait de prononcer son nom pour qu’il surgisse de nulle part en se pourléchant les babines ; un peu comme son escogriffe de maître à l’heure de l’apéritif vespéral. C’est précisément à cette heure qu’il faisait bon d’éteindre les lumières et de se barricader chez soi. Juste après l’angélus, Crapette sortait de sa tanière, la tignasse en vrac sous son chapeau à plume et l’imperméable flottant au vent.

Campé sur la place de l’église, il humait l’air comme un chien d’arrêt et, après quelques secondes de réflexion, il choisissait sa proie. Vous, moi, monsieur le curé ou la mère Gobemiche. N’importe qui en fait. Crapette aimait tout le monde et personne. Crapette le pique-assiette se moquait même des minima sociaux. Il savait que, quoi qu’il arrive, il trouverait toujours une bonne âme – d’aucuns dirait un pauvre couillon – pour lui chauffer une gamelle et lui servir un verre de rouge.

À peine avait-il mis un pied chez vous, tout gesticulant et bredouillant, qu’il avait déjà glissé ses croquenots sous la table en réclamant une petite goutte de rouquin. Ensuite, il disait comme ça : « Qu’est-ce que ça sent bon chez vous. Vous aurez bien une assiette de soupe, une tranche de jambon à l’os ou un vieux bout de calendos pour un pauvre gars qu’à fait l’Algérie ? Hein ? Dame. À la fortune du pot, comme on dit par chez moi ».

Et vous, vous n’aviez qu’une hâte, c’est qu’il y retourne chez lui. Bon vent ! Camarade. On t’oubliera pas.

J’t’en fiche. À peine avait-il séché son gobelet qu’il en réclamait un autre ; pour l’autre jambe. L’autre jambe ? Tu parles. Dans le village, ces messieurs du Café de la Poste l’avaient surnommé le millepatte. C’est dire.

À la fin du souper, il vous proposait une partie de crapette à la bonne franquette puis finalement se ravisait pour quémander une gouttelette de gnôle. Il buvait cul-sec, poussait une grand haaa de satisfaction et s’en retournait comme il était venu. À cet instant précis, si vous jetiez un coup de d’œil par la fenêtre, vous pouviez presque croire qu’il faisait grand vent. Mais non. C’était juste sa démarche assaisonnée de vin rouge et boostée à la gnôle qui donnait cette impression.

Alors, subitement, vous vous mettiez à ricaner en vous demandant qui sera la prochaine dupe. À la fortune du pot, comme on dit du côté de chez moi. Hein ? Dame.

Évreux, le 18 mars 2016

12 mars 2016

So kitsch ! (EnlumériA)

 

Raoul Gueulesèche avait un goût prononcé pour les bibelots désuets, le mobilier obsolète chiné de-ci de là et les nains de jardin bien qu’il n’ait jamais eu de jardin.

Le bonhomme vivait dans une maison au style indéfini dans le quartier Saint-Michel. On y accédait par la fameuse rue Henri Mauduit ; si tant inclinée que seul un inconscient eut pu imaginer la gravir à bicyclette.

Imaginez-vous sur le perron de Raoul. D’une main timide vous tirez la chaîne qui descend le long de la porte peinte en vert ornée de fer forgé. À l’intérieur, une clochinette tinte joyeusement. Quelques secondes, une minute peut-être, et la porte s’ouvre. Raoul apparait devant vous. Il vêtu d’une chaude robe de chambre et chaussé de charentaises. Sous sa moustache à la Frères Jacques, une pipe balance doucement au gré de sa bouche expressive. D’une main rapide et leste aux gros doigts velus, il attrape cette pipe qui aurait pu tout aussi bien appartenir à Sherlock Holmes et vous invite à entrer. Voix de rogomme et ventre généreux, cheveux gominés.

Le vestibule est habité par une tête de sanglier sur laquelle est suspendue une guirlande. La hure scrute de son œil de verre un tableau triste et sombre représentant une scène de chasse en Bavière. Au fond, un escalier de chêne monte à l’étage.

Raoul vous invite à pénétrer dans le petit salon pile en face de la salle à manger.

Vous vous asseyez sur un divan vert d’eau sur lequel on a jeté un patchwork de laine tricotée. Devant vous une table basse encombrée de vieux magazines. Le Chasseur français. Nous Deux, Confidences, deux ou trois romans-photos. Au-dessus de la cheminée et d’une improbable pendule est accroché un portrait de Luis Mariano exécuté au point de croix. De chaque côté de la pendule veillent deux girafes en porcelaine.

Vous en déduisez qu’une femme vit ici, que le bonhomme aussi ventripotent que sa grosse pipe n’est pas le célibataire endurci qu’on vous a décrit. Que nenni !

Quoique…

Quelques mois auparavant, une femme avait effectivement franchi le pas de cette porte. Raoul en parlait peu. Il n’aimait pas remuer le passé et détestait les projets d’avenir. Le seul but de sa vie un tantinet poussiéreuse était de l’encombrer un peu plus de jour en jour.

La dame s’appelait Ludivine. C’était une de ces potiches de réclame un peu potelée mais charmante sous son chignon de grand-mère yaourtière. Raoul en était tombé amoureux fou. D’une plume Sergent-Major trempée dans une encre violette sentant bon le certificat d’étude, il lui avait rédigé deux ou trois sonnets ainsi qu’un bancal et laborieux poème en alexandrins.

La dame s’en était entichée comme un chat d’une souris en feutre. Lui, gros rat chafouin, l’invita à prendre le thé afin de réciter des vers et pourquoi pas, s’il pouvait se permettre une telle audace, commenter l’actualité d’une langue ampoulée. Elle avait accepté.

Le jour venu, elle se présenta sur le perron en cheveux. Elle avait dénoué son chignon, ôté sa robe de Mary Poppins et enfilé un jean sur des baskets. Un chandail lie de vin et une paire de lunettes de soleil parachevait le déguisement.

Raoul s’en offusqua. « Mais c’est les autres jours que j’étais déguisée ! » s’écria Ludivine. Raoul haussa un sourcil circonspect. « Nous nous sommes rencontrés par trois fois à la Maison de quartier. J’y répétais une pièce pour les fêtes. Souvenez-vous. »

Raoul, haussant les épaules, l’invita à s’asseoir et s’éclipsa dans la cuisine pour préparer le thé.

Lorsqu’il revint, sa dulcinée le taquina d’un air moqueur. Elle lui montrait d’un doigt inquisiteur la pendule rose aux minarets dorée représentant une mosquée d’opérette posée sur la cheminée.

« Mais comment vous, un homme de goût, je présume, pouvez-vous tolérer ce genre d’horreur ? Et s’il n’y avait que la pendule… » Elle écarta les mains en signe d’embarras. « Vous devriez écouter mes conseils, jeter tout ce fatras et vous meubler contemporain. Croyez-moi. »

Le ventripotentiaire pencha la tête de côté, un peu comme un vieux chien et demanda ce qu’il y avait de si étrange à aimer les objets d’art anciens.

« Que faites-vous samedi en huit, mon ami ? Je vous emmènerai chez Hic et Ah. Je vous montrerai ce que c’est véritablement que du beau mobilier. »

La rumeur raconte que la belle fut jetée dehors avec perte et fracas et que Raoul Gueulesèche jura mais un peu tard… Bref ! Vous connaissez la chanson.

 

Évreux, le 11 mars 2016

 

30 janvier 2016

LE MANUSCRIT PERDU (EnlumériA)

Ce dimanche là, alors que je déambulais aux puces de Saint-Ouen, quelle ne fut pas ma surprise de reconnaitre Lord au détour d’une ruelle encombrée d’antiquités douteuses et de curiosités venues tout droits des trente glorieuses, formica et meubles styles design. Cet affreux ne m’avait pas informé qu’il était à Paris.

Il se tenait à l’entrée d’une échoppe sombre et lugubre et semblait fort intrigué et fort occupé à regarder quelque chose qui semblait lui susciter un vif intérêt. Un gros homme solidement charpenté et à la moustache touffue s’approcha de lui. Le personnage semblait tout droit sorti d’un livre de Lewis Carroll.

Camouflé par la foule dominicale, je m’approchais également. Bientôt, je ne fus plus qu’à quelques mètres. Malgré le brouhaha et les lointains bruits de la circulation, je parvenais à entendre ce que disait le morse à forme humaine.

— N’insistez pas, monsieur. Je vous le dis et je vous le répète, ces broches ne sont pas à vendre.

Lord poussa un profond soupir. Était-ce du dépit ou de l’exaspération ?

Piqué par la curiosité, je fis quelques pas et lui tapai sur l’épaule. Il se retourna et grommela un « ah ! Quand même ! » de mauvais aloi.

Voyant ma surprise, il m’expliqua qu’il m’avait repéré depuis au moins cinq minutes en précisant que j’étais aussi discret qu’un chien fou à la queue casserolée dans une cathédrale.

— Qu’est-ce que tu cherches, exactement ? demandai-je. T’aurais pu me dire que t’étais à Paris.

Le mafflu s’était éclipsé aussi discrètement qu’une ballerine.

Lord me pris par le bras et m’entraina dans son sillage. Il était subitement question d’aller boire un verre. Il avisa un bar d’où s’échapper un swing électro-manouche déjanté. Il dénicha deux places au fond de la salle, juste à côté des trois musiciens. Il commanda deux bières, il fallait beugler pour s’entendre.

— As-tu entendu parler de la Pavane pour une Infante défunte de…

— Ravel.

— Je te parle du roman de Milos Rothman.

Je haussai les épaules, décontenancé. De quel roman parlait-il ? Je connaissais le morceau de Ravel, à part ça, je ne voyais pas.

— La Pavane pour une Infante Défunte* est un roman publié à compte d’auteur à la fin des années 70. L’auteur est mort fou à lier après avoir fichu le feu à sa maison. L’imprimeur s’est suicidé. Le libraire qui avait accepté de prendre le livre en dépôt a tué toute sa famille. Quand à ceux, assez rares, Dieu merci, qui ont lu le bouquin et survécu, ils ont développé une phobie des araignées proche de la panique. Voire du burn-out.

— Et alors ? dis-je après avoir sifflé la moitié de mon verre. Il faisait une chaleur à crever dans ce bouge. Le coup de l’œuvre maudite, c’est un peu éculé, non. Quel rapport avec l’éléphant de mer qui vend sa quincaille. Il a le bouquin ?

— Non, mais il a les broches.

— Je ne comprends rien à ton sabir. Tu cherches un bouquin ou des bijoux ? Ah ! oui. Tu veux t’agrafer un bouquin sur la chemise pour faire style je sais lire.

Je ne pus retenir un ricanement.

— Arrête, s’il te plaît, de te foutre de moi. Je parle sérieux, là. Le bouquin, comme tu dis, n’a jamais été réédité. Pire, il a carrément disparu de la circulation. Dans certains milieux, on raconte que le manuscrit se trouve encore quelque part ; qu’il n’a pas brûlé dans l’incendie. Mais pour ça, il faut d’abord retrouver les broches. C’est sérieux je te dis.

— Sérieux ? Toi ? Mais, t’es le mec le plus déjanté qui ait jamais vécu depuis l’inventeur du moulinet à rondelles. Qu’est-ce que tu veux en faire de ces broches ? Tu collectionnes les bijoux maintenant ?

Lord se gratta un sourcil avec un je-ne-sais-quoi de lassitude. Une sorte de mutisme venait de le frapper. Son regard scrutait quelque chose d’indécelable au commun des mortels. Au bout de quelques secondes interminables, il rompit son silence en commandant une seconde tournée. Le groupe attaquait une chanson de Caravan Palace. Le rire cristallin d’une femme éclata derrière moi. La vie continuait.

— Pour ce que j’en sais, dit enfin Lord, les trois broches renferme chacune un code, ou un message, je ne sais pas trop, permettant de retrouver le manuscrit original.

La serveuse déposa les deux bocks sur la table en m’adressant le plus charmant sourire qu’il m’ait été donné de voir. Mais l’heure n’était pas à faire du zérossisme**. Je me promis de revenir plus tard. Seul.

— Mouais. En attendant Big Moustache veut pas vendre. Il semble avoir été explicite. Peut-être qu’il en sait plus qu’il veut en avoir l’air.

— S’il en savait quoi que ce soit, il ne les exposerait pas dans une vitrine au fond de son boui-boui.

Lord me fixait avec ce regard inquiétant que je n’aimais pas. Un regard qui annonçait assez souvent quelque soudaine catastrophe ou lubie déraisonnable. Au bout de tant d’années, je connaissais le bonhomme. Il se leva, posa un billet sur la table et m’invita à le suivre en m’expliquant d’une voix blanche que tout à un prix. Même un brocanteur. Surtout un brocanteur.

Le morse nous lança un regard mauvais derrière ses petites lunettes. Tapi derrière une sorte de comptoir encombré de revues poussiéreuses, il tapotait sur une tablette. Un anachronisme dans cet univers d’antiquailles et de scories temporelles. Ça sentait le moisi et le tabac froid. Dans la pénombre, derrière le brocanteur, je vis l’objet du litige. Une petite vitrine accrochée au mur entre deux croûtes néo-impressionnistes. À l’intérieur, il y avait trois araignées finement ouvragées. Or, argent et vermeil. Du travail d’orfèvre. Les fameuses broches.

Lord recommença son palabre. L’autre ne bronchait pas, mais je voyais à sa lippe que mon ami commençait sérieusement à l’importuner. Lord énonçait des chiffres. Plus le morse se fermait, plus le chiffre augmentait. Je pris Lord par l’épaule et l’intimai de lâcher l’affaire. Le mafflu ne voulait rien entendre. À quoi bon user sa salive. C’est à ce moment que Lord sortit son arme. Une liasse de billets de 200 euros roulée avec un élastique. Comme dans les films. Une liasse moitié aussi grosse qu’un rouleau de papier toilette. Il la posa sous le nez du type. Stupéfaction. Son mégot lui tomba sur le paletot. Il jeta sa tablette sur les revues et s’empara du rouleau.

— Je connais le truc, marmonna-t-il. Un ou deux billets enroulés sur des morceaux papiers journal. On ne me la fait pas à moi, garçon.

— Comptez ! ordonna Lord.

L’instant d’après, nous sortions de la boutique. Lord tenait son trophée fermement serré dans ses bras croisés, bien emballé et scotché dans un sac en plastique.

Je n’eus des nouvelles de Lord que trois semaines plus tard. Il était de retour à Londres. Il téléphona sur le coup de deux heures du matin. Il tenait des propos incohérents. J’eus toutes les peines du monde à le calmer. Il se tut enfin et je n’entendais plus que sa respiration oppressée. Je m’impatientais.

— Eh ! Lord ! T’as vu l’heure ? Le décalage horaire entre Londres et Paris sans doute ? Tu me la copieras. Bon, alors ?

— J’ai retrouvé le manuscrit.

Sa voix tremblait.

— C’est super ! Et alors ? Ça raconte quoi ?

— C’est terrifiant. Il faut que tu viennes dès demain. Je ne supporterai pas de rester seul une nuit de plus. Demain. Je t’en supplie.

Sa phrase se termina dans un sanglot. C’est à ce moment là que la vie de Lord partit en vrille.

 

* Pavane pour une infante défunte

** Draguer en demandant le 06 de quelqu’un.

 

23 janvier 2016

IRRÉSISTIBLE VOCATION (EnlumériA)

Je me souviendrais toute ma vie de ce jour fatidique et pénible où je décidai enfin de faire part à mes parents de mes projets d’adulte. Je revois encore la mine consternée de mon oncle présent ce dimanche là. L’affolement dans le regard de mon père qui, de rage, renversa d’un revers de bras assiettes, verres et couverts, envoyant du même coup le bœuf mironton maternelle – une recette qu’elle tenait de ma grand-mère – éclabousser le papier peint à peine posé de huit jours. Que vous dirais-je de ma mère, en larmes dans le canapé, le visage dans les mains, les épaules secouées de sanglots comme une veuve le jour de ses noces.

Hélas ! Je n’y pouvais rien. C’était plus fort que moi, une irrésistible vocation tirait mon âme à hue et dia et moi, fou de frustration à l’idée de ne pouvoir réaliser mon rêve absolu, je frôlais dangereusement la lisière de la folie.

Mon père me voyait déjà faisant les Beaux-arts et exposant dans les galeries les plus prestigieuses. Ma mère, cette femme trop raisonnable, me pressentait musicien virtuose, adulée des foules comme une rock star. Quant à mon oncle Gilbert, il n’aspirait qu’à une chose, me voir accéder un jour, grâce à la magie de ma plume, au Goncourt.

Et moi, moi pauvre écervelé, je n’aspirais qu’à une seule chose, devenir contrôleur des finances publiques.

Publicité
26 décembre 2015

L’Ancien des Nuits (EnlumériA)

 

La scène était récurrente. L’homme se tenait toujours assis, les jambes légèrement écartées, les pieds bien à plat sur le sol. Ses mains aussi étaient posées sur ses cuisses. Des mains de cogneur, épaisses et courtes. C’était un homme corpulent, brun légèrement dégarni. Une grosse moustache couvrait presque sa bouche inexpressive. Son visage bouffi affichait l’impassibilité de celui qui attend avec patience, de celui qui sait que, de toute façon, son attente prendra fin ; d’une manière ou d’une autre. Son regard ne regardait plus rien ou alors quelque chose de si lointain, de si inconcevable, que c’eût été stupide de s’y intéresser.

Il attendait là, hiératique, le plus souvent vêtu seulement d’un pyjama. À vrai dire, il ne semblait même pas s’intéresser à moi. Comme si ma présence n’avait aucune importance.

Il n’en était pas de même pour moi. Une sourde inquiétude m’habitait. Je sentais un lointain souvenir s’éveiller lentement, encore engourdi par une éternité d’oubli.

Et puis, je réalisais qui était cet homme. Je me rappelais soudain les années de souffrances, de violence et d’humiliation. Revenaient brutalement l’ivrognerie et la haine de celui dont j’avais souhaité la mort un millier de fois. Celui que j’avais imaginé tuer à coups de marteau dans l’obscurité de la cave à l’âge de quatorze ans. Cette brute qui attendait je ne sais quoi.

J’ai fait ce rêve pendant quelques années. Peu à peu, ma rage s’est changée en colère puis en rancune. Jusqu’au jour, où je me suis rendu compte que je ne ressentais plus qu’un grand calme. Et le rêve a cessé. Ce type était mort depuis des années, à quoi bon alimenter la rancœur. Certains appellent ça la résilience.

À la fin, j’ai compris. Ce type n’apparaissait plus dans mes rêves depuis que je l’avais pardonné et probablement libéré de son enfer personnel.

Cet homme assis, qui attendait mon pardon avec une infinie patience, c’était mon père.

 

19 décembre 2015

Blond vénitien (EnlumériA)

 

Le matin même, elle m’a dit comme ça : « J’ai une réunion ce soir. Il faudra que tu ailles chercher la petite à l’école. Et sois à l’heure. Ils ferment sans attendre. De nos jours, tu sais ce que c’est ! »

Ma journée s’est plutôt bien passée. Un collègue a organisé un pot. Pour la naissance de son fils. Un beau garçon de 3 kilos 7. Ah ! Qu’est-ce qu’on a rigolé. Le jeune papa, pour tout dire, il était un peu pompette. Il a pas fait grand-chose de l’après-midi. Moi non plus d’ailleurs. Vers 16 heures 30, je me suis préparé pour aller chercher Annie. Annie, c’est ma fille. Elle vient d’avoir huit ans. Une blondeur, comme sa mère. Blond vénitien ça s’appelle. Ça tire un peu sur le roux, enfin un genre de nuance, quoi.

Je suis parti en même que Fredo. C’est un chouette copain, Fredo. Ma femme l’aime pas trop. Elle dit qu’il a une mauvaise influence sur moi. Mais elle a jamais cherché à le connaître non plus.

Alors, Fredo, il m’a dit comme ça : « Allez quoi, viens prendre une bière, te fais pas prier.

Oui, mais moi, il fallait que j’aille chercher Annie. C’est ma fille Annie. Si vous saviez comme elle est blonde. Blond vénitien.

Et puis, Fredo, il a insisté : « Allez, viens boire un coup quoi. T’as bien cinq minutes. Une bière, juste une. Fais pas chier ! »

Au bout de la troisième tournée, je me suis rappelé d’Annie, à l’école. Annie, c’est ma fille, blonde comme sa mère. Et j’avais une demi-heure de retard. Putain ! Que je me suis dis. Je vais me faire engueuler. M’enfin, une demi-heure de retard, c’est pas la mort du petit cheval.

En même temps, une demi-heure, ça suffit pour qu’un chauffard, un alcoolo, perde le contrôle de sa caisse et percute Annie.

Annie, c’était ma fille. Une belle blonde vénitienne, comme sa mère. Avec une grosse araignée écarlate dans sa chevelure blonde.

Blond vénitien. Je vous l’ai déjà dit ?

12 décembre 2015

Participation d'EnlumériA

Ses yeux dans son regard *

 

en01

 

 

Quelques jours après son déplorable burn-out, Lord partit faire une cure dans une maison de repos en Touraine. Le bougre avait freiné des quatre fers, prétextant je ne sais quel improbable ouvrage à terminer, je ne sais quelle démarche à effectuer. Plus question de rumeurs, juste un grand vide à combler. Il ne fallut pas moins que son médecin personnel, sa sœur et votre humble serviteur pour le convaincre. Je dois avouer que je m’étais muni, ce jour-là, de l’arme absolue. Arme n’étant autre qu’une lettre de Liliane, alias Ophélia, l’implorant de se soigner. Lettre que j’avais écrite moi-même, prenant soin de la parfumer du parfum de la drôlesse. Une petite tricherie bien innocente connaissant l’enjeu. Sachant que cette fille se contrefichait de Lord comme de sa première nuisette, je n’en ressens, encore aujourd’hui, aucun regret.

Bref ! Voilà ce cher convalescent en de bonnes mains. Je connaissais personnellement le psychiatre responsable de l’établissement, un ami de longue date rencontré certain soir de ripaille à Saint-Germain-des-Prés.

Au bout de trois semaines, mon ami, le docteur Gilson, m’informa du rétablissement de Lord. Rétablissement pour le moins inattendu, vue la gravité de son état. Comme je le pressais de questions, Gilson me répondit par une banalité sur l’amour où je ne sais quoi, puis il m’invita tout à trac à venir à la clinique … histoire de constater par moi-même certains miracles de la psyché humaine.

Assez curieux de nature, je ne tardai pas à me présenter à l’accueil de la clinique de La Fougère Fleurie. Gilson m’accueillit comme si nous ne nous étions pas vus depuis dix ans. Ça en faisait bientôt douze. Après m’avoir demandé des nouvelles de ma famille, s’être informé de l’hôtel où j’étais descendu – excellent établissement - et de mes éventuels projets matrimoniaux – non, toujours rien vraiment ? – il me permit enfin de voir Lord.

Comment vous dire ? Lord rayonnait d’un tel éclat qu’un artiste aurait aisément pu s’en inspirer pour peindre une Transfiguration. Après quelques mots de courtoisie et une invitation à dîner le soir même, Gilson nous laissa. Comme le temps s’y prêtait, nous sortîmes faire quelques pas dans le parc. Après les banalités d’usage, je m’enquis de ce brusque revirement de situation.

— Tu connais ma fascination pour le regard des êtres, répondit Lord. Mes interrogations perpétuelles sur l’origine de cette merveille de la création qu’est l’œil. Eh bien… comment te dire ? J’ai rencontré ici une femme dont le regard m’a envouté. Subjugué. – Il marqua un temps - Richard !

— Oui.

— Ça y est !

— J’en suis fort heureux. Et puis-je savoir ce qui est ?

— J’aime.

Mon sang ne fit qu’un tour comme on dit dans les romans de gare. Je m’emportai.

— Et c’est reparti ! Ne me dis pas que cette garce de Liliane occupe encore tes pensées. Ne me dit qu’elle t’a relancé jusqu’ici. Elle n’a qu’à faire comme son modèle, ton Ophélia en plastique, courir se foutre dans le premier cours d’eau venu et basta.

Lord poussa un profond soupir d’exaspération. Il me désigna un banc et m’invita à m’asseoir. Avec son index dressé et ses gros yeux, il me rappelait cet instituteur courroucé qui avait terrifié mes dix ans. Après un claquement de langue exaspéré, il m’enjoignit, avec le maximum de tact dont il était capable, de fermer ma gueule. (sic). J’obtempérai.

— La femme dont je vais te parler et la créature la plus merveilleuse qui n’ait jamais parcouru le monde. La reine des fées, à côté ? Une souillon. À l’instant même où j’ai croisé son regard, je me suis senti perdu à jamais. Tiens ! Tu vois Merlin, Viviane, la tour de vent, tout ça ?

— Mouais, répondis-je d’un ton maussade. Il m’arrive d’avoir quelques lettres moi aussi.

— Elle est belle, mais belle. Sa grâce, sa candeur, l’ourlet délicat de son oreille, l’or de sa chevelure, et surtout l’éclat merveilleux de ses yeux d’émeraude. Ces…

Et Lord continua d’énumérer les qualités ineffables de cette dulcinée toute fraîche tombée des cieux. Ce faisant, il passait sans transition de l’emphase la plus pesante à la mièvrerie la plus consternante. Dieu ! Que l’amour rend niais. Bon ! En attendant, il avait l’air heureux. N’était-ce pas là le principal. Cependant, je dois confesser qu’à la quatrième description de son regard, une sorte d’écœurement me submergea. Et puis de toute façon, il était presque l’heure de dîner. Je tapai dans mes mains.

— OK ! Ça va, j’ai compris. Je ne suis pas sourd et il me reste encore quelques neurones. Dis-donc ! T’as pas soif, toi ? Après cette péroraison. Et puis Gilson nous attend. Allez ! Roméo ! Tu me vas me présenter ta Juliette. Une image vaut mille mots. Yallah !

Et je repris le chemin de la clinique ; presqu’en courant dois-je préciser. À cette heure, j’étais totalement inconscient de ce qui m’attendait.

Gilson nous reçut dans un petit salon réservé aux visiteurs. Un peu plus coquet que le réfectoire pour ce que je pouvais en juger. Plus intime aussi. La table était dressée pour quatre. Vaisselle fine et bouquet de fleurs des champs. Je partageai un Martini avec Gilson. Lord, encore sous tranquillisants, se contenta d’un jus d’orange. Nous échangeâmes les banalités d’usage. Gilson consulta sa montre.

— Dites-moi, Lord. Elle n’arrive pas votre amie ? Rassurez-moi. Vous lui avez transmis l’invitation, n’est-ce pas ? Vous n’avez pas zappé ?

Lord ne répondit pas. Il inspectait le fond de son verre avec une attention suspecte. Une imperceptible inquiétude ombrait son front. Il demanda l’heure. Puis sans crier gare, il fit mine de sortir en maugréant un « Je vais voir ce qu’elle fait » blasé.

À cet instant même, la porte s’ouvrit sur la plus belle créature que j’eue jamais le privilège de contempler.

Le visage de Lord s’éclaira d’un sourire d’enfant. Il se redressa, fit une petite courbette, bredouilla, se redressa encore, indécis dans son comportement comme dans ses mots. Enfin, j’appris que l’élue de son cœur se prénommait Esther.

Nous nous mettions à table lorsqu’on servit l’entrée. Esther est assise en face de moi, épaule contre épaule avec Lord. Gilson devisait de tout et de rien. Je n’écoutais pas. Je dévisageai la jeune femme avec une acuité désordonnée. Une sorte de créature virevoltante balbutiait des paroles dérangeantes à l’orée de ma conscience. J’étais obnubilé par le regard d’Esther. C’est à peine si me parvenait le bavardage lointain de Gilson. Je plongeais à corps perdu dans l’œil de la Vouivre.

Et soudain, une épiphanie transperça mon intellect. Je réalisai je ne sais trop comment que Lord, dans son panégyrique, n’avait jamais mentionné le sourire d’Esther. À aucun moment. Étrange élégie amoureuse qui tait le sourire d’une bien-aimée. Son regard, son regard, son regard. C’était tout ce qui comptait pour Lord. Les yeux de la Vouivre vous dis-je. Ces escarboucles qui, l’espace d’un instant, m’avaient fasciné au-delà de toutes mesures. Ce regard qui avait faillit me perdre comme il avait perdu mon ami.

Ce fut, je crois, mon cynisme naturel qui me sauva ce soir-là. Cette lucidité glacée qu’on me reproche si souvent me préserva du regard de la gorgone.

Esther avait un bec-de lièvre. Et Lord, éperdu d’amour, ne le voyait pas.

 

* Allusion à une chanson de Nilda Fernandez. Mes yeux dans ton regard.

5 décembre 2015

Le diable ou la raison (EnlumériA)

Lorsque Léon Delagrive entra dans le petit appartement, il se sentit, comme d’habitude, envahi d’un intense sentiment de sécurité. Tout en ce lieu évoquait de lointains souvenirs d’enfance et d’insouciance. Un parfum de cire et de miel vous accueillait, puis venant en arrière-garde, une senteur d’eau de Cologne chatouillait votre nez comme un animal timide. Ce jour-là, un soleil vespéral de fin d’automne traversait les rideaux avec autorité, affolant dans ses rayons de minuscules particules argentées. L’austère mobilier siégeait avec déférence, assisté dans ses fonctions par de charmants tableaux champêtres. Au-dessus de la cheminée, une vanité semblait veiller à ce que tout reste en ordre. Parfois, selon son heure de visite, une bonne odeur de pot-au-feu réveillait les papilles de Léon Delagrive, médecin de son état. Aujourd’hui, c’était une odeur de café.

Lorsqu’il entrait dans le salon, sa patiente levait les yeux de son ouvrage et accueillait le médecin d’un : « Bonjour docteur ! Comment allons-nous aujourd’hui ? »

Léon Delagrive posait sa trousse sur la table et répondait invariablement que ce genre de question, c’était à lui de les poser. Alors, la charmante vieille dame se moquait du bon docteur, de son air bourru et de sa manière un peu démodée de se vêtir. Invariablement, il haussait les épaules et commençait son auscultation, sérieux comme un pape et attentif comme un hibou.

— Alors, ma bonne Jeanne, quoi de neuf aujourd’hui ? J’ai entendu dire que votre fils était revenu de son expédition. Nous a-t-il rapporté quelque curiosité ?

La vieille dame scruta le médecin d’un air malicieux. Sa prunelle pétillait. Elle haussa et les épaules et répondit :

— Mon Jean-François ? Je crois bien qu’il nous a ramené les fièvres.

— Les fièvres ? Diantre.

La vieille dame se pencha en avant et sur le ton de celle qui souffle à sa voisine un secret inavouable, elle chuchota :

— Il a un drôle de comportement.

— Tiens donc.

— Il a rapporté des dessins. Des drôles de dessins. L’œuvre du diable, c’est moi qui vous le dis. Que peut-on rapporté d’autres de chez les païens ? Je vous le demande.

Le médecin, rangeant son attirail et sortant un petit pot de pommade, émit un gloussement ironique.

— Oh ! Moi, vous savez, toutes ces superstitions, je n’y crois guère. Je suis un homme de science. Seule la raison m’intéresse. Au diable le diable et son train.

La vieille dame se rencogna dans son fauteuil.

— Oh ! Mais vous pouvez ricaner, monsieur l’esprit fort. Mon Jean-François, il m’en a montré des reproductions de ces gribouillages. Et quand je vous dis que ça n’a aucun sens, croyez-en mes vieilles prunelles auxquelles je tiens tant. Ça n’a aucun sens.

Le docteur s’apprêtait à prendre congé et fit mine de saluer la vieille dame. D’un signe autoritaire cette dernière le retint encore un instant.

— Figurez-vous que ce fada croit que c’est une sorte d’écriture, quelque chose qui raconterait des choses. Vous pouvez me dire ce que vous voudrez, ce ne sont pas des usages de chrétiens, ce qu’il m’a montré. Et ce jobastre y passe tout son temps. Il ferait mieux de se trouver une belle et bonne épouse qui lui pondrait de beaux enfants.

Le docteur tenait déjà la poignée de la porte.

— Bon, mes patients m’attendent, inutile d’abuser de leur patience.

— Au revoir docteur. Fermez bien la porte derrière vous. Le diable, je vous dis.

Le docteur s’esclaffa du bon gros rire de celui à qui on ne la fait pas.

— Allez, ne vous inquiétez pas, Madame Champollion, ça lui passera comme jeunesse se passe. À la semaine prochaine.

28 novembre 2015

Le livre de David (EnlumériA)

Depuis combien de temps était-il enfermé dans ce réduit ? David avait renoncé à compter les jours. Les jours ? David haussa les épaules dans l’obscurité. Les jours, les nuits, quelle importance. Ses geôliers le maintenaient dans le noir. La seule lumière que David voyait, c’était deux fois par jour, quand un géant noir de poil lui apportait ses repas. Il fallait bien que ce rustaud ouvrît la porte. À cet instant-là, David apercevait un mur grisâtre baigné dans un clair-obscur blême. Le rustaud n’était pas une brute. Il déposait la gamelle et la carafe d’eau sur la petite table d’écolier juste à côté de sa couche. Avec une sorte de délicatesse brouillonne.

Une fois par semaine, on le sortait dans ce qu’il croyait être une cour. Il ne savait pas, on lui bandait les yeux. Personne ne lui parlait. On le guidait en lui posant une main sur l’épaule et une autre au bas des reins. C’était tout.

Un soir, mais était-ce un soir, le rustaud s’était attardé pour l’observer d’un air étrange. L’espace d’une seconde, David crut discerner dans son regard une lueur de compassion. Puis, l’homme avait murmuré quelques mots incompréhensibles et s’en était allé.

C’est à cet instant-là que David avait entraperçu le livre. Après quelques minutes interminables de tâtonnements sur le sol poussiéreux, il avait réussi à mettre la main dessus. Il l’avait alors pressé contre son front puis contre son cœur. Son cœur qui battait à tout rompre. Une bouffée d’espoir l’avait alors submergé. Là on l’on trouve un livre, on trouve une raison de vivre.

Depuis, David ne cessait de le feuilleter, de le caresser dans l’obscurité. Quelques paroles d’un ancien catéchisme lui revinrent à la mémoire. Quelques mots qu’il prononça une fois, deux fois, puis comme un mantra. Ce bouquin corné qui sentait le moisi devint son livre saint, sa Bible personnelle, son Coran particulier. Une fois, il se dit qu’il était fort probable qu’il devienne aussi son Livre des Morts.

Le temps s’écoula encore un peu, à la manière d’un fleuve de lave sur un volcan.

Et puis un jour, la porte s’ouvrit toute grande sur le couloir éclairé d’une vive lumière jaune. Le rustaud l’observa quelques secondes. Il semblait chercher ses mots et enfin dans un français approximatif, il dit à David que c’était fini, qu’il pouvait partir. Qu’il était libre.

Dehors, aveuglé par le soleil de l’aube, David put lire enfin le titre de son dérisoire livre saint.

« TERRIBLE ENIGME » Jeanne de Coulomb. Collection Familia. Gautier et Languereau Éditeurs. 3 frs 50.

Évreux, 27 novembre 2015

21 novembre 2015

Raymond (EnlumériA)

 

Raymond représentait la quintessence du loser, inconscient et fier comme une teigne, bête à manger du fifre par paquet de douze. Pour commencer, laissez-moi vous décrire le spécimen. Imaginez une sorte de Jiminy Cricket d’un mètre quatre-vingt et des poussières, dégingandé comme une poupée de fil de fer, jambes arquées et bedaine raisonnablement proéminente –  Abus de bière à bon marché et pizzas kebab au Nutella. En fait, le lascar ressemblait à un polichinelle famélique la scoliose en moins. Ah oui ! J’avais omis de vous décrire son nez grognon et son menton en ganache toujours rasé à la va-comme-je-te-pousse. À contrejour, le profil du bonhomme évoquait le cul d’un poisson-lune.

Avec ça, une dégaine, visez-moi l’artiste ! Ses collègues disaient de lui qu’il se fringuait au surplus kosovar ; dans ses meilleurs jours. Pour Raymond, un relooking aurait été le défi du siècle. Burn-out assuré pour Cristina Cordula.*

Raymond travaillait comme archiviste dans une boîte obsolète proche de la faillite dont le patron, un vieux birbe paternaliste, n’avait rien compris à la révolution numérique. L’entreprise stockait tout ce qui était stockable dans de vastes cartons entassés au petit bonheur la chance sur d’interminables rayonnages et selon une méthode alphanumérique datant de 1912. Pour certains produits, le système fonctionnait encore. De l’archivage, le vieux était passé progressivement à ce qui s’apparentait le plus au métier de garde-meuble. Allez donc numériser des ustensiles de cuisine, des décors de théâtre, des spicilèges de taxidermiste ou une collection complète de charrettes à bras.

Un matin grisâtre, aux alentours de pastis moins le quart, Raymond réceptionna cinq cartons grossièrement scotchés. Sur chacun d’eux, on avait collé une étiquette sur laquelle étaient indiquées de laconiques informations. Au moment où Raymond hissait le dernier carton sur l’étagère n°12 de la cellule B de l’allée ZG du niveau 4, quelque chose attira son attention.

« 007-J.B. Access. Text. 1998 »

Raymond redéposa le carton sur le sol et observa l’étrange étiquette d’un œil décontenancé pendant 37 secondes précisément. Il renifla, remit en place une mèche de cheveux gras et soudain n’eut d’autre recours que d’enfoncer ses poings dans les poches de sa blouse bleue. Ce geste le rassurait.

Une épiphanie sommaire raviva le surmulot paresseux qui vivait dans sa tête et qui depuis un certain temps déjà lui servait de conscience. Ce n’était pas le modèle le plus performant mais Raymond s’en contentait.

Ces trois chiffres et les initiales J.B., ça lui dessinait comme un chatouillement à la troisième circonvolution à droite juste au-dessus du corps calleux. Bon sang ! Mais c’est… Yeah ! Le surmulot jubilait sous la calotte crânienne de Raymond. James Bond ! Le héros de son enfance auquel il s’identifiait lorsqu’il allait voir ses aventures au Lutétia avec sa mère. À l’époque, le petit garçon délaissé était loin d’imaginer les émois humides de maman, l’œil rivé sur la pilosité pectorale de Sean Connery et la cuisse frémissante.

Raymond jeta rapidement un coup d’œil alentour. Personne. Le doigt gourd et la lippe tombante, il déchiqueta l’étiquette et éventra le carton. Aucune vergogne dans cet acte contraire à la déontologie. C’était plus fort que lui et même le surmulot fit semblant de ne rien voir en enfouissant son museau entre la troisième et la quatrième circonvolution.

Lorsqu’il entrevit le contenu du carton, Raymond décrypta le reste de la référence – Un peu par inadvertance, il fallait bien le reconnaître. « Access. Text. » Accessoires textiles. À l’instar d’un obstétricien dément, Raymond délivra le carton démoli de son rejeton. Un superbe smoking. Suivait une paire de lunettes noires qu’il négligea pour s’intéresser au nœud papillon et à la paire de souliers vernis.

Comment vous dire ? Le surmulot, ayant perdu toute pudeur, exécutait une polka de tous les diables au risque de dévaster la cervelle de Raymond comme un couple amoureux la couche nuptiale.

Ni une ni deux. Raymond rejeta sa vieille blouse pour endosser le costume de l’espion que sa mère aimait. Les chaussures annonçaient une pointure en dessous et le smoking renâclait aux entournures. Quelle importance ? Raymond n’était plus lui-même. Il était l’Autre. Celui que maman regardait. Celui auquel elle repensait dans la solitude de son lit, certains soirs troublants. Et là, le surmulot rougit violemment.

Lorsqu’il entra dans le bureau des secrétaires, une série de gloussements stupéfaits l’accueillit. Dans la réserve, ses collègues l’observaient avec cette lueur de stupeur ironique que l’on lit parfois dans l’œil du badaud blasé. Gros Louis, le plus ancien des archivistes, l’interpela en s’étranglant de rire. Et Raymond, perdu dans sa rêverie incestueuse ne répondait rien. Le sous-chef intervint et tenta de le raisonner. Mais non. Le surmulot avait pris son congé. À la place de Raymond, il n’y avait plus qu’une carcasse balbutiante au regard perdu qui, mimant un pistolet, pointait sa main droite vers le plafond.

Lorsque deux messieurs très gentils en blouse blanche vinrent le chercher, l’archiviste les toisa avec mépris et dit : « Appelez-moi Mond. Ray Mond. »

 

* Présentatrice de l’émission Nouveau Look pour une Nouvelle Vie sur M6.

14 novembre 2015

Le bout du tunnel (EnlumériA)

Le premier Transitarium ouvrit ses portes à Genève le 12 octobre 2027 dans l’indifférence générale.

***

Martial, qui jusqu’à ce que commence notre histoire, portait assez bien son nom, commençait à en avoir plus qu’assez de cette vie de loser généralisée. Ras le bol des : « Il ne faut pas baisser les bras » et des : « Bientôt tu verras le bout du tunnel ».

Les racines du mal venaient en partie d’un certain dimanche de novembre 1999. Noélie, son épouse, avait demandé le divorce. Elle se tenait assise sur le bord du lit, droite comme un I, les bras croisés. Sur son visage, une sévérité de dame patronnesse. Martial, à peine réveillé, ne comprit par vraiment les raisons de cette décision abrupte. Il était question de chômage, de précarité insupportable et de quotidien grisâtre. Elle termina sa diatribe par l’inénarrable : « Je ne m’inquiète pas pour toi. Tu retrouveras quelqu’un rapidement. Et du travail aussi. Tu es brillant, intelligent. Bientôt, tu verras le bout du tunnel. »

***

Il ne fallut que quelques mois, cependant, pour que les Transitariums ouvrent un peu partout en Europe, puis aux USA et en Asie. Seule l’Afrique et une partie de l’Amérique du Sud échappèrent à cette tendance. L’Histoire retiendra qu’ils avaient utilisé des moyens plus conventionnels pour régler le problème.

***

En 2005, Martial n’avait toujours pas retrouvé de travail ; ni de compagne. Qui s’intéresse à un loser sans emploi abonné aux minima sociaux. Ce n’était pas faute de chercher. À chaque fois les réponses étaient les mêmes : « Vous ne correspondez pas au profil recherché. Mais au vu de votre CV, vous n’allez pas tarder à rebondir. » Ce qui était une manière polie de dire que Martial était sans emploi depuis trop longtemps, qu’il était trop vieux, bref ! Qu’il était un has-been. Un jour, un agent de Pôle-Emploi lui assura que bientôt il verrait le bout du tunnel. Pour une raison dont Martial ne se souvenait pas, ce jour-là, il ne cracha à la gueule de ce con.

***

2015 ! Le monde partait à la dérive et pourtant les politiciens s’obstinaient à prêcher le retour de la croissance. La croissance infinie dans un monde fini. Quelle absurdité ! Des publicitaires sans scrupules persévéraient dans la promotion d’une multitude de produits inutiles destinés à des consommateurs au pouvoir d’achat de plus en plus exsangue. Des opportunistes rusés et autoproclamés coaches en développement personnel vendaient leurs méthodes miraculeuses comme des petits pains. Leur leitmotiv : « Si vous êtes seul, dans la misère et malade, c’est parce que vous ne maîtrisez pas la pensée positive ! Comment ? Vous avez acheté mon livre est vous êtes toujours dans le besoin ? C’est parce que vous n’y croyez pas assez. Achetez donc mon nouveau livre qui révèle tous mes secrets pour réussir ». En gros, c’était de votre faute.

Un jour, alors qu’il patientait encore à Pôle-Emploi pour des nèfles, Martial entendit une formule qui lui mit la rage au cœur : « Et quand Ils nous auront tous mis au chômage, à qui Ils les vendront leurs produits de consommation pourris ? » Celui qui avait hurlé son désespoir fut expulsé comme un malpropre par des vigiles zélés. La sécurité ? Un secteur prospère.

2025 ! Les gouvernements étaient aux abois. L’Europe comptait un taux de chômeurs officiel de 42 %. Des réfugiés arrivaient de toutes parts, fuyant la guerre, les catastrophes écologiques et la famine ; de pauvres bougres hagards croyant en un Eldorado mort depuis longtemps. Les populations locales paniquaient, créaient des milices, se barricadaient tant bien que mal dans l’illusion d’un monde qui ne reviendrait jamais. Les politiciens tenaient des propos lénifiants, affirmaient que la reprise était pour demain. Bientôt, nous verrons le bout du tunnel. Encore un peu de patience.

***

Malgré ce climat de déshérence et des rumeurs alarmantes, l’industrie des Transitariums prospérait de manière exponentielle.

***

En 2029, le taux de chômage dégringola à 27 %. L’année d’après, on ne comptait plus que 12 % de personnes sans emplois et pourtant pratiquement plus aucune entreprises ne tournaient correctement. Excepté les Transitariums qui fonctionnaient à plein rendement grâce à une publicité efficace et un bouche à oreille performant.

***

Martial pris sa décision un certain dimanche de novembre. Il n’avait toujours pas de travail, ne touchait les minima sociaux que sporadiquement et il venait enfin de comprendre qu’il finirait sa vie dans une solitude de clébard. Las de cette angoisse larvée qui pourrissait ces nuits d’insomnie et ses journées noyées dans le mauvais vin, il prit le chemin du Transitarium le plus proche.

***

Une aimable hôtesse l’accueillit avec un sourire factice. Que pouvait-on attendre d’un androïde ? On le fit patienter quelques temps dans une salle d’attente bondée. Une multitude de visages graves, accablés, emprunts d’une extrême lassitude. Enfin, une voix synthétique appela son numéro. Il pénétra dans un bureau aseptisé et glacial. Un homme en costume trois-pièces l’accueillit en lui serrant chaleureusement la main. Il se présenta comme le docteur Martin. Il s’était composé la figure rassurante de l’antique médecin de famille. Son regard bienveillant scrutait Martial sans répit. Après quelques paroles de circonstance, le bon docteur lui proposa un verre d’un liquide bleu chatoyant. Un tranquillisant léger. Puis l’accompagna vers le sas.

C’est avec insoucience que Martial pénétra dans le tunnel noir parsemé d’étoiles qui allait le mener à la libération. Allez ! Encore quelques pas et il verrait enfin le bout du tunnel. Sa dernière sensation fut un grand flash suivi d’une brève odeur de viande grillée.

***

2037 ! La crise était terminée. La population mondiale s’était réduite à quelques dizaines de millions d’individus. On manquait de main-d’œuvre un peu partout, mais dans l’ensemble, le système fonctionnait de nouveau. Les politiciens triomphaient. La croissance était de retour.

***

À Oakland, le dernier Transitarium ferma ses portes dans l’indifférence générale ; faute d’usagers.

7 novembre 2015

La phrase détestée d'Enlumeria

« Je préfère qu’on reste amis ! »

Non, mais franchement.

Qui aurait envie de ce genre d’amitié ?

Et surtout de souffrir le martyre en voyant

la personne aimée se faire dorloter par quelqu’un d’autre ?

Franchement.

31 octobre 2015

Rumeurs (EnlumériA)

« Penses-tu que la rumeur peut tuer ? » C’était la question que se posait Lord depuis plusieurs jours. Obsessionnellement. Et c’est le message qu’il s’obstinait à m’envoyer chaque matin à 3 heures 07 précises depuis quatre jours. Sans aucune espèce d’explication et sans donner aucune autre nouvelle.

Je n’avais pas revu Lord depuis l’affaire des broches. À vrai dire, je n’en avais guère eu le loisir. J’avais certaines occupations, certes plus conventionnelles, mais plus alimentaires que celles de mon ami qui, comme vous le savez, n’avait guère besoin de courir après l’argent.

Je reçus le premier mail un lundi. Envoyé à trois heures sept du matin. De prime abord, je ne fus guère étonné de cet horaire inhabituel. Je connaissais Lord depuis suffisamment longtemps pour ne plus m’en faire quant à ses habitudes de vie. Le gaillard dormait quand il avait le temps, se restaurait au petit bonheur la chance et s’intéressait à la gente féminine lorsqu’il trouvait un instant de répit, c'est-à-dire jamais.

Combien de cœurs féminins son apparente froideur avait-elle brisés ? Dieu seul le sait. Pour ma part, je ne lui connaissais qu’une seule véritable histoire d’amour. Une certaine Ophélia ; Liliane de son vrai nom. Plus une histoire à dormir debout qu’une romance si vous voulez mon avis, mais bon ! Cela fera l’objet d’une autre histoire si vous le voulez bien. Et si toutefois Lord daigne un jour me donner son consentement, ce qui n’est pas gagné. Dès qu’il s’agit de cette femme, il perd tout sens commun.

Lundi matin donc, premier message. Idem mardi et mercredi. Le jeudi suivant, je commençais à m’inquiéter. La réitération monomaniaque du message m’alertait. Je tentais à plusieurs reprises de joindre mon ami. Sans succès. Je tombais inexorablement sur sa messagerie. Une sourde appréhension commençait à me miner en profondeur. Ce comportement ne collait pas avec les frasques habituelles de Lord. Certes, le lascar était un excentrique borderline, mais malgré les péripéties réelles ou imaginaires qui encombraient sa vie, Lord était nanti du flegme propre à son ascendance britannique.

Je passais la journée de jeudi à ruminer et à laisser de messages sans réponses sur son mobile. À tel point que j’en délaissais les corrections pourtant urgentes que j’avais promises à mon éditeur. Jeudi soir, j’eus du mal à trouver le sommeil. À trois heures piles, vendredi matin, une tasse de café à la main, je me tenais debout devant mon ordinateur. À précisément 3 heures 07, le carillon caractéristique m’annonça un nouveau message. D’une toute autre teneur, cette fois. Pourquoi n’étais-je pas rassuré ?

« Hello, Richard ! Si tu lis ce mail en temps réel, c’est que tu crois que la rumeur peut tuer. Je suis à la maison, je t’attends. P.S. Ne perds pas ton temps et ton argent à téléphoner. Rapplique immédiatement. »

J’eus la chance de trouver un taxi en maraude. Je me voyais mal parcourir à pied les trois kilomètres qui séparaient mon domicile de l’hôtel particulier de Lord. D’autant qu’en ce mois d’octobre le temps était au crachin.

Lord m’ouvrit avant que j’eus le temps de sonner.

Visez-moi cette dégaine ! Pas rasé de plusieurs jours, le cheveu gras et l’œil rouge ; la chemise et l’haleine douteuse.

—Tu sors d’une poubelle ou tu testes les effets de la crasse sur ton humeur rayonnante, mec ?

Il marmonna quelque chose de vague et me fit entrer précipitamment.

— Entre, pauvre truffe. Le buteur cherche à me buter.

Je jetai mon trench-coat sur le sofa, me laissai tomber juste à côté et sans attendre je tendis la main vers la bouteille de scotch qui trainait sur la table basse. D’un œil distrait, je cherchai un verre que j’imaginai – allez savoir pourquoi – nécessairement se trouver là. Bingo ! Un verre sale à moitié plein et un verre propre, vide. Un paquet de Dunhill froissé et un cendrier surpeuplé. Comme égarée par les vapeurs d’alcool et de nicotine froide, une coccinelle divaguait d’un verre à l’autre. Je m’emparai du verre propre, laissant l’autre aux miasmes de mon ami égaré lui aussi. Désignant le verre sale, je lui fis remarquer qu’il ne semblait pas souffrir de la soif tout en me demandant ce qu’une coccinelle fichait là en octobre.

Lord se tenait debout devant moi, groggy, envasé dans je ne sais quelle songerie morbide. Imperturbable, je me servis un verre et attendit sa déclaration en sirotant une première gorgée.

— Crois-tu que la rumeur peut tuer ? demanda Lord d’une voix qui semblait traverser plusieurs épaisseurs d’ouate.

Je sentis – Oh ! Rassurez-vous, juste un peu – la moutarde me monter au nez. Une moutarde ultra forte qui piquait sauvage même en quantité homéopathique. À vrai dire, l’inquiétude qui m’avait perturbé ces dernières heures se transformait peu à peu en une assez performante contrariété. Je vidai mon verre cul sec et le reposai sur la table avec une violence toute contrôlée. Bhâm ! La coccinelle sursauta mais ne s’envola pas.

— Accouche ! Je suis fatigué de tes simagrées. Tu me soûles depuis lundi, tu le sais, ça ?

Lord s’assit sur un pouf ou plutôt s’y écroula comme un chien à bout de force.

— Vendredi dernier, j’ai croisé Ophélia. Au marché d’Aligre. Je ne l’avais pas revue depuis des semaines. Je croyais être guéri, mais je t’en fiche. À peine l’avais-je reconnue dans la foule que mon cœur s’est renversé dans ma poitrine comme une soupière pleine dans un grand huit.

J’admirais décidément son sens de la métaphore.

— Nous avons échangé quelques mots, de manière très informel, elle m’a dit qu’elle avait un nouveau petit copain.

Lord s’arrêta. Il garda le silence une minute qui me parut une heure. Je m’impatientai et d’un signe assez sec de la main je lui fis signe de continuer.

— Cette rencontre m’a perturbé, ajouta-t-il enfin. Et quand je dis perturbé, je devrais dire que cette histoire de petit copain m’avait mis hors de moi. Un footballeur. Oui, mon pote. Tu as bien entendu. Un footballeur bas du front, une intelligence de protozoaire. Merde ! Qu’est-ce qu’elles ont toutes à préférer les muscles à l’intelligence ?

— Un vieux relent préhistorique, expliquai-je. Une brute violente et baraquée est une garantie de survie, ça rapporte du gibier et ça protège la progéniture le cas échéant.

— Mais, nous ne sommes plus à la préhistoire.

J’écartai les bras en signe d’impuissance. Qu’est-ce que j’en savais, moi, du fonctionnement des femmes ?

— C’est quoi cette histoire de rumeur ?

Lord tendit la main vers la bouteille que j’attrapai aussitôt.

— Tu boiras plus tard. Explique !

Il prit une profonde inspiration. Son regard s’envola au plafond comme pour y chercher une autre coccinelle. Je baissai les yeux ; ma coccinelle à moi s’était blottie contre le paquet de Dunhill. Vous allez trouver ça bizarre, mais l’espace d’une seconde, j’eus l’impression qu’elle cherchait à me dire quelque chose.

— En sortant du marché, j’ai entendu quelqu’un qui parlait de moi, enfin de nous. Deux hommes. L’un portait un maillot du PSG. L’autre lui disait comme ça : « Puisque je te dis que je les vus. »

Dégouté, je haussai les épaules.

— Oh ! Mais tu peux hausser les épaules. N’empêche. À la boulangerie, une heure plus tard, une vieille racontait à la patronne qu’elle avait vu un couple s’embrasser au marché. Elle a même précisé que ce couple-là ne paraissait pas très légitime. Et…

— Non mais, tu t’entends ? Tu as conscience des conneries que tu racontes. Allez ! Dis-moi. – Je montrai la bouteille – combien de verres ?

L’espace d’un instant, j’eus le sentiment que Lord allait me sauter dessus.

— Je ne sais pas, dit-il enfin. Deux, peut-être trois… Je te jure que tout le quartier est au courant. Les nouvelles se colportent vite de nos jours. Dès le lendemain, j’ai surpris des conversations. Ça cause sévère. Des gorges chaudes, je te dis. Moi, je lui ai juste parlé. Je te jure que je lui ai juste parlé.

— D’accord. Tu lui as juste parlé et tu t’imagines que le monde entier n’a rien d’autre à foutre que de colporter des rumeurs sur ton compte. Faut consulter mon vieux.

Lord se rembrunit.

— Ouais. T’as raison. Et comment tu expliques la présence de tous ces supporters dans le coin depuis hier. Hein ? Comment ? C’est cet abruti de footeux qui a prévenu ses potes. Il a entendu la rumeur et il veut me buter.

Vous voulez savoir, les amis ? À ce moment-là, je me suis vraiment demandé s’il ne serait pas salutaire de lui balancer un seau d’eau froide à Lord. Juste histoire de calmer cette paranoïa qui prenait possession de lui. Cette Ophélia d’opérette commençait à me courir sur le haricot. Elle n’en avait jamais rien eu à battre de Lord. Jamais. Qu’est-ce qui lui avait pris de s’enticher de cette bonne femme. Surtout avec la réputation qu’elle se trimbalait. La rumeur toujours la rumeur, mais vérifiée celle-là. Ô combien.

— Si tu regardais la télé de temps en temps, tu aurais su qu’hier, il y avait un match important. Ceci expliquant cela. Les supporters, on les trouve souvent aux abords des matches importants.

— Mais…

— Ta gueule ! Quant à ta Liliane, parce que c’est Liliane qu’elle s’appelle, pas Ophélia, c’est une allumeuse. Elle se fout de ta gueule depuis des mois et toi, tu ne vois rien. Tu veux savoir ce qu’elle dit la rumeur. Elle raconte comme ça que tu te fais des gros films. Des blockbusters, mec ! Dans ta tête, c’est Bollywood. Faut arrêter, maintenant. Moi, la nuit, j’ai autre chose à foutre que de traverser la ville pour écouter des calembredaines. La rumeur. Ah ! Ils rigolent bien les copains. La rumeur, bonhomme, elle est dans ta tête.

Lord regardait ses chaussettes avec embarras. Il était blême et tremblant. Il crevait de peur et je n’y pouvais rien. Sur la table basse, la coccinelle avait repris ses pérégrinations. Lord me demanda la bouteille de scotch. Je la reposai sur la table.

Lord sortit un papier froissé de sa poche revolver. Il me le tendit.

Il s’agissait d’un flyer. Le genre de prospectus flashy distribué par des bombasses latina aux alentours des discothèques branchées. Une coccinelle revêtue d’un sweat-shirt rose affublé d’un numéro 10 vert fluo portait son doigt à sa bouche comme pour dire chut. Au-dessus de sa tête, une bulle proclamait : « Graham Parker and the Rumour. En concert à l’Ophélia. »

Cette nuit-là, je me suis rigolé dessus comme jamais. La mine déconfite de mon ami n’arrangeait pas les choses. Malgré son air furibard, je ne parvenais pas à me calmer.

Il but son verre et, juste avant de le poser, me demanda abruptement pourquoi je ne croyais pas aux signes puis il tenta d’écraser la coccinelle avec un je-ne-sais-quoi de tordu dans l’œil. Sans succès.

Je m’écriai :

— Mais t’es complètement con ! Elle s’appelle Ophélia cette bestiole. Merde ! Tu veux tuer ton amour ? Et la rumeur ? Qu’est-ce qu’elle va dire la rumeur ?

— Tu ne comprends rien. Je vais me coucher, répondit-il, écœuré.

Lorsque je pris congé, le jour se levait à peine. La rumeur de la ville racontait que le monde s’éveillait doucement. Le ciel était clair. Quelque part, au sortir d’un club, des musiciens remballaient leur matos. Je relevai mon col et décidai de rentrer à pied ; juste pour rassurer la coccinelle posée sur mon épaule.

 

Évreux, 29 octobre 2015

24 octobre 2015

Six thèmes D ! Et bien plus en corps. (EnlumériA enfin D-masqué)

         Sacré D-fi pour cette semaine ! Vraiment. Système D, système D-brouille ? C’est ça ? Pour l’heure, c’est surtout : « Sauve qui peut, chacun se D-merde comme y peut ! » Aucune idée sous le chapeau, rien sous le manteau et nada sous la couette. Remarquez que ça fait belle lurette que sous la couette, il ne se passe plus tripette. Je vous épargne les D-tails, ce serait D-placé. Bref ! Revenons à ce fameux système D. Essayons donc de D-busquer quelques i-D. S’agirait-il de :

 

  • D-virer
  • D-visser
  • D-vergonder
  • D-valoriser
  • D-trôner
  • D-trousser
  • D-traquer
  • D-tracter
  • D-tester
  • D-serter
  • D-synchroniser
  • D-sunir
  • D-structurer
  • D-foncer
  • D-rouiller
  • D-zinguer
  • D-sosser
  • D-soler
  • D-sobliger
  • D-sintégrer
  • D-daigner
  • D-former
  • D-shumaniser

 

D-sastreuse, cette liste, non ? Que des verbes D-solants. Je suis D-sarçonné. Allez ! Inutile de D-blatérer. On se D-tend, on se D-saltère et on se D-siste. D-cidément, trop difficile, le thème de cette semaine. Je D-missionne, j’ai trop peur de la D-bâcle et aucune envie de subir une « D-fête ». Par la suite, certains pourraient me D-nigrer voire D-tecter une certaine D-sinvolture chez votre D-voué serviteur. Perspectif D-mentielle que je me refuse à D-couvrir.

 

Votre D-janté EnlumériA

 

5 septembre 2015

Arpège mortel (EnlumériA)

J’étais perdu. Cela ne faisait aucun doute. Depuis combien de temps ? Quelques heures, quelques jours, quelle importance ? La soif ne me tenaillait pas trop, je me désaltérais dans des flaques ici et là. Je me nourrissais de baies sans trop savoir lesquelles choisir. Pour l’instant, mes intestins me laissaient en paix. C’était bon signe.

Cette forêt paraissait insondable, éternelle. Déjà, j’avais du mal à me souvenir des circonstances qui m’avaient poussé à me précipiter dans ce traquenard. Les hommes du duc étaient à mes trousses. Tout ça pour un pitoyable lapin cueilli au collet, croyez-vous ? Non, j’étais luthier de mon état, pas braconnier. J’ai juste été un peu trop soucieux de la beauté de la duchesse. Et cette vieille fripouille de duc ne supportait pas d’être cocue, même en rêve. Bref ! J’étais maudit pour un simple regard. Ma seule faute avait été d’offrir un luth à une noble dame.

Il régnait dans ces bois un silence étrange, inopportun. D’habitude, la forêt bruisse d’un millier de vies. Mais depuis quelques heures, je n’entendais plus que le bruit de mes pas. Je ne percevais même plus les aboiements lointains des chiens, de robustes lévriers irlandais, chasseurs de loup.

Je pris le temps de m’asseoir sur une souche, histoire de faire le point. La nuit n’allait pas tarder à tomber. Il commençait à faire froid. Un lourd pressentiment me taraudait la poitrine. Je poussai un profond soupir en décidant que, par la barbe de Satan, ce ne serait pas le dernier. Il y eut comme un frémissement dans les frondaisons. Une sorte de gémissement ténu comme la respiration d’un poitrinaire. Au loin, un engoulevent poussa son chant lugubre. Je tendis l’oreille. Était-ce mon imagination ? J’entendais les lointains arpèges d’un luth.

Je me levai et je me faufilai à travers les taillis en direction de la musique. Je crapahutais comme ça quelques centaines de pas lorsque je distinguai une lueur jaunâtre un peu plus loin.

Je débouchai sur une clairière assez bien entretenue. De l’autre côté, je vis une petite estrade éclairée par des flambeaux. Un ménestrel accordait son instrument en marmonnant. À côté, un lapin embroché cuisait sur des braises. Une mule paissait tranquillement. Rien d’autre.

J’approchai lentement. Je ne comprenais pas vraiment cette mise en scène. J’interpelai le luthiste qui continuait de s’accorder sans prendre garde à ma présence. Sur les braises, le lapin commençait à sentir le brûlé.

Comme l’homme paraissait sourd à mes paroles, je haussai le ton, le blasphème au bord des lèvres. Derrière moi, il y eu un piétinement. Le luthiste jeta sur moi un regard absent. C’est seulement à cet instant que je reconnus l’instrument. Un rire féminin clair comme un ruisseau raisonna dans l’obscurité. Un ordre bref claqua. Le carreau d’arbalète m’atteignit en pleine poitrine. Celui-ci était orné d’une mince lanière de soie. J’eus à peine le temps de reconnaitre les couleurs de la duchesse avant de sombrer dans un puits sans fond.

 

Évreux, 1er septembre 2015

1 août 2015

La vieille dame et l’oiseau (EnlumériA)

Il était une fois, une très vieille dame, très modeste et très pieuse. Du plus loin, qu’elle s’en souvenait, elle n’avait jamais manqué la messe dominicale. Cette vieille dame avait trois fils qui avaient tous bien réussi dans la vie. Elle les avait élevés seule et ne tarissait pas d’éloges pour sa progéniture.

Or, il arriva que cette dame, un jour, atteignit ses cent ans. Elle-même, n’en revenait pas. Elle répétait souvent que Dieu l’avait oublié et ne manquait pas une occasion de se rappeler à son bon souvenir dans ses prières du soir. Elle culpabilisait, se disait qu’elle avait fait son temps et son devoir. Qu’elle avait enfin droit au paradis.

Ses fils ne l’entendaient pas de cette oreille. Les gaillards n’étaient pas pressés de laisser partir leur petite maman chérie.

Ils décidèrent, d’un commun accord, de fêter l’événement en organisant une petite fête sans prétention et se lancèrent le défi d’offrir le cadeau le plus original qui fut.

L’aîné, qui avait fait fortune dans la joaillerie, offrit une somptueuse parure de diamants agrémentée de rubis et d’émeraudes.

Le cadet, qui devait son succès au marché de l’automobile, fit fabriquer par les meilleurs artisans une merveilleuse reproduction de la voiture qui avait servit pour le mariage de leurs parents, la fameuse Tucker Sedan de 1948, entièrement réalisée à la main.

Le benjamin qui connaissait la ferveur religieuse de sa mère, fit jouer ses relations afin de se mettre en quête d’un cadeau unique au monde et il le trouva. C’était un perroquet de toute beauté capable de réciter la Bible par cœur, et sur commande s’il vous plait. Il pouvait même vous chanter le Cantique des Cantiques ou vous psalmodier les évangiles et l’Apocalypse réunis sans aucune fausse note. Il suffisait de demander et l’oiseau obtempérait d’une belle voix bien posée. Une merveille.

La célébration du centenaire de la vieille dame fut une réussite. Tout le gratin était réuni. On avait même invité Monseigneur Di Calabrio, camerlingue du Sacré Collège qui célébra la messe en personne et le célèbre ténor Luciano Poilderotti, qui avait annulé une date pour venir spécialement interpréter l’Ave Maria de Schubert. Comme vous venez de le deviner, la vieille dame se prénommait Maria.

Quelques jours plus tard, les trois frères reçurent chacun une carte de remerciement accompagnée d’un petit commentaire. L’aîné fut informé que le joyau était beaucoup trop ostentatoire pour une vieille dame toute simple. Elle l’avait donc mis en vente au profit de différentes œuvres caritives. À sa grande surprise, le cadet apprit que la Tucker Sedan avait été offerte à titre de dation à la Cité de l’automobile de Mulhouse. Quant au benjamin, il reçut le petit mot suivant : « Mon cher petit, tu connais ma légendaire humilité et je te confirme que c’est bien toi qui a eu la meilleure idée de cadeau. Bien qu’un peu difficile à plumer, le poulet que tu m’as offert s’est révélé délicieux avec une petite sauce aux morilles et un verre de vin de Toscane. Je me suis régalée. Je t’embrasse très fort. »

25 juillet 2015

Tu parles d’une gueule de bois (EnlumériA)

Le flic poussa un profond soupir de lassitude. Il consulta sa montre d’un air dégoûté et but une autre gorgée de bière tiède. Il reposa la cannette sur le bureau et étudia une nouvelle fois le pauvre bougre tremblotant recroquevillé devant lui. Une sorte d’épouvantail souffreteux et larmoyant vêtu d’un short de cuir et d’une chemisette à carreau, coiffé d’un drôle de chapeau tyrolien d’où dépassait une mèche de cheveux gras.

— Reprenons ! Monsieur… Hé ! Monsieur ? – Le flic fit claquer ses doigts sous le nez du bougre qui semblait s’assoupir – Oh ! Vous m’écoutez, oui ?

L’épouvantail s’ébroua. Un salmigondis improbable sortit de sa bouche.

— Z’riez pune c’gar’tte ?

— Quoi ? Ah ! Tu veux une clope. Désolé, on ne fume pas ici. Bon. Donc, Tu… enfin… vous disiez vous être réveillé au milieu de nulle part et que votre père voulait vous foutre une raclée. Au petit matin. Hein ? C’est bien ça ?

Le flic fit de nouveau claquer ses doigts.

— Et merde ! Oh ! Jeannot ! Apporte un café, s’il te plait. Bien serré. Il est anesthésié le mec.

Quelque secondes plus tard, Jeannot posa la tasse sur le bureau.

— Tiens ! Tout frais sorti du perco.

L’épouvantail tendit un bras incertain vers la tasse, faillit en renverser la moitié mais réussit quand même à boire le breuvage. Il fut pris d’une violente quinte de toux en absorbant la dernière gorgée.

— Rhuummm ! Ashta… rrhouah ! Zauriez une garette ?

Le premier flic écarta les bras en signe d’impuissance.

— Putain ! Il va nous pourrir la matinée, celui-là. Bon ! Allez, va me chercher l’autre dans le couloir. Il sera peut-être plus éveillé.

 

Un petit homme grassouillet entra dans le bureau. Il était vêtu de fripes mais paraissait tout de même relativement soigné. Il portait une petite moustache à la Groucho Marx et affichait le sourire embarrassé d’un gamin de douze ans surpris en flagrant délit de masturbation.

Le flic attrapa la pièce d’identité que lui tendait Jeannot.

— Vous vous appelez Couchette. Maurice Couchette. Et vous habitait à la Madeleine.

Le rondouillard hocha la tête avec des airs de conspirateur.

— Oui, monsieur l’agent.

— Oui, monsieur l’agent. Vous connaissez cet olibrius ? Vous pouvez me dire ce qui s’est passé ce matin ?

— Ben oui, je crois. Vous voulez savoir quoi au juste ? Parce que moi… heu… Enfin, vous comprenez, quoi… Je ne voudrais pas d’ennui dans mon quartier. Je suis très connu, vous savez.

— Ah ouais ? Vous êtes une sorte de loup blanc, hein, c’est ça ? Tu savais qu’il y avait des loups à la Madeleine, toi, Jeannot ?

— Des rats, oui, je savais, mais des loups.

Le flic se fit plus aimable en proposant un siège au petit gros.

— Vous faites de la politique ? C’est pour ça que vous êtes connu ? demanda Jeannot.

L’autre eu une moue d’incompréhension.

— Vous êtes marxiste ? Tendance Groucho, c’est ça. Il mit deux doigts sous son nez, en guise de moustache.

— Non. Avant j’étais clerc de notaire. Et puis j’ai eu des problèmes. Vous savez, la pitanche, tout ça. Bois sans soif, je m’en cache pas, mais pas au point de me mettre dans des états pareils, expliqua-t-il en désignant l’épouvantail. En fait, je suis connu parce que j’aide les moricauds à remplir leurs papiers, des conneries comme ça, quoi.

Le flic éclata de rire.

— Les moricauds ? Oh merde ! Mais vous sortez d’où, vous ? Et après c’est nous qu’on traite de racistes.

— Mais, je suis pas raciste, monsieur l’agent. Mais comment voulez-vous qu’on les appelle ? Il en arrive de partout, tous les jours, à pleine brouette.

— Ouais, bon. Revenons à nos moutons. Racontez-moi ce qui s’est passé ce matin.

— Ben… Je revenais de la boulangerie, quand j’ai vu Arthur arriver en courant – il désigna de nouveau l’épouvantail – Y gueulait comme un putois orphelin. Y disait comme ça qu’il venait de retrouver son père dans le parc derrière la bibliothèque municipale. Et qu’il était mort, son père. Depuis vingt ans. Mais qu’il voulait quand même lui foutre une branlée.

— Donc, vous le connaissais ? Parce qu’il n’a aucun papier sur lui.

— Oui. C’est Arthur Lambrieux. Un ancien menuisier qui a, comme qui dirait, mal supporté que sa Géraldine se débine avec un gitan. C’est vrai que d’habitude, y suce pas de la glace, mais j’ai l’impression qu’hier soir, il a battu des records. Faut dire que c’était Halloween.

Le flic lança un clin d’œil à Jeannot.

— Vous êtes des grands gosses, pas vrai. Ah, non ! Halloween. Moi qui croyais avoir tout vu. Bon, ensuite. Il a eu le temps de vous dire quelque chose, avant de partir en vrille.

— En vrille. En looping, vous voulez dire. Arthur, il est ingérable. Il a le foie lié. Demandez aux gens du quartier. Il fait une fixation sur Pinocchio, vous savez le bonhomme en bois. C’est pour ça qu’y s’habille comme ça. Y croit que sa Géraldine, c’est la Fée Bleue. Qu’un jour ou l’autre, elle va se lasser de son manouche et qu’elle va revenir. Quel con !

— Oui, mais ça explique pas l’état de panique dans laquelle la patrouille l’a ramassé. Vous lui avez dit quelque chose de spécial ? Une blague qu’il aurait mal prise, à propos de son père ?

— Mais non, monsieur l’agent. Quand vos collègues sont arrivés, on se battait pas. J’étais juste en train d’essayer de la calmer par rapport à l’expo.

— L’expo ?

— Oui. Dans le parc. Il y a une exposition de sculptures sur bois… Depuis deux jours. Organisée par la maison de quartier. Tout le monde s’y est mis. C’était cool.

— Désolé, mais je ne vois toujours pas.

— C’est simple. Hier soir, il avait le projet de se déguiser en Pinocchio et de faire la tournée des popotes. Pas pour réclamer des bonbons. Tss ! Tss ! Pour réclamer des gorgeons. Les gens du coin se sont pris au jeu, je suppose et du coup, l’Arthur il a bien chargé la mule. Je présume qu’il s’est réveillé dans le parc sous une sculpture et qu’il aura cru que c’était son père revenu d’entre les morts pour le corriger. Vous parlez d’une gueule de bois.

 

Évreux, 23 juillet 2015

18 juillet 2015

C’EST EN OPTION (EnlumériA)

Comme d’habitude, la boîte à lettres débordait de publicités. Cinq jours d’absence et voilà le résultat. Maurice était excédé. Au bord de la crise de nerfs. D’autant plus que cette semaine chez sa mère avec ce bourrin qu’elle s’était déniché sur Meetic s’était soldée par la mise à la casse de sa 405.

« La courroie ! » avait diagnostiqué le dépanneur. « Ça ne pardonne pas. Le moteur est foutu et vu la cote à l’argus de cette poubelle, vous seriez perdant à la faire réparer. »

Maurice n’avait apprécié que modérément le terme employé par le garagiste. Donc retour avec une voiture de location aimablement prise en charge par son assurance. Moins la franchise et les frais de dossier.

Maurice fit le tri en maugréant. Il cherchait un éventuel courrier important caché au milieu de cette daube tape à l’œil. Une facture. Carrefour moins cher. Grand marabout Moussa Diop. Leclerc encore moins cher. Intermarché… Moins cher. Hé merde ! Encore une facture. Lettre de rappel. Papier, papier et repapier. On avait déjà tué trois arbres.

Maurice allait balancer tout ça dans la poubelle quand son œil blasé aperçu un détail intrigant. Une publicité pour une voiture. Fabrication chinoise. Un nouveau modèle moins cher. Moins cher que quoi ?

Maurice récupéra le document, le fourra dans sa poche et monta sans attendre les deux étages qui le séparait de son petit appartement de célibataire. Il se rappela une question entendue la veille qui l’avait salement mis en rogne. « Vous êtes célibataire par choix ? Oui, mais ce n’est pas le mien. » avait-il répondu.

Aussitôt la valise posée dans l’entrée et une bière attrapée dans le frigo, le vieux garçon étudia attentivement le prospectus. Il était question d’une voiture coûtant – Tenez-vous bien – 1999,99 €.

Alors là ! Maurice n’en revenait pas d’une telle aubaine. Il disposait justement d’à peu-près cette somme sur son Livret A. Sans attendre, il enfila un veston et fila chez le concessionnaire. À ce prix-là, il valait mieux ne pas trainer.

Le vendeur l’accueillit comme s’il était le roi de Prusse. Sourire Jacob Delafon sur un visage glabre à faire peur, l’homme de l’art lui présenta le miraculeux véhicule.

Maurice faillit tomber à la renverse.

Pas de portières !

C’est en option, répondit le vendeur.

Et les sièges passagers, ils sont où les sièges passagers ?

C’est en option, monsieur.

Et les phares ? Et le rétroviseur ? Il n’y a pas de coffre ? Et la roue de secours ?

Le vendeur, sans se départir de son immuable sourire, expliqua qu’une voiture à moins de 2000 €… Fallait pas trop en demander.

Maurice se ressaisit et demanda combien ça coûterait s’il prenait les options ?

Moins de 15000 €, monsieur. Une affaire.

Moins de 15000 € ? C’est-à-dire ?

14999,99 €, monsieur.

Le coup de boule de Maurice ruina le sourire faïencé du vendeur.

« C’est en option » expliqua-t-il en prenant congé.

 

Évreux, 14 juillet 2015

 

20 juin 2015

Un père ingénieux (EnlumériA)

Loona sursauta. Un petit cri aigu venait de retentir dans la pièce du fond. La chambre des enfants. Il y eu un silence puis un autre cri suivi d’une longue plainte mouillée. Loona posa son ouvrage et alla voir ce qu’il se passait. En fait, elle savait pertinemment de quoi il s’agissait. Mergil, sa fille, venait encore de se piquer. Depuis qu’elle se sentait suffisamment grande pour s’habiller seule, cela arrivait sans cesse. Mergil venait d’avoir quatre étés et elle s’épanouissait comme une fleur tendre. Si tendre qu’elle déchirait ses doigts chaque matin et chaque soir. Loona prit Mergil dans ses bras pour la consoler. La petite fille montra son doigt sur lequel perlait une goutte de sang. Loona suça la plaie et embrassa la petite sur le front. Il était temps de faire quelque chose.

Lorsque Borth rentra de la chasse, Loona lui expliqua ce qu’il s’était encore passé. Borth haussa les épaules en signe d’impuissance. Mergil se piquait avec la fibule de sa tunique comme tous les enfants de son âge. Et alors ?

Loona insista, insista encore pour que Borth trouve une solution. Pour qu’on en finisse.

Alors, Borth se retira près du vieil orme, non loin du jardin potager où Loona cultivait quelques racines. Il aimait méditer sous l’ombre du vieil arbre au retour de la chasse, juste avant de prendre le repas du soir. Il contemplait le jardin depuis quelques instants quand, en observant une drôle de petite pierre creusée au centre, l’évidence lui sauta aux yeux. Il se leva et alla chercher la tunique de Mergil sous œil intrigué de sa compagne. Il se mit à l’ouvrage immédiatement.

Il commença d’abord par faire un petit trou sur le bord de la tunique. Puis il attrapa un morceau de ficelle qui trainait par-là, une aiguille et hop ! Il attacha la petite pierre sur l’autre bord de la tunique. Il rejoignit les deux pièces d’étoffe, et d’un geste précis, il les assembla avec son petit appareillage. Fier de lui, il appela Loona et Mergil pour faire une démonstration de sa trouvaille.

Son épouse poussa un sifflement d’admiration devant l’ingéniosité de son homme.

Voilà ! Leur petite fille ne se piquerait plus avec la fibule en attachant les deux pans de sa tunique. Ils décidèrent d’appeler ce dispositif un bouton. Comme les jeunes pousses de fleurs des champs.

Deux jours plus tard, Loona entendit Mergil pousser un petit cri de surprise. Quoi encore ? À la mine désolée de la fillette, Loona comprit qu’elle avait perdu son bouton.

Borth saura bien lui en confectionner un autre. Au retour de la chasse. Mais ça n’allait pas changer la face du monde.

 

Évreux, le 19 juin 2015

Publicité
<< < 1 2 3 4 5 > >>
Newsletter
Publicité
Le défi du samedi
Publicité