11 mars 2017

LE QUART D’HEURE AMÉRICAIN (EnlumériA)


 
Hermance adorait danser. Depuis sa prime enfance, elle s’efforçait en entrechats devant la grande armoire à glace de sa chambre. C’était bancal, tout de guingois, mais elle se régalait. Ses bras tourbillonnaient autour de ses maigres épaules tandis que ses hanches se balançaient en rythme impaire genre quatre et trois font sept. Ce n’était pas du tout en mesure, mais Hermance s’en moquait. Enfin, plutôt dire qu’elle ne s’en rendait pas compte. Pourtant, son père, un butor à l’haleine chargée, ne se privait pas de se gausser et de tourner en dérision cette pauvre gamine. Comme il existe une justice immanente, le bonhomme, veuf prématurément, se retrouva dans la peau d’un de ces pauvres types qu’on voit parfois danser seuls dans les bals du 14 juillet, ivres et la main plaquée sur le ventre, le regard vitreux perdu dans le vague.

Hermance grandit. Elle fêta bientôt ses dix-huit ans, âge assez magique qui permet aux jeunes filles dans son genre d’échapper à la tyrannie paternelle. « Je suis majeure, je fais ce que je veux ! Si j’ai envie d’aller danser, j’irai danser. Je n’ai plus besoin de ta permission, Papa. » Le mot « Papa » étant prononcé avec ce mépris glacé propre à la jeunesse. La réponse fut simple et claire : « Tant que c’est moi qui paierait le froc que t’as sur le cul et le bifteck qu’est dans ton assiette, ce sera à ma façon. Si t’es pas jouasse, tu te trouves un boulot, un appart’ et tu fous le camp. La porte est grande ouverte. »
Il n’en fallut pas moins. Dans le mois qui suivit, Hermance trouva un job de caissière à l’hypermarché du coin et un studio pas trop frais mais vivable chez une petite mémé connue de longue date. Le veuf se retrouva seul, pauvre Robinson de HLM, avec pour seul Vendredi un cubi de mauvais vin.

Hermance, elle, ne manquait aucun bal, aucune soirée dansante. Elle était de tous les évènements où l’on diffusait un tant soit peu de musique. Toujours à contretemps, toujours de guingois et bancale, mais assidue à la valse, au tango et au twist ; sans oublier le madison et le jerk où elle excellait malgré elle dans ce grand n’importe quoi plus proche de la danse de Saint-Guy que du charleston. C’est là qu’elle découvrit, assez rapidement, les sombres mystères de la tapisserie. Faire tapisserie était une expression qu’elle n’avait jamais entendue jusqu’alors. Elle prenait heureusement son mal en patience, attendant avec impatience le quart d’heure américain, ce moment de la soirée où c’était le tour des filles d’inviter les garçons. Ça marchait plutôt pas mal… Pour les autres filles. Hermance récoltait les râteaux.

Il arriva cependant que la chance tournât. Un soir d’été, lors d’un bal donné sur la place de la mairie à l’occasion d’on ne sait quel comice agricole, alors qu’elle tenait son rôle de tapisserie avec le plus grand flegme, elle vit arriver une sorte de grand échalas costumé machiavélique. Pantalon de velours côtelé vert, chemise orange à rayures bleuâtres et cravate mal nouée disons, comment dire, d’une couleur plus qu’incertaine. De loin, on avait l’impression que cette maudite cravate était décorée d’une multitude de petits cancrelats. De plus près, on remarquait avec soulagement que les insectes n’étaient en fait que des ananas mal dessinés. Bref ! Malgré son look de farfouillard en déroute et sa coupe de cheveux aléatoire, l’échalas eut l’heur de plaire à cette bonnasse d’Hermance. Ne le quittant pas des yeux — ce qui n’était pas bien difficile — elle attendit avec patience le fameux quart d’heure américain.

Et ça tardait, ça tardait. Le DJ n’en finissait pas de finasser. Il beuglait d’une voix de rogomme dans son micro que voilà, le fameux quart d’heure n’allait pas tarder préparez-vous mesdames à rencontrer votre âme sœur votre coup d’un soir ou l’objet de votre prochaine crise de larmes ou de rire. Ainsi que tout un chapelet de blagues de comptoir entre un tube des Village People et la dernière escroquerie Hip-Hop. Et allez hop ! Pendant ce temps, Hermance se morfondait, tremblant de peur de se faire souffler le bellâtre psychédélique par un boudin de passage.

Et puis non. Le lampion humain n’attira personne dans ses filets. Il avait beau ressembler à ces fleurs bariolées piégeuses d’insectes, il n’en attira aucun. Sauf bien sûr notre fine mouche d’Hermance qui se précipita sur lui dès le signal du DJ.

Elle fila comme le vent, de guingois et toute bancale, mais fermement décidée à remporter l’affaire. L’échalas, accoudé à la buvette ne vit rien venir. En deux temps et trois mouvements, il se retrouva collé-serré au beau milieu du dancefloor, avec, pendu à son cou, une espèce d’épouvantail à lunettes éperdu comme un merlan frit dans un samovar. D’une danse, une autre. Une polka, un slow et l’affaire était dans le sac. Ces deux-là, aussi piètres danseurs l’un que l’autre, contrits et confits d’une tendre ringardise, étaient fait pour se rencontrer. 

Tout absorbés qu’ils étaient l’un de l’autre, ils ne remarquèrent pas un pauvre bonhomme au regard vague, un peu pompette, qui dansait seul, une main plaquée sur la bedaine et un mégot coincé entre ses lèvres aigries.  


Évreux, 08 mars 2017

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04 mars 2017

La fête du slip (EnlumériA)

 

     Lord avait toujours souhaité avoir un animal de compagnie. Il me racontait souvent que dans son enfance, il avait possédé un petit chat blanc baptisé Cream ainsi qu’un énorme labrador au dos si large que son père menaçait sans cesse de s’en servir comme table de salon mobile. Trooper.

     Cependant, il avait tellement souffert quand ses compagnons étaient morts qu’il reportait sans cesse le projet d’avoir un autre animal à la maison. Certes, déclarait-il, je ne suis plus un gosse mais quand même, j’ai toujours un cœur que je sache. Je ne suis pas un monstre.

     C’était toujours à cette saillie que je m’esclaffais. De cette sorte de ricanement narquois qui parfois peuvent heurter les âmes sensibles ; une population assez restreinte dans ce monde cruel mais dont Lord faisait néanmoins partie (enfin sauf le lundi après-midi, mais ça c’est une autre histoire). Vous savez quoi ? Je pense vraiment que Lord était une sorte de monstre ; à sa manière.

     L’aventure commença un dimanche. Comment ça un dimanche ? Parce que Lord n’aurait jamais envisagé de m’inviter un autre jour et certainement pas un lundi après-midi (mais ça c’est… Bref !) Il m’avait donc invité un dimanche à déjeuner pour me concocter un de ses fameux rôtis bouillis au four dont il avait le secret. Lord maitrisait l’art de rater systématiquement la cuisson des viandes : canard trop cuit, porc bouilli à peine rosé à l’intérieur et steaks carbonisés. Le pire, c’est qu’il était convaincu d’être un cuisinier hors pair. « Chez Lord, la table est bonne », répétait-il à l’envi. « Tout le secret est dans la cuisson ! » Quand il martelait ça, j’avais le sombre projet de lui arracher la langue du gosier et de la lui enfourner dans le c… séant. Remarquez que Lord n’enfournait jamais une viande, il la… téléchargeait. C’était une expression qu’il employait sans cesse en rigolant comme si c’était la première fois qu’il nous la servait celle-là. Je mourais d’envie de l’inscrire à l’émission Norbert Commis d’Office. Pour le punir.

     Or, ce fameux dimanche, il n’y eut pas cochon bouilli à la table de Lord. On y servait du kangourou. Oui, vous avez bien lu. Du kangourou.

     J’étais abasourdi. De l’autruche, j’aurais compris. On en trouve dans n’importe quelle grande surface. Mais du kangourou ? Même pas cuit ? Ça dépassait mon entendement. Jusqu’à ce jour, j’imaginais que le seul rapport entre Lord et cet animal bondissant se situait au niveau du slip. Comment ? Vous ne saviez pas ? Eh oui. Lord était traditionnel jusque dans ses habitudes vestimentaires. Jusqu’au slip, quoi. Que voulez-vous. Une éducation stricte, un atavisme lourd et un je-ne-sais-quoi de provocation. Voilà l’homme.

     Je reposai mon verre de Montrachet. J’attendis que les arômes d'épices, de miel, de fruits secs et de fougère de beurre se dissipent dans ma bouche — et demandai d’une voix blanche : « C’en est vraiment ? »

     Lord me toisa avec cet air grave de gamin surdoué qu’il affectait lorsqu’une question l’embarrassait. Il se racla la gorge, cherchant la réponse adéquate. Entendez par là une réponse qui me dissuaderait de lui jeter mon assiette au visage.

     C’est précisément à cet instant là qu’un éclaboussement de verre brisé se fit entendre dans le bureau. Lord haussa les épaules et je détestais le sourire niais qui fendait sa trogne. La mine de gamin surdoué venait de s’évaporer pour céder la place au rictus embarbouillé d’un clown débarqué du cirque.

     Je scrutais la porte du bureau avec insistance. Je levai la main, le doigt en l’air. Le symbole universel qui signifie : « Qu’est-ce que c’est que ce bordel ? »

     « C’en est pas. » dit Lord. « C’est du veau. »

     Je sentais la moutarde me monter au nez. Je réitérai ma question. Lord se leva et ouvrit la porte du bureau précisément au moment où un tambourinement mal rythmé se fit entendre. Lorsque la porte fut grande ouverte, les bras m’en sont tombé. Là, dans l’encadrement de la porte, se tenait un kangourou. Le bestiau regardait partout d’un œil inquiet. Le bureau d’un lord anglais n’est pas vraiment l’environnement naturel d’un marsupial.

     « Je te présente Zébulon, dit Lord. Mon nouveau pote »

     Mouais. Le pote en question paraissait se calmer. Il arborait un très joli collier vert avec un petit médaillon qui indiquait probablement son nom. Par tous les saints ! Il ne manquait plus que les gants de boxe.

     Nous nous remîmes à table. La tranche de veau, bien sûr, n’était pas assez cuite et pour tout dire elle avait une drôle de saveur. Je mis ça sur le compte de la sauce. Dieu merci, il restait la bouteille de Montrachet. C’est ensuite que j’ai remarqué le gros pansement sur le flanc du kangourou. Je regardai soudain mon assiette avec effroi.

     « Nom de Dieu ! Lord. C’est la fête du slip ou quoi ? Qu’est-ce que c’est que cette comédie ? C’était quoi cette putain de viande ? Il venait d’où ton veau ? Tu vas répondre oui ou merde.

     Lord but son verre cul sec.

     « Ben, en fait, je t’ai menti. C’était pas vraiment du veau. »

     J’eus un haut-le cœur. Je tentai de reprendre mes esprits et demandai :

     « Mais pourquoi t’as fait ça ? C’est monstrueux.

     — Je voulais juste me préparer à la disparition de Zébulon, un jour. Alors je me suis dit comme ça que d’en manger une petite tranche, juste une petite tranche, ça pourrait exorciser le problème. Tu n’imagines pas à quel point je suis soulagé. »

     Ce jour-là, je sus que Lord pouvait être un monstre un autre jour que le lundi après-midi.

 

Evreux, le 3 mars 2017

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25 février 2017

RORQUAL (EnlumériA)

 

     Avertissement : ce personnage a vraiment existé. Qu’est-il devenu, je n’en sais rien. J’ai changé son nom (pour la confidentialité) mais à peine pour la sonorité qui colle bien au bonhomme. Son prénom ? Je crois ne l’avoir jamais entendu. Rorqual, c’était en quelque sorte sa marque de fabrique.

     Il débarqua un beau matin aux archives de la compagnie d’assurances dans laquelle je travaillais. Je me souviens d’un : « Salut la compagnie ! » beuglé d’une voix de stentor.

     Toute l’équipe est restée bouche bée. C’était un petit bonhomme bedonnant au visage lunaire orné d’une barbichette à la Napoléon III ; sourire de chat du Cheshire. Un énorme nœud papillon orange dégringolait sous son double menton. Son œil pétillait d’une sorte de malice imbécile. Ce dernier détail aurait d’ores et déjà dû me mettre la puce à l’oreille.

     Le chef nous le présenta rapidement — Monsieur Rorqual — puis il lui expliqua succinctement le travail.

     Ce fut exactement deux heures plus tard que le festival commença. Du fond des rayonnages nous parvint un cri perçant suivi d’un juron que la décence m’interdit de rapporter ici. Intrigué, je fus un des premiers à aller voir ce qu’il se passait.

     Rorqual se trémoussait comme un asticot au bout d’un hameçon en se cramponnant le poignet. Son visage exprimait la souffrance la plus vile. Il nous expliqua qu’il venait de se piquer le doigt avec une agrafe et invoquait l’accident de travail avec véhémence. Incapacité et gangrène, voilà ce qu’il proclamait d’une voix chevrotante. Aussitôt je l’invitai à cesser son cinéma. Ce genre de truc arrivait tous les jours. Manipuler de vieux dossiers comportait certains risques… acceptables. On lui apporta un café et il finit enfin par se calmer.

     Nous sûmes plus tard qu’il se disait mime et humoriste. Une sorte d’intermittent du spectacle qui assurait ses fins de mois par quelques missions d’intérim. La puce grimpait imperceptiblement vers mon oreille.

     Le temps passait tranquillement agrémenté çà et là des saillies à deux balles de tonton Rorqual. Nous avions fini par le surnommer l’humorial-killer. Ce type nous faisait hurler de rire non par son sens du comique mais par son incroyable ridiculité.

     Un jour, il demanda s’il pouvait se servir du téléphone. (Pas de portables à l’époque). Oui, bien sûr. Faut juste pas abuser. Tu m’en diras tant.

     Il téléphonait à sa dulcinée dix ou douze fois par jour pour lui demander ce qu’elle faisait, pour dire qu’il l’aimait, pour lui réclamer des déclarations réciproques. Nous hésitions entre fou-rire et exaspération. Il proclamait à qui voulait l’entendre que sa dulcinée était la femme la plus belle et la plus merveilleuse du monde. Aucune des nôtres ne pouvait lui arriver à la cheville. En gros, nos épouses et petites amies étaient des chèvres et la sienne une nouvelle Maryline.

     Vint le jour où il décida de nous la présenter. Elle viendrait déjeuner à la cantine avec lui mais attention souligna-t-il : « Si j’en vois un seul d’entre vous en train de la draguer, je jure que les tables vont voler ». C’est à compter de ce jour qu’il obtint son sobriquet définitif : « Le Médium Sorcier ».

     Et la puce venait tout juste d’escalader ma clavicule.

     La nouvelle Maryline se révéla une petite maigrichonne au nez comme un pique-gâteau qui, ma foi, paraissait plutôt aimable et réservée à côté de ce tartarin. Inutile de vous dire que nous fîmes tous assaut de la dame, multipliant les compliments, les sourires langoureux et les plans drague les plus éculés. Le benêt se tint coi et je n’ai aucun souvenir qu’une seule table n’ait jamais volé ce jour-là.

     Les derniers temps nous parvînmes à lui faire croire que le chef prenant sa retraite il était pressenti pour le remplacer ; en haut-lieu, l’on avait entendu de lui les plus grandes louanges. Le Médium-Sorcier était tellement imbu de lui-même qu’à aucun instant il ne flaira le traquenard.

     Il déboula vent debout chez le DRH pour le remercier de cette promotion inattendue. Sans frapper. Je sus plus tard par les secrétaires qu’il s’était fait virer avec perte et fracas, comme un malpropre.

     La puce arriva enfin à mon oreille. Nous avions dégoté là un jobastre de classe internationale.

     Sa mission prit fin peu de temps après cet exploit. Allez donc savoir pourquoi.

     Je le revis quelques mois plus tard à la fête de Lutte Ouvrière ou je donnais un concert avec mon groupe. Il nous invita à la prestation qu’il donnait sur l’une des scènes secondaires. Là, je fus témoin d’un désastre sublime. Ce jobastre magnifique se fit jeter de la scène par le service d’ordre sous les huées du public. Son humour plutôt particulier n’eut pas l’heur de remporter les suffrages de l’assistance.

     Ce jour-là, je compris que la présence de cette puce dans mon oreille devenait intolérable. Et un peu honteux tout de même, je la chassai vigoureusement.

 

Évreux, le 24 février 2017

 

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11 février 2017

HOBEREAU DE CHOC (EnlumériA)

 

     « Vous vous prenez pour un petit gentilhomme de province, mon petit monsieur ? Votre père est notaire à Évreux ? Et alors ? Qu’est-ce que vous voulez que ça me foute ? Vous croyez que ça vous donne tous les droits ? »

     C’est à peu près ce que j’ai pris dans le nez dès ma descente du train à la gare Saint-Lazare, ce dimanche-là.

     Pourquoi ? Oh ! Je n’avais pas de billet de train, ni même de billet de banque d’ailleurs. Pas un fifrelin, nada ! Macache bono, monsieur le contrôleur.

     Cet enfoiré venait de m’alpaguer juste à la sortie du quai. Contrôle surprise à l’ancienne, les bâtards. J’ai joué mon va-tout, annoncé mon titre de fils unique de maître Jobard, notaire à Évreux, et son clerc de surcroit, investi d’une mission urgente, pas eu le temps prendre un billet. Un bobard mal ficelé, mais je n’avais pas vraiment le temps de peaufiner un scénario hollywoodien. Tu parles, Charles, j’étais tombé sur le seul mec dans un rayon de dix kilomètres à s’être fait rouler dans la farine par un tabellion véreux. C’est ce que je sus plus tard ; au commissariat. Il n’a rien voulu savoir, Gros Pif — il avait vraiment un gros pif, tout couperosé, celui du genre de gars qui ne boit pas mais qui a souvent soif, si vous voyez ce que je veux dire.

     Cet enfifré voulait me faire casquer illico et ne me rendait pas ma carte d’identité. Il s’en servait pour tapoter le bout de ses ongles en deuil et me toisait d’un air goguenard en répétant toujours la même antienne : « Gentilhomme de province, gentilhomme de province. C’est comment le nom savant déjà ? » Il se tournait vers sa collègue, une petite bonne femme replète, au regard inquiet et fuyant. Elle ne répondait que par des haussements d’épaules et une moue rébarbative et carminée. On aurait dit que j’étais le diable en personne mais qu’elle s’en moquait au final.

     C’est quand il m’a traité de hobereau que j’ai vu rouge. Je ne savais pas ce que ça voulait dire. J’ai cru qu’il m’insultait alors qu’il voulait juste étaler sa culture. Vous allez dire que pour un clerc de notaire, un tel manque de vocabulaire, ça la fout mal. En fait, c’est parce que je n’étais pas vraiment clair. J’avais un tantinet tapé dans la gourde comme on dit. L’altercation avec le daron, je ne l’avais pas trop bien digérée ; et la bouteille de Johnnie Walker Black Label non plus. Le whisky sans glace au goulot en plein mois d’août, c’est pas exactement pareil que la Badoit. Pas de bulles, mais ça vous grimpe directement au citron sans crier gare. Surtout quand la clim’ est en panne. Bref ! Ça a tourné au vinaigre ; comme avec mon père le matin même.

     D’un mot, s’en est venu à un autre. C’est monté en puissance dans le genre noms d’oiseaux. C’est là que Gros Pif en a rajouté une pelletée. Il a pour ainsi dire planté son œil aviné dans le mien et a murmuré : « Un hobereau, c’est un gentilhomme de province — ce que vous n’êtes pas — mais c’est aussi une sorte de faucon, mais vous, vous en êtes un vrai. Circulez ! »

     Et il m’a jeté ma carte d’identité à la gueule. Mon poing est venu s’écraser sur son pif sans que j’en prenne vraiment la décision. L’appendice s’est mis à pisser le sang vous auriez vu ça, un abreuvoir à vampires. La petite bonne femme replète s’est mise à glapir de toutes ses dents, rameutant toute la flicaille SNCF des alentours et quelques badauds friands d’esclandre.

     Cinq minutes plus tard, j’étais au poste, encerclé par de trois pandoures nerveux. Gros Pif beuglait du nez en invoquant une incapacité de travail qui allait me coûter deux ou trois de mes organes. La petite bonne femme replète marmonnait des imprécations, réalisant sans doute que j’étais vraiment le diable… au final. Un des flics reluquait ma carte d’identité d’un air perplexe. Il chuchota quelque chose à l’oreille de son collègue et s’éclipsa furtivement faisant le geste signifiant : je vais passer un coup de fil.

     On me fit signe de m’asseoir et de me tenir tranquille. Gros Pif et la bonne femme replète finir par foutre le camp après avoir signé et paraphé deux ou trois cents grammes de paperasses et j’attendis. Un peu inquiet tout de même. Faudrait pas que pandoure en chef s’avise de téléphoner à la maison. Ce n’était pas vraiment de circonstance, vu les complications du matin.

     Bon en même temps, j’étais majeur ; pas de beaucoup mais quand même. J’avais passé l’âge qu’on appelle mes vioques pour me récupérer chez les keufs.

     L’attente s’éternisait. Ça sentait le vieux cuir et le tabac froid avec des relents de pouillasserie qui semblait venir de la cellule de dégrisement.

     Lorsque le flic téléphoniste revint, je vis à sa mine que ça sentait vilain. D’un claquement de doigts, il me fit signe de le suivre dans un bureau. Un local minuscule qui puait le renfermé. Un bureau, un ordinateur médiéval et un cendrier plein. Au fond, une armoire métallique déglinguée remplie de dossiers avachis. M’était avis que les crédits ne devaient pas pleuvoir sur cette officine à Javert.

     Le condé avait cet air sérieux et empesé des vieux employés des pompes funèbres. Il posa ses coudes sur le bureau, le menton appuyé sur ses mains jointes et me scruta en silence pendant un laps de temps qui me parut interminable. Par tous les saints, je crus reconnaître mon père certains soirs de fin de gueuleton. La même expression inquisitrice qui dégoulinait de ses yeux sombres.

     — Je viens de téléphoner à Évreux, dit-il abruptement. Il y a bien un notaire qui s’appelle Jobard. Du moins jusqu’à ce matin. J’ai l’impression que tu es dans une drôle de béchamel, petit gars.

     Je moufetais pas. Chiotte ! J’aurais pas dû cogner si fort.

     — Une dispute qui a mal tourné ? Hein ? Conflit de génération. Je sais ce que c’est. Mon père aussi était un emmerdeur. Si tu savais toutes les fois où j’ai eu envie de lui tordre le cou. Le mien voulait que je sois toubib. Comme tu vois, j’ai choisi une autre voie et lui en ce moment, il coule une retraite paisible dans la Drôme.

     Je haussai les épaules et demandai si je pouvais fumer. Il poussa le cendrier vers moi. J’allumai ma clope, inspirai une longue bouffée et je dis :

     — Il voulait que je reprenne l’étude. Fondée par mon arrière-grand-père en 1934. J’ai toujours été une bille à l’école, alors les études de droits, vous imaginez le désastre.

     Le condé se rencogna dans son fauteuil. Une espèce de sourire en coin déformait sa moustache en agace-chatte. Il se gratta derrière l’oreille et insinua que le désastre actuel valait dix. Alors les études, hein.

     — D’après les collègues d’Évreux, tu n’y es pas allé de main morte. Qu’est-ce qui s’est passé au juste ?

     J’écrasai ma clope avec véhémence. Par où commencer, bordel ? Par les humiliations subies depuis tout petit, par les attouchements bizarroïdes un soir qu’il avait picolé ou par son obstination morbide à vouloir que je prenne sa succession. Et je parle même pas de toutes les fois où il a rabaissé ma mère plus bas que terre ; en s’aidant parfois d’une torgnole bien ajustée. Ce type était un pervers narcissique tout droit sorti de la cuisse de Jupiter. Vieille famille mon cul. Légende ébroïcienne. Mon aïeul était maréchal-ferrant. Alors, tu parles, la gentilhommerie vous repasserez.

     — Je suis rentré vers cinq heures du matin. J’étais en boîte avec des copains. Il m’attendait dans le salon. J’avais pas fait trois pas dans la maison qu’il s’est mis à gueuler comme un orfèvre…

     — Une orfraie. On gueule comme une orfraie, pas comme un orfèvre.

     — Je sais, je suis pas si con. C’était un trait d’humour, je…

     — Désolé, petit, mais l’humour parricide, j’adhère pas. Continue et épargne-moi tes blagues à deux balles. C’est mieux, je crois.

     Je me rembrunis. La gaffe. Je suis le roi.

     — Bon. Il gueulait quoi. Il ne sait faire que ça. Ma mère est shootée aux antidépresseurs à cause de ce con depuis des années. Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? Il m’a ressorti la vieille chanson des grandes familles, m’a traité de raté et de je ne sais quoi de pas très flatteur pour ma mère. J’ai pété un câble. J’ai attrapé le trophée de chasse qui prenait la poussière sur la bibliothèque. Un faucon en bronze. Et j’ai cogné. Comme un sourd. Y avait du résiné partout. C’est là que ma mère s’est pointée. Alertée par le bruit, je suppose. Il est mort, le vieux ?   

     Il y eut un de ces silences qui en disent long, mais pas suffisamment en fait. Le flic se pencha vers moi et dit d’une voix douce :

     — J’ai entendu le délire du contrôleur sur les supposés gentilshommes de province. On appelait ça des hobereaux avant. Mais voilà, on est au 21e siècle et de nos jours on vous appelle des péquenots ou des consanguins, au choix. Sinon, un hobereau, c’est une sorte de faucon. Tu savais ça ?

     — Pas jusqu’à ce matin. J’ai eu droit à un cours de français par un contrôleur alcoolique. Vous ne m’avez pas répondu pour mon père.

     Le condé me jeta un regard navré.

     — Il s’en sortira. Ta mère par contre, le cœur a lâché. Elle est morte. Voilà ! On dirait que, d’une certaine façon, t’auras quand même pris la succession ton père. On échappe pas à son destin… gentilhomme.

 

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28 janvier 2017

La reine déflorée (EnlumériA)


Rubis de sang, sonnez, murmure morte à régner
Dans limbes imparties, du trépas s’impatiente.
Sans détour ni mécompte, honorée parturiente
Cette reine déliquescente, huit pattes écartelées,

S’en trouve apaisée par d’étranges résonances.
Stupéfiée mais ravie par de scabreux cloportes
Experte au déduit mais qu’on dérange de la sorte
Qu’elle s’épuise à mourir en sempiternelles nuisances.

Rapsodies létales d’un chœur d’hypalectryons
Allant jusqu’à ressusciter d’improbables hymens.
Enfantant la genèse de somptueux Phlegmons

D’ors et déjà couronnés d’extase dissociée.
La reine meurt et s’abandonne, splendeur luciférienne,
Dans la clameur de l’aube et par l’abeille déflorée.

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21 janvier 2017

A TEMPERA (EnlumériA)


Comme la plupart des gens, j’avais acheté mon appartement à tempérament. Juste pour être tranquille. « À temps paiera ! » était ma devise.
Mais comme la tempérance n’était pas vraiment mon point fort, j’accumulais les impayés… et les ennuis. Autant dire que lorsqu’un huissier vint prendre la température, je ne discutai pas, j’obtempérai sans broncher.
Qui paie ses dettes s’enrichit, affirme le bon sens populaire. Je confirme !
J’en ai donc profité pour acheter un clavecin bien tempéré, histoire de passer mon Bach ; et mon ennui. Mais ma quiétude tant espéré tardant à venir – et les voisins tempêtant sans cesse – j’ai laissé tomber la musique et la multiplication des pains 1.
Comme je persistais à m’ennuyer ferme, j’empruntai un livre à la bibliothèque municipale ; sans grande conviction, je dois l’avouer. Le soir même, alors que l’ouvrage allait me tomber des mains, je lus le passage suivant : « Il avait aperçu l'étonnante composition : une miniature exécutée à la tempera sur un panneau de pin. » 2
C’est alors que l’idée me vint de me mettre à la peinture.
A tempera bien entendu.



1) Fausse note en argot musicien
2) L’Enfant de Bruges (Gilbert Sinoué… qui n’est pas égyptien) 3
3) Sinoué l’Égyptien (Mika Waltari)

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14 janvier 2017

LE MUR (EnlumériA)

 

     Il y avait ce mur. Les anciens l’avaient baptisé le mur d’Adrien, sans le H, juste parce que le maçon qui l’avait bâti se prénommait Adrien. C’était un mur de granit rose, avec de petites pierres disposées en quinconce qui surgissaient du mur comme des excroissances osseuses. Un jour que je posai la question de l’utilité de ces épines de pierre, un vieux bonhomme à la moustache de morse me répondit qu’elles servaient à y poser un litron. Chaque mètre bâti valait un litre de vin en prime. Un litron. Ça encourageait le maçon et ça l’empêchait de renâcler les jours de chaleur. Il était comme ça, Adrien, qu’on appelé aussi Gueulesèche ou tout aussi bien Dalenpente. Le bonhomme ne brillait pas par sa tempérance, mais son savoir-faire et sa jovialité en faisait un aimable compagnon.

     Le grand mystère, c’était de savoir ce qui se tramait derrière ce mur. La grande énigme du pourquoi et du comment. Pourquoi diable avait-on décidé de construire ce mur ? Qui en avait pris la décision ? Personne ne savait plus ; comme si l’information s’était égarée dans la nuit des temps. Le seul qui aurait pu fournir ne serait-ce que les prémisses d’une explication reposait six pieds sous terre… des suites d’une collision avec le litron de trop. 

     Toutes sortes de rumeurs couraient çà et là, se faufilant et virevoltant d’une bouche entendue à une oreille avide. Des érudits de comptoir rivalisaient d’importance avec des sommités de comices agricoles. On lançait sans trop y réfléchir des hypothèses de fond de bouteilles, on échafaudait des postulats de campagnes électorales.

     Les commères se perdaient en conjectures. Parfois, les soirs d’hiver, on chuchotait des histoires à grelotter dans une fournaise. Par un estival crépuscule, on se laissé aller à raconter – à voix feutrée – qu’un monde étrange et funeste déroulait ses sombres manigances au-delà du mur. Certains avaient cru entendre, par nuit de pleine lune, de sinistres conciliabules, de curieux va-et-vient de tapinois en catimini, voire des lamentations insensées proférées par des voix d’outre-tombe.

     Celui-là affirmait qu’une fleur fantastique poussait comme un lierre fou, juste derrière le mur, exhalant des vapeurs entêtantes promptes à susciter de fatales rêveries. Celle-ci, haussant les épaules, certifiait à qui voulait l’entendre que des sectes impies y célébraient d’indicibles cérémonies. Certains soirs, des grattements sarclaient le cœur de la pierre comme les griffes d’une abomination rampante.

     Les anciens se lançaient des regards entendus, les femmes serraient contre elles leurs rejetons tremblants. Même l’instituteur et le curé avait renoncé à leurs incessantes diatribes pour se lancer dans de stupéfiantes supputations.

     Il aurait suffi d’un audacieux équipé d’un escabeau pour jeter un coup d’œil par-dessus. L’on aurait été fixé et l’affaire en serait restée là, vouée aux oubliettes puis au néant.

     Mais la légende, par là même, aurait disparue, éradiquée par la raison. Et aussi loin qu’on s’en souvienne, la raison n’a jamais fait rêver personne.

     Alors, on se dit qu’on regardera demain, ou peut-être après demain.

     Mais que diable avons-nous fait de l’escabeau ? 

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24 décembre 2016

Une photo déconcertante (EnlumériA)

 

     Dans quelle galère étais-je encore allé me fourrer ? Ceux qui me connaissent déjà savent à quel point mon talent pour me fourvoyer dans des situations abracadabrantesques surpasse tous les autres jusques et y compris l’écriture. Je n’ai jamais compris comment ça m’était venu cette chose étrange que d’aligner quatre mots puis trois autres et ainsi de suite pour raconter quoi ? Des calembredaines ! Des coquecigrues de foire à la ferraille et au jambon. Des balivernes tout juste bonnes à occuper quelques instants un ennui de passage. Un peu comme un goéland traverserait l’écran d’une salle de cinéma d’art et d’essai un soir de pluie. Pendant le générique de fin ; à l’heure où tout le monde dort. Ça ne vous endort pas vous les films d’auteur ? Allons donc ! Bande de bobos snobinards que vous êtes.

     Donc, pour en revenir à mes moutons – tous aussi soporifiques que le cinéma cité plus haut, comptez là-dessus – je contemplais la photo de cette semaine. Je ne comprenais pas vraiment ce que voyait mon œil agacé par des heures braqué sur un écran de la Fonction publique. Il faut bien faire bouillir la marmite comme on dit encore – et pourquoi donc – à l’ère du micro-ondes. C’est un peu comme passer des coups de fil. À l’ère du portable.

     Je regardais cette photo avec, je dois le dire, un certain agacement. Et il fallait que j’écrive un billet, une histoire ou un conte, je ne sais trop quoi à propos de cette image pour le Défi du Samedi.

     Hein ?              

     Ah oui ! Je ne vous l’avais pas dit. Le Défi du Samedi, c’est une sorte de rendez-vous sur la toile. Comme un atelier d’écriture mais sans les outils. Chaque samedi, on nous propose un thème et il faut raconter quelque chose. Un billet, une histoire ou un conte, je ne sais trop quoi… Oui, des poèmes aussi, si le cœur vous en dit. Certains le font très bien. Moi ? Non. Je suis exécrable au jeu des rimes. Et j’ai pour la poésie si peu d’estime. J’y suis imperméable que voulez-vous. Mes vers détestables ? Au tout-à-l’égout.

     Le thème d’aujourd’hui ?

     Des gamelles et une vieille peau clouée sur un mur. De l’inspiration quant à cette chose ? Nada. En principe, quand je n’ai pas d’idées, comme chaque semaine d’ailleurs, je scrute la photo, si c’en est une. J’en décortique le moindre détail, le plus subtil fragment. S’il s’agit d’une citation, je la mastique et la malaxe intérieurement tout au long de la semaine – tout en publiant des successions, des ventes ou des licitations suite à des divorces, des décès ou des donations. C’est mon job, vous savez ; pour faire ronronner le micro-ondes. Pas de marmite chez moi, pas non plus de gamelles en cuivre et encore moins d’épluchures de cadavre d’animaux du Bon Dieu. Diable ! Il ne manquerait plus que ça. Ce n’est pas que je sois végan. Moi, je serais plutôt Suzanne Vega. Mais quand même. Un bestiau crevé cloué au-dessus des casseroles, vous avouerez que pour l’hygiène…

     En même temps, le cadavre, faut bien le mettre quelque part. Alors pourquoi pas dans une casserole. En cuivre ou en fonte. Quelle importance ? Du moment que ça cuit vrai, sans fausse honte.

     Bien ! Je dégoise, j’élucubre et toujours pas l’once d’une idée. Peut-être que si j’inversais le problème. Voyons voir.

     Imaginons des casseroles en fourrure et une peau de bête métallique. Ça donnerait quoi ? Un animal immangeable… à remplacer par des légumes. On aurait la peau de fer contre la pomme de terre par exemple. Oui. C’est bancal, mais ça pourrait marcher.

     Ou pas.

     Bon allez ! Je laisse tomber. Rien ne vient cette semaine. Peut-être que le prochain sujet sera plus motivant.

     En attendant, je vais me mitonner un ragout dans une casserole en cuivre et je dégusterai ça devant la cheminée, bien installé sur une peau de bête.

     Comment ? Je n’ai pas ça chez moi ?

     Non, mais j’ai un four à micro-ondes et des Cordons Bleus dans le congélateur. À déguster devant la télé avachi sur une couette synthétique. Faut vivre avec son temps.

 

Évreux, 23 décembre 2016

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17 décembre 2016

Le casting (EnlumériA)

 

Par un après-midi incertain de mars, de jeunes hommes à l’aspect blasé patientaient en chuchotant dans les coulisses du théâtre de l’Éternité. Malgré ce discret remue-ménage, tout était calme. Les machinistes et les costumières n’étaient pas encore arrivés. Dans un coin, le pompier de service fumait une cigarette d’un air pensif. Sur la scène, quelqu’un récitait un poème sans conviction. Quelques timides applaudissements claquèrent dans l’obscurité, puis une voix féminine remercia le récitant d’être venu, précisant que quelqu’un, un jour, lui écrirait. Aussitôt, une autre voix cria : « Au suivant ! »

Un jeune homme entra en scène. La poursuite n’éclairait que son visage et ses épaules, laissant ressortir son regard clair. Il croisa les bras et attendit qu’on s’adresse à lui.
     — C’est la première fois que vous vous présentez à un casting ? demanda la voix.
     — Non. J’ai postulé pour le rôle du Serpent dans votre première pièce, monsieur. Je n’ai pas été pressenti.
     — Évidemment ! Vous êtes trop large d’épaules. Vous n’auriez pas été crédible. Pour quel rôle postulez-vous aujourd’hui ?
Le jeune homme repoussa ses longs cheveux en arrière.
     — Je ne sais pas. Je suis ouvert à toute proposition.
     — Eh bien, allez-y ! Récitez-nous quelque chose. Ce que vous voulez.
Le jeune homme toussa pour s’éclaircir la voix puis il s’avança vers la rampe. Son air timide s’effaça pour laisser place à une intense concentration. Il s’agenouilla, baissa la tête, comme dans une profonde méditation, puis soudain se redressa et déclama :
     — La vie n’est qu’une ombre errante ! Un pauvre acteur qui se pavane et s’agite une heure sur la scène et qu’ensuite on n’entend plus. C’est une histoire racontée par un idiot, pleine de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien.
Un long silence s’installa. Puis quelques murmures voltigèrent çà et là dans la pénombre de la salle. Comme un lointain conciliabule de voix cristallines et pourtant profondes. L’une d’elles ressortit du lot.
     — Il me parait très bien, celui-là. Qu’en pensez-vous, Maître ?
     — Je pense qu’il est parfait pour le rôle principal, répondit une voix grave.

La salle s’illumina. Un vieillard vêtu de blanc se tenait debout au troisième rang. Autour de lui, sept femmes chacune parée d’une couleur de l’arc-en-ciel se congratulaient.
     — Vous êtes libre en ce moment, demanda le vieil homme. – Ce n’était pas vraiment une question – Pas de contrat ? Même pas un truc ou deux dans la pub ?
     — Non. Je suis libre comme l’air, répondit le jeune comédien.
     — Alors vous commencez ce soir.
     — D’accord. Je vous remercie. Puis-je connaître mon rôle ?
     — Votre rôle ?
     — Oui. Dans la distribution.
     — Mais celui du Fils, voyons. Le rôle principal.
Le jeune comédien souriait de toutes ses dents.
     — C’est mon jour de chance, on dirait.
L’homme en blanc, dubitatif, se triturait la barbe.
     — Non. Pas vraiment. C’est un rôle difficile qui demande beaucoup d’abnégation. Êtes-vous prêt à sacrifier trois jours de votre vie pour un rôle qui marquera l’histoire de l’humanité ?
À son air déconcerté, on pouvait voir que le jeune homme ne comprenait pas vraiment le sens de la question. Il répondit par l’affirmative, mais du bout des lèvres.
     — Alors, c’est d’accord, conclut le vieil homme. La première est prévue pour le 25 décembre. J’imagine que vous serez prêt. Quel est votre nom déjà ?
     — Jésus, monsieur.

 

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10 décembre 2016

Papou est dans sa bulle (EnlumériA)

 

     J’avais laissé tomber l’écriture. Comme ça, brutalement. Je m’attendais à ce que ça fasse du bruit, mais rien. Même pas le son étouffé d’une charentaise qu’on laisse choir sur la descente de lit certains soirs de lassitude. J’allais écrire de solitude. C’est un peu pareil vous savez ; on s’enferme dans un quant-à-soi d’un goût discutable, une sorte d’amertume saumâtre, épaisse, sans lendemain.

     Vos proches s’interrogent, s’inquiètent, s’interpellent. Qu’est-ce qu’il a Papou ? Papou, c’est comme ça que mes petits-enfants m’appellent. Depuis, ça a fait boule de neige, mais sans la Tour Eiffel, ni le Sacré-Cœur. Alors tout le monde m’appellent Papou. Il y eut deux ou trois haussements d’épaules désabusées, quelques moues blasées. Un silence émoussé.

     « Tu sais, Papou, il est dans sa bulle. Il est comme ça Papou, il a toujours été comme ça enfermé dans son monde bipolaire désenchanté. »

     Je ne jouais même plus de guitare. Ça a suscité d’autres haussements d’épaules et d’autres moues sans conviction. Des chuchotements feutrés.

     « Qu’est-ce qu’il a Papou ? Il n’est pas comme d’habitude. D’habitude, sa bulle est perméable, poreuse juste ce qu’il faut. Il laisse passer des choses de part et d’autre de la paroi de cristal qui l’enveloppe. Mais maintenant, le cristal s’est transformé en plomb. C’en est un drôle d’alchimiste ce Papou. Le seul et unique hermétiste à transformer le cristal en plomb. »

     Pour résumer, ça jasait pas mal, ça renâclait dans l’arrière-cuisine. À un tel point que les fours et les plaques de cuisson se sont retrouvées en surchauffe et que la bulle de plomb a fondu. Alors tout ce vacarme est parvenu aux oreilles de Papou. Un peu comme une casse d’imprimeur qu’on jetterait dans un escalier métallique.

     Et Papou s’est réveillé. Il a jeté un œil hors de sa bulle redevenue translucide et éthérée comme une bulle de savon. Et selon les lois des enchaînements des causes et des effets, Papou a rouvert sa messagerie et il est tombé sur un message de Katy, son amie de Nancy.

     C’est là que le miracle a eu lieu. Katy lui rappelait gentiment mais fermement que son blog était en panne comme un vieux tracteur perclus de cambouis ; elle racontait aussi sa frustration déception de ne plus lire les incroyables fariboles qui s’écoulaient de son esprit disjoncté de maniaco-dépressif. « Mais qu’est-ce que tu fiches ? Tu dois écrire. Tu es fait pour ça ! »

     Tiens ! Si elle avait été fantôme, elle serait venue hanter mes nuits, martyriser mes orteils et me planter des plumes d’oie sous les ongles. À l’instar de l’archange Gabriel ordonnant à Mahomet : « Lit ! » Katy injonctait : « Écrit ! ».

     Eh bien, vous me croirez si vous voulez — d’ailleurs vous n’avez aucun choix en cette matière — Papou s’est dit qu’elle avait peut-être raison Katy de Nancy. Il a ressorti sa plus belle plume et s’est empressé de détruire méthodiquement sa bulle en picorant de petits bouts de mots et de phrases çà et là sur la membrane tremblotante et savonneuse. Un picot, un mot, trois picots, une phrase. Le temps de relancer la machine à développer les mythomanies sélectives du vieux barbu. Recommencer à écrire quand on a laissé retomber le soufflet, c’est un peu comme redémarrer un vieux moteur diésel d’avant-guerre. Ça fume, ça grogne, ça bégaye. On a l’impression que le robinet est définitivement grippé, que la rouille liquide qui s’en écoule ne s’éclaircira jamais. Et puis la rouille se métamorphose en pur cristal. Et petit à petit, en catimini, la magie revient. Papou éteint la télé et allume sa lampe de bureau. Il règle son siège, place ses doigts de musicien au dessus du clavier et tambourine, tambourine encore. En fond sonore, Agnès Obel lui susurre des encouragements du bout de son piano. Les mots arrivent d’abord timidement, presque à reculons, puis un troupeau se forme, s’avance plus franchement et on se dit qu’on ne va pas tarder à lâcher les éléphants-phares.

     La bulle est brisée. Fin de la saison un. La saison deux entre en piste.

     Tiens ! Si je réaccordais mes guitares ?

 

Évreux, 08 décembre 2016.

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