Renaissance (Électre)
Le ciel est bleu et pur, seulement parsemé de quelques nuages qui
passent paresseusement. Des graminées se balancent nonchalamment au
vent. Un chêne vert laisse apercevoir son feuillage. Tout est calme.
Tout est calme... bien trop calme. Il faudrait du vent, un vent
déchaîné, un vent à décorner les boeufs, pas cette brise de printemps
qui ne courbe que les herbes... Alphonse (c'est son nom) se désole en
son for(t) intérieur.
Il a essayé de s'habituer à sa nouvelle vie sédentaire : "profitez du
paysage !" qu'on lui avait dit. "Regardez les oiseaux !" Et puis "vous
ne souffrirez plus des articulations !"
C'est vrai qu'il en avait souffert, de ses articulations. À en grincer
des dents avec des bruits effroyables, surtout par grand vent. À en
maudire le meunier et ses mules (surtout celle qui lui gardait un vieux
coup de pied en réserve). Mais maintenant qu'il ne bougeait plus, il
était triste. Il se sentait inutile. Et puis tous ces gens qui passaient
et le photographiaient en trouvant qu'il faisait très "couleur locale".
"Regarde chéri comme c'est bucolique". Je t'en ficherai, moi, des
bucoliques. Quand ce n'étaient pas des hordes de touristes armés
d'appareils qui se photographiaient avec lui sans même prendre la peine
de demander, comme s'il n'avait plus son mot à dire.
Ce qu'il aurait voulu que quelqu'un le prenne au sérieux, rien qu'une
fois. Lui, l'ancien géant. Le seigneur de la colline en passant auprès
duquel tous se courbaient de crainte et de respect. Lui qui faisait
marcher le village, autrefois, dans ce pays sans eau. Il avait entendu
dire il y a longtemps qu'un homme, en Espagne, l'aurait pris au sérieux.
Un homme un peu fou, mais est-ce que le vent ne rend pas tous les hommes
fous ? Il attendait cet homme avec patience et obstination. Il
l'attendait malgré les chaînes de métal qui le maintenaient cloué au sol
"pour le protéger". Depuis quand protège-t-on du vent ceux qui lui ont
voué leur vie?
Le temps passait dans cette attente. Il regardait grandir auprès de lui
ce chêne qu'il avait connu tout gland. Il espérait aussi en cette
association qui pour une fois ne se consacrait pas qu'au patrimoine - et
puis quelle rapport avec la patrie, dites-moi bien ? Il les avait vu
rôder autour de lui, palabrer entre eux sur ses installations, et
repartir avec des mesures et des croquis. Il avait entendu parler de
farine. Depuis, il espérait. S'il ne pouvait pas se battre contre
l'Espagnol qui ne venait pas, peut-être pourrait-il reprendre ses
anciens offices. Il y avait eu des mules - d'autres, qui avaient l'air
mieux nourries que la rancunière. Quelques touristes protestaient car
ils avaient construit une baraque à proximité, et que celle-ci ne
faisait pas bien sur les photos. Trop moderne. Pourtant, elle était en
pierre elle aussi - pas si vénérables que les siennes, mais des pierres
tout de même, celles qu'ils avaient sorties du champ où ils avaient déjà
commencé à planter des céréales. Son ami le chêne lui demandait parfois
s'ils avaient l'intention d'utiliser ses glands - il aurait bien voulu
contribuer au bonheur de son ami, lui qui était parfois fatigué de
n'être qu'un abri à pique-niques. Mais à ce qu'il semblait, ce n'était
pas encore revenu à la mode. Il y aurait sans doute du petit épeautre,
qui était de plus en plus connu et apprécié. Du kamut peut-être. Le
nouveau boulanger était dans l'air du temps - c'est-à-dire dans l'air
d'antan.
Alphonse rêve. Il attend, observant le paysage du haut de sa colline,
que vienne sa renaissance et le moment où il pourra enfin déployer ses
ailes au grand vent.
Désert (Électre)
La nuit, on entendait siffler le vent à travers les portes dégondées. Il
sifflait de plus en plus fort, et l'on se barricadait derrière les rares
portes restées accrochées - ou à peu près - à leur cadre. Il fallait se
serrer les uns contre les autres pour échapper au froid. Le jour, le
soleil perçait à travers le plafond et éclairait le désert entré dans le
vestibule. Puis ce furent la cuisine ; le salon ; nous nous retranchions
de plus en plus loin pour échapper à l'assaut de la dune ; mais le vent
ouvrait grand les portes, infiltrait sa poussière grain à grain dans les
interstices. Bientôt on put voir en enfilade la dune entrer chez nous,
le désert s'immiscer où avaient eu lieu nos jeux, où nous avions mangé,
dormi, parlé. Avec pour barricades des portes arrachées nous nous
retranchions dans les coins, en changeant de place la nuit pour ne pas
être submergés. Tout le village subissait la même débâcle. Des voisins
étaient partis aux premiers assauts du vent. D'autres, qui avaient
attendu dans l'espoir que le déchaînement du monstre de sable soit
passager, finirent par s'en aller aussi. Il ne resta bientôt plus de
familles : seulement des esseulés, les éternels entêtés. Nous nous
regroupâmes alors dans l'habitation la moins dégradée de toutes. En
entrant, c'est la porte que nous vîmes d'abord : elle n'avait pas été
arrachée, rare vestige, mais elle était bloquée ouverte au milieu de la
maison. Jusqu'à quelle pression tiendrait-elle ? Le sable n'avait pas
encore rempli toute la hauteur des pièces comme c'était le cas ailleurs.
Il faisait un doux tapis qui invitait au repos. La peinture des murs
n'avait pas été limée par le sable, et irradiait un doux bleu qui
ressemblait au dehors, en plus calme. Le plafond était évidemment
endommagé, mais pas dans toutes les pièces : nous pourrions nous établir
ici pour quelques jours au moins. Quelques semaines, peut-être. Jusqu'à
ce que le désert nous chasse.
ll ne resterait alors que le village englouti, Atlantide terrestre, et
notre file d'Atlantes, titubant jusqu'au prochain village épargné.
Jusqu'à ce que ça recommence et malgré les digues toujours recommencées
de ce Pacifique terrestre. Un jour aussi le ciel s'arrêterait de
souffler ; mais il serait trop tard, enfuis les habitants, recouverts
les puits, et personne n'oserait s'installer dans ces lieux maudits :
qui braverait la volonté du désert ?
Seul peut-être, un photographe s'arrêterait sur le seuil de nos demeures
enfuies pour saisir un rayon de jour et la vision fantastique de ce
naufrage immobile. Mais qui pourra dire la violence de ces vagues de
sable et de vent, l'aveuglement et les corps serrés, emmitouflés dans
des turbans pour échapper à l'étouffement, devenus muets de fermer la
bouche de toutes leurs forces ? Nous serons tous déjà partis, ou enfouis
sous cette mer jaune qui dévorera nos corps comme son sifflement est en
train de dévorer nos âmes.
Participation d'Électre
- Un guide pour la visite ? Oui, c'est bien ici... Vous voulez le poste ? Dites-moi quelles sont vos compétences. Sérieux - oui, enfin, non, est-ce vraiment une qualité ? Vous voyez, pour une visite de ce genre, ce n'est pas sûr que... enfin nous verrons bien, je note, continuez. ... Vous parlez ? Oui, nous l'espérons, encore que... Bien ? C'est encore mieux, mais qu'entendez-vous par bien ? Ah, je vois... oui, c'est une vision des choses... poursuivons, si vous le voulez bien, nous verrons. ... Vous mettez les gens à l'aise. Oui, pourquoi pas. Mais vous savez, étant donné le genre de visite... ce n'est pas nécessaire de... enfin, pas trop, un peu naturellement, mais pas excessivement, c'est comme le sérieux, point trop n'en faut... vous avez des références, dites-vous ? Oui, c'est intéressant... ah, c'est original... dites-donc, on voit que vous avez de l'expérience... mais l'expérience n'est pas, enfin, voyez-vous, pas ce que nous recherchons en priorité, même si naturellement... point trop n'en faut... naturellement si vous étiez sans aucune expérience... encore que... la fraîcheur, parfois... trop d'expérience, surtout si vous me dites que vous êtes sérieux... oui, j'entends, pas sérieux-sérieux, mais enfin sérieux tout de même... oui... vous viendriez étudier le bâtiment toute une semaine ? Vous savez, nous avons de la documentation, on ne vous demande pas de... vous ne voudriez tout de même pas... non, je n'insinue rien, mais voyez-vous... non, je n'ai pas peur que vous veniez, mais c'est-à-dire, vous ne pourriez pas non plus... mais si vous y tenez, et à condition que cela soit fait en dehors de vos heures de travail... oui, nous avons un historien, votre rôle à vous serait un peu différent, voyez-vous... une semaine, de toute façon, ça ne sera pas possible, nous avons besoin d'un guide avant... écoutez, je ne pense pas que vous fassiez l'affaire... mais si vous insistez, venez demain pour un essai... comment ? comme vous le seriez le jour dit. Si, c'est important, ils ne sont pas aveugles tout de même ! Non, vous ne serez pas le seul... nous choisirons la personne qui nous convaincra lors de l'essai... à demain. L'employé raccrocha le téléphone et soupira à destination de son collègue du bureau d'à côté: - Mais pourquoi ne lisent-ils jamais l'annonce jusqu'au bout ? - Peut-être que c'est écrit trop petit ? - Oui, je sais, mais ça me permet de vérifier qu'en plus ils ne soient pas aveugles... et puis, au moins, ils téléphonent... - Tu es sûr que tu n'aurais pas des réponses plus pertinentes s'ils le savaient déjà ? - C'est que je n'ose pas... je ne voudrais pas que mes collègues se moquent... - Oui mais ça t'éviterait les coups de téléphones de ce genre, comme la scoute de l'autre jour... - Guide, pas scoute, guide, c'est le féminin. - Oui, enfin tu me comprends: on a quand même besoin de quelqu'un pour dimanche... tu sais bien que tôt ou tard la fille va le laisser s'enfuir, s'il n'est plus là, que fait-on ? C'est qu'il faudra attendre au moins une semaine ou deux qu'il en rentre un autre... - On devrait peut-être changer la fille ? - Tu rigoles, c'est la fille du patron ! Tu penses s'il serait d'accord ! - C'est quand même tous les mois pareil... le bourreau ne sait plus quoi faire de ses cordes, il en avait commandé pour toute l'année et la petite lui sape le boulot... - Eh, qu'est-ce que tu veux, son père lui passe tout... et puis ils promettent, tous, alors le père se dit qu'il y en a un qui finira par revenir... elle s'attache si facilement... elle ne veut entendre parler de personne d'autre... et son père, que veux-tu, il voudrait faire son bonheur, c'est bien normal après tout... - Y a bien le Jeannot qui soupire après... - On dit qu'il va finir par se faire attraper rien que pour qu'elle le regarde... mais c'est qu'il faut quand même faire quelque chose de gros, alors ça pèse sur la conscience... - Oh, de gros, voler des pommes ou du pain ça suffit presque, tout dépend de l'entregent du commerçant... si le Jeannot s'arrangeait avec le père... - Oui, mais c'est risqué, s'il ne lui plaît pas ? J'aimerais pas trop laisser mon cou entre les cordes à Jojo, surtout qu'il chôme depuis un moment que ça doit lui démanger... - Enfin, c'est encore pas celui-là qui conviendra. Drôle de job quand même, hein ? Mais depuis que les bâtiments nationaux doivent proposer des visites ludiques pour le grand public adaptées aux handicapés... - Eh, que veux-tu, c'est bien normal, non ? - Oui, je sais, mais on aurait pu faire plusieurs visites différentes, plutôt que de tout regrouper en une seule... - Ah ça, le patron... Les deux employés se replongèrent dans leurs dossiers. Sur le bureau du premier on pouvait lire le papillon de l'annonce, qui comportait en grosses lettres la mention
RECHERCHE GUIDE
suivie de la précision
S'ADRESSER AU BUREAU DE LA PRISON DE NANTES
en plissant les yeux, on pouvait lire tout en bas de la feuille, en caractères assez petits
VISITE TRAGI-COMIQUE DANSÉE À DESTINATION DES SOURDS-MUETS
Petit conte pour ne pas dormir debout (Électre)
Pourquoi dit-on que mes histoires sont à dormir debout, alors que je les rêve éveillée ? Si je dors debout, je préfère aller me coucher, pas d'histoires, au lit ! Si je rêve éveillée je ne sais plus bien si je rêve, ou si je suis éveillée... quelle histoire ! Parfois je rêve au lit, et parfois même que je lis en rêve, et quand je m'en aperçois, dans un demi-sommeil je me raconte des histoires...
Est-ce ma faute s'ils ne voient pas
la marmotte géante qui glisse dans les nuages
les boules de gui comme les lampions d'un sabbat
et les enseignes s'animer au-dessus de la boulangerie ?
Il était un conte.
C'était un vieux comte, avec un M tout ce qu'il y a de plus aristocratique, une barbe en pointe et une fraise apprivoisée. Il aimait parler à sa fraise des heures durant en lissant sa barbe, ce qui ennuyait, à la longue, sa femme, qui lui disait souvent "ramène pas ta fraise !". Il lui donnait généreusement à manger (à sa fraise) car elle récupérait tout ce que la barbe avait laissé échapper. Celle-là aussi était bien nourrie, une barbe rousse du plus bel effet. Parfois elle entrait en guerre contre la fraise, surtout lorsqu'il y avait de la crème en jeu : la barbe et la fraise adoraient la crème. Le fils du comte aussi, mais il préférait la barbe à papa à la fraise, car elle lui était plus sympathique (et même si son précepteur lui répétait jusqu'à la nausée "la barbe DE papa !"). Il n'y avait pas souvent droit (à la barbe en question) : c'était surtout lorsque le comte le faisait sauter sur ses genoux (et là il pouvait en attraper un peu).
Le reste du temps le comte aimait beaucoup l'emmener se promener dans sa papamobile. C'était une sorte de voiture à pédales entièrement vitrée, qui permettait de se promener sous la pluie sans perdre de vue le paysage. Il y avait même un essuie-glace sur le toit pour y voir un peu mieux en cas d'eau. Il fallait juste faire attention aux flaques, sinon ça devenait vite du pédalo : mais dans ces cas-là le comte devenait grand capitaine, et l'emmenait faire des voyages le long du cours. Mais même s'ils étaient sur le cours, son fils trouvait ces voyages plutôt longs, car malheureusement, quand il pleut jusqu'au coude, il n'y a pas grand chose à se mettre sous la dent -- même pas un bout de fromage ! -- et le fils du comte était gourmand.
Le comte, outre sa fraise, sa barbe et sa papamobile, avait aussi deux maux ; le principal était ses gros maux de tête, qui lui faisaient dire des mots grossiers, que depuis on a appelés simplement "gros". Son fils les écoutait avec attention et apprenait les plus rigolos, comme "anacoluthe" et "analphabète", qu'il s'amusait ensuite à répéter à sa nourrice qui n'avait pas la moindre idée de ce que pût être une anacoluthe et qui, même si elle essayait de lui raconter des histoires, était effectivement analphabète.
Son second mâle était un jeune chien, qui n'en faisait qu'à sa tête, surtout depuis que le vieux chien s'était résolu à le laisser agir à sa guise, sous la surveillance du grand duc qui nichait dans l'arbre au-dessus d'eux. Il tentait de rappeler le chien à l'ordre par des "hou hou" qu'il croyait effrayants, mais le jeune chien qui était un peu dur d'oreille croyait qu'il devait faire attention à ne pas aller se fourrer dans le houx, ou qu'on lui demandait où il était, et comme l'oiseau ne comprenait pas ce qu'il disait, cela ne faisait pas beaucoup avancer leur histoire.
Et le troisième (car il y en avait trois) était sa lavandière, qui était chargée de faire respecter l'étiquette. Le comte avait horreur de l'étiquette, qui le grattait affreusement, et lui faisait dire des mots comme "barbiturique" ou "archiduchesse". En plus il n'avait pas la patience de trier, et se serait toujours retrouvé, si sa lavandière n'y eût pris garde, avec des chemises roses et des pantalons rouge pâle. "L'étiquette, Monsieur le comte, l'étiquette ! Est-ce vous qui faites les comptes dans cette maison ? Savez-vous combien de chemises vous avez déjà rosi ?" lui reprochait la lavandière, qui sentait la lavande un peu défraîchie. Le comte, lui, rougissait, s'excusait et retournait à ses anémones.
Car il avait un jardin de fleurs, qu'il aimait entretenir (il y cultivait aussi les fraises, car il fallait les changer de temps en temps quand elles étaient délavées). Il appelait les fleurs par leur petit nom, même les fleurs sauvages, qui ne le restaient pas longtemps tant il leur parlait avec douceur. Sa fraise d'élection, dans ces moments-là, était un peu jalouse, car elle n'aimait pas partager celui autour du cou duquel elle s'était une fois enroulée, d'un seul coup d'un seul. C'est à la suite d'une longue bataille entre les fraises et les hommes que, par la suite, ce furent les fraises que l'on mit en roulés. Mais en ce temps-là hommes et fraises vivaient en harmonie, sauf lorsque la fraise piquait une crise de jalousie, ce qu'elle faisait spécialement lorsqu'elle était derrière la fenêtre de l'appartement du comte. Dans ces cas-là elle devenait aussi fermée qu'un volet, ébouriffait ses fronces, et le comte avait bien de la peine à respirer, ce qui l'éloignait de la fenêtre à la plus grande satisfaction de la fraise. Par mimétisme sans doute, le comte prit l'habitude lui aussi, lorsqu'il était en colère, de froncer les sourcils, et depuis, beaucoup de gens ont suivi son exemple.
Le comte, au moment où nous le rencontrons, était malheureusement sur sa faim, car il était devenu très gourmand avec l'âge. Nous espérons cependant que ce ne sera pas le cas du lecteur, et quant à nous nous ne mangerons pas notre chapeau, mais entonnerons pour la fin cette comptine que nous empruntons pour l'occasion à notre conteur préféré :
Autrefois je rêvais, veillé
par une lavandière qui se méfiait
du rouge et des fraises,
et qu'il ne fallait pas faire rosir.
Il faut dire pour être exacts que la lavandière ne se méfiait pas tant que ça du rouge, à part celui qu'on trouvait sur les pantalons de soldat du comte. Si elle avait été au cinéma, elle aurait su que ce rouge ne s'appelait pas rouge mais Garance, mais ça, c'est une autre histoire.
Participation d'Électre
--- Allô ? Salut, t'es où ?
--- Ben chez moi, tiens, c'est là que tu m'appelles...
--- Dis donc, tu désertes un peu le défi en ce moment ou quoi ?
--- C'est vrai que ces derniers temps je touche pas terre avec la rentrée... mais bon, je décroche pas des histoires, j'ai même été à la veillée de contes au MAOG samedi dernier...
--- Une veillée de contes ? Où ça ?
--- À Lyon, dans un café de la montée de la Grande Côte... la prochaine sera le 15 février à 20h... mais au fait, toi, t'es où ? Je reconnais pas le numéro qui s'affiche, t'es chez un pote ?
--- Mieux que ça, tu devineras jamais... en plein voyage dans le temps à bord d'un engin en voie de disparition !
--- Hein ?
--- Dans une CABINE TÉLÉPHONIQUE, une cabine téléphonique, tu le crois ça ?
--- Oui, je veux bien le croire, mais depuis quand tu as une carte téléphonique ?
--- Hé ben justement, je me suis approché de la cabine --- c'est un coin que je fréquente pas trop, du coup je l'avais jamais vue --- et bien en vue sur l'annuaire --- parce qu'il y a même un annuaire dedans, et à jour, un truc de dingue je te dis ! --- il y avait une carte avec écrit en gros au feutre "utilisez-moi", et un tract qui expliquait que France Télécom, ou je sais plus comment ça s'appelle maintenant, allait fermer toutes les cabines téléphoniques de la ville ou presque, et qu'il fallait les utiliser pour qu'ils laissent celle-là, vu qu'apparemment elle doit être utile à un tas de gens. Et un max de crédit sur la carte ! Je pourrais presque t'appeler sur ton portable tellement y a d'unités, mais bon, comme il y avait un annuaire... Et attends, c'est pas le plus dingue ; moi je m'attendais vaguement à un truc chelou, genre grandir et plus pouvoir sortir de la cabine, ou rapetisser et pas pouvoir attraper l'annuaire, avec cette étiquette... mais bon, rien, pas même une transformation en Superman (là ça vaut mieux parce que j'allais au boulot après, ça aurait fait space quand même). Par contre en tapant le numéro, dans les choix proposés, il y avait "appeler un numéro au hasard". Bon, j'ai pas encore essayé, comme tu vois, mais c'est fou quand même, non ? M'est avis qu'y a quelque chose là-dessous, j'essaierais bien, mais si t'es libre ce soir j'aurais bien essayé avec toi pour me donner du courage... je suis sûr qu'il doit arriver des trucs si on essaie ça...
--- Ouais, ça dépend à quelle heure, tu risques de réveiller un ours qui dort et t'as intérêt à ce qu'y connaisse pas l'emplacement de la cabine...
--- Mais non, d'ailleurs --- ah ben mince ! Je te disais qu'y avait un truc ! J'étais au coin d'une rue et je me retrouve dans un jardin... avec un bâtiment... par la fenêtre je vois une bibliothèque remplie de livres... on dirait qu'y a des tableaux bizarres au mur... je savais bien que c'était une porte ou quelque chose... bon, alors, tu viens tenter l'exploration ce soir ?
--- Attends, une minute... ta bibliothèque, elle ressemble à quoi ?
--- Ikéa, normal, assez haute, pour ce que j'en vois, pas mal large...
--- Et les tableaux ?
--- Ah ça on voit pas bien... y a des photos je crois, de loin on voit une sorte d'avion qui roule... on voit aussi un truc vraiment space, on dirait R2D2 mais avec un costume...
--- Dis-donc, t'as la vue perçante... et y aurait pas des fois un lapin avec une montre sous le tableau ?
--- Ben sous le tableau je vois pas bien, et puis si c'est un lapin pas sûr qu'il dépasse de la fenêtre... attends, si, mais il part en courant en regardant sa montre... et il est suivi...
--- Par une fillette, mais elle elle s'arrête pas... je crois que t'es chez moi... bon, y va falloir laisser du crédit sur la carte, et puis vérifie que tu n'as pas changé de taille... je veux bien partir en exploration avec toi, mais pas aux heures où la Télécom risquerait d'enlever la cabine : au coin de ma rue y en avait une, et on voyait toujours plein de gens dedans, et quand ils l'ont enlevé les gens ont disparu avec... faut se méfier, mais l'exploration a l'air de valoir le coup... à ce soir !
En passant (Électre)
Il courait depuis un bon bout de temps, quand un tableau accrocha son regard. Il passait souvent par cette galerie, sans jamais, ou presque, pouvoir s'y arrêter, et par conséquent n'avait jamais remarqué ce tableau jusque-là.
C'était... mais bon sang, il le connaissait pourtant, c'était... il était bien élégant, dans sa chemise à jabot laissée visible juste ce qu'il fallait par la veste... (évidemment, il lui manquait un peu de cou, mais tout de même - et puis ça lui permettait d'utiliser un kaway quand il pleuvait, à lui) ... c'était... mais bon sang, si, pourtant ! Il devait perdre la mémoire -- enfin, tant qu'il ne se mettait pas à perdre la tête, ça pouvait aller... Il se remémora d'un coup le bal --- la Reine avait piqué une colère car elle estimait que les tresses de la princesse lui faisaient de l'ombre, il s'en était fallu d'un cheveu... et l'autre était venu avec... avec... mais si, son acolyte, qui ce jour-là portait un costume très élégant et aurait séduit toutes les femmes de la soirée s'il n'avait pas passé son temps à les assommer de discours... l'autre, le tout doré... avec un prénom qui commençait par un chiffre... il brillait de mille feux et on ne voyait que lui... mais le petit gros du tableau qui l'accompagnait avait fini par attirer son attention, par contraste, en quelque sorte par son silence --- il faut dire qu'il n'avait pas grand monde avec qui converser, le pauvre... quoique --- ne l'avait-il pas vu partir avec une carte à la fin de la soirée --- quelqu'un qui avait fini par déchiffrer son babil incompréhensible ? Ce n'était pas comme lui... toujours à courir, pas moyen d'avoir du temps pour lui...
Il sursauta tout d'un coup. "En retard ! En retard !" s'exclama-t-il avant de repartir comme une flèche. Un peu plus tard, une jeune fille passa dans la galerie. Elle ne leva pas les yeux sur le tableau --- mais aurait-elle pu percevoir le regard curieux qui la suivait en se demandant ce qu'elle pouvait bien vouloir à ce lapin ?
Participation d'Électre
En ce début janvier les vœux sont de saison et, de plus, de sujet de défi, ce qui fait deux bonnes raisons de s'y coller... ce seront des vœux en forme de critique littéraire, car j'ai trouvé dans la hotte du père Noël un beau livre que j'aimerais partager tant il me semble de bon augure pour commencer l'année...
Le titre pourrait déjà être une formule de vœux : Mange, prie, aime. L'auteure-narratrice, Elizabeth Gilbert, y raconte comment elle a décidé de se remettre d'un mariage et d'un divorce ratés (et de pas mal d'autres choses aussi) en accomplissant un voyage à la fois physique et spirituel pendant une année.
Le sous-titre français "Changer de vie, on en a tous rêvé... Elle a osé" est un peu trompeur, et je préfère le sous-titre original One woman's search for everything across Italy, India and Indonesia, qui condense dans leurs pays respectifs les trois "formules" des trois chapitres du livre : elle mange en Italie, apprend à prier dans un ashram en Inde et à aimer en Indonésie.
Les trois parties m'ont touchée, et composent un bel itinéraire de découverte et d'accomplissement de soi (que l'on soit ou non croyant, ceci dit pour rassurer ceux qui, comme moi avant la lecture, pourraient nourrir une certaine suspicion envers le deuxième verbe du titre).
L'intérêt du livre --- qui n'a rien de littéraire, mais n'est pas mal écrit non plus --- réside surtout dans la réflexion qu'il propose à chacun. Même en étant a priori loin de la situation mise en scène dans ce témoignage, on peut trouver dans ce livre des questions (pas tellement de réponses, sauf celles que trouve la narratrice mais qui sont bien évidemment personnelles, c'est cela qui le rend sympathique par rapport à d'autres livres de "développement personnel" écrits sur le mode impératif) pour réfléchir à sa propre manière de voir les choses.
Bien sûr, il faut déjà être un peu sensible au questionnement sur soi pour apprécier vraiment le livre, ou partager des expériences avec la narratrice (avoir passé du temps en Italie, faire du yoga, aimer voyager... la liste n'est pas exhaustive). Je pense que c'est précisément pour cela que la personne qui me l'a offert --- que je remercie ici chaleureusement --- l'a choisi ; je ne saurais trop le recommander à mon tour à tous ceux qui cherchent une forme d'équilibre et de sérénité dans leur vie.
Ce livre me semble donc tout indiqué pour deux choses, à l'occasion de l'année 2014 qui commence :
la première, remercier de tout mon cœur mon amoureux, ma famille et mes amis, sans oublier les défiants du samedi --- c'est drôle d'avoir des amis "virtuels", je n'ai pas encore bien l'habitude --- pour tout ce qu'ils ont fait et font pour moi ;
la seconde, souhaiter, à tous et à chacun, de l'amour, de la paix et de l'équilibre dans les épreuves comme dans les succès, mais surtout, surtout, un beau mot qui m'est resté de la lecture de ce livre : de la GRATITUDE. Je ne sais pas si c'est très clair dit comme ça, mais Elizabeth Gilbert fait voir cela très bien... vous n'avez plus qu'à lire le livre !
Comme un pape (Électre)
On lui a mis un chapeau de marin, parce que ça porte bonheur, et même s'il est censé se trouver en avion ; on a décoré son aéroplane de fleurs et de lierre, et il regarde devant lui aussi attentif que s'il conduisait un vrai avion. Ça pourrait être un Quatorze Juillet, ou un dimanche après-midi. Il voit comme s'il y était la ville sous ses pieds, il conduit son avion dans des figures risquées mais brillamment exécutées, avec la foule qui applaudit en-dessous. Ou bien il survole des déserts inconnus et affronte mille dangers pour sauver sa fiancée des griffes d'affreux personnages. Ce sont toujours des histoires qui finissent bien, parfois il reçoit une médaille ou une décoration. Dans ces moments-là, il est fier comme un pape.
Il n'y a pas grand monde dans la rue, seulement deux jeunes filles qui les regardent passer, le petit gars poussé par son père dans son aéroplane, entre les pavillons entourés de leurs jardinets. Pour être plus commodes ils se sont mis sur le goudron tout neuf, ils ont toute la route pour eux. Il aurait bien envie de se mettre à courir pour donner de la vitesse à l'avion, mais il ne sait pas si ce serait très digne - et puis il y a ce photographe qui les regarde, qui est-il ? Il le comprend, cela dit : ce n'est pas tous les jours qu'on voit un si bel aéroplane, et bien décoré en plus ! Avec les fleurs du jardin. En habit de dimanche, lui aussi. Il est un peu ennuyé tout de même d'être ainsi surpris dans ses pensées, mais fier aussi ; fier comme un papa qui promène son fils dans un jouet qu'il aurait voulu avoir enfant...
Un appel, des appeaux (Électre)
Ordinairement les mots répondaient à son appel. Le samedi elle visitait le sujet, puis elle le laissait tout au long de la semaine mûrir et se nourrir des événements. Souvent des fils lui apparaissaient assez vite et il n'y avait plus ensuite qu'à débrouiller, à ordonner, à faire danser les mots autour du noyau, à émonder pour arriver à l'essentiel. Le jeudi tout était presque prêt. Le vendredi était jour de corrections et de l'envoi un peu redouté, du "tant pis c'est pas parfait mais il faut y aller". Cette fois-ci c'était le vide. Elle avait pensé à son train-train - ou plutôt son bibliothèque-cantine-bibliothèque-cantine - quotidien mais ça manquait de swing. Elle avait pensé aux cloches, mais elle n'était toujours pas parvenue à démêler leurs horaires - sauf le carillon bien reconnaissable de neuf heures du soir. Elle avait remarqué qu'à huit heures du matin aussi il y en avait une volée jolie. Et puis à midi. Mais pas de quoi faire un système. Pas de quoi faire un poème. Elle avait pensé... Elle n'avait plus pensé à cela, prise dans le tourbillon d'une presque dernière semaine, entre les livres à lire ou à photographier, les cadeaux de Noël à faire, les derniers cafés con panna et tous les regrets de ce qu'elle n'aura pas fait... Quelques accrocs dans l'emploi du temps qui offrent des échappées hors les murs. L'indolence des journées ensoleillées, loin du tourbillon de la (grande) ville, loin de la fièvre qui viendra après. Encore un peu hors du temps - encore mais plus pour très longtemps. Encore un peu dans le suspens - comme la fin d'une longue vacance. Elle n'avait plus pensé qu'à cela. Elle avait essayé d'invoquer les mots. D'en provoquer des sabbats dans sa tête. De les laisser venir comme des oiseaux qui s'approchent si l'on reste assez longtemps immobile. Peine perdue. Cette semaine, décidément, le rythme n'était pas dans l'appeau. Ou peut-être qu'il ne marchait plus. Mais qui aller voir pour le réparer ? Peut-être qu'un peu de vraies vacances serait le bienvenu...
"Mue" (Électre)
Elle est partie seule d'un aéroport qu'elle ne connaissait que de l'extérieur, pour arriver dans une ville qu'elle connaissait peu de l'intérieur. Elle a pris un tram et deux métros pour arriver dans un café où l'attendait quelqu'un qu'elle connaissait. Elle a vu le flot incessant des gens dans les couloirs souterrains, a entendu le bruit strident de la fermeture des portes et le sifflement lancinant du frottement des rails contre les voitures. A regretté sa ville où l'on ne se déplace quasiment qu'à pieds. Elle a repris un métro, est sortie un arrêt trop tôt, a trouvé sa destination grâce à des gens qu'elle ne connaissait pas. A rencontré par hasard quelqu'un qu'elle connaissait. Des inconnus qu'elle serait amenée à revoir. Elle a cru qu'on pouvait à pied aller d'un point A à un point B en un temps raisonnable. Elle se trompait. A pris un bus, s'est arrêtée au terminus, n'a pas reconnu le quartier que pourtant elle connaissait. S'est fait guider par son smartphone, par téléphone, a accumulé les plans, métro, quartier, université. Elle a erré dans des couloirs aux portes numérotées. A découvert des escaliers insoupçonnés. A eu un choc en reconnaissant la cour d'où quelques années plus tôt elle avait téléphoné pour annoncer une bonne nouvelle. Le couloir où l'on avait affiché la liste des reçus. Les toilettes où elle troquait ses vêtements et sandales d'été contre une tenue de rigueur vite abandonnée dès les épreuves passées, rasant les murs pour ne pas croiser les examinateurs dans cette tenue si incongrue. Elle a payé, donné sa photographie, obtenu en échange un certificat de scolarité. Elle a reçu sur fond bleu et rouge sa photographie surmontée d'une inscription où figuraient en blanc les mots "Paris" et "Île de France" au milieu de divers numéros. Elle n'a pas reconnu la parisienne de la carte. Encadrée de ces titres insolites, malgré son sourire familier, il s'agissait de quelqu'un d'autre. Elle a contemplé du bus les lumières de la ville pour rentrer. La matinée butineuse de la ville quand elle y est retournée. Elle a croisé avec surprise un maire revenant d'électeurs fantômes, croyant d'abord que c'était une affiche oubliée, que ça ne pouvait pas être vrai. Mais ça l'était. Elle a visité l'exposition d'un peintre qu'elle ne connaissait pas et qu'elle a beaucoup apprécié. Vu des enfants qui avaient déjà bien poussé. Retrouvé des amis de son autre pays. Elle n'a pas trouvé les dinosaures qu'elle était venue chercher. Elle a rencontré le poisson lune, le pyrosome, le camphur, le marabout d'Afrique, le bec en sabot du Nil, la grue couronnée et le daman des rochers. Rencontré des espèces éteintes et d'autres qui risquent de l'être bientôt. Des espèces exotiques et des espèces presque familières. A rêvé devant le baudet à poils longs du Poitou et le koala. Les oryx sont restés impassibles à son passage. Un animal à cornes lui a fait un clin d’œil. Elle a pris le métro pendant un temps infini. Comme une litanie elle s'est répété les noms des stations, Raspail, Bastille, Bienvenue, Gaîté, Champs-Élysées. Impossible encore de les retenir dans l'ordre. Elle a observé. A longé des centres commerciaux et des parkings à perte de vue. Des entrepôts à ciel ouvert. N'a pas pris en photo un empilement de plots de chantier qui lui plaisait pourtant dans ce lieu désolé. Elle a repris l'avion dans un aéroport qu'elle connaissait, avec quelqu'un qu'elle connaissait. A encore regardé par la fenêtre sans reconnaître les montagnes qui pointaient au-dessus des nuages. A fait des hypothèses sur les villes et les vallées. A regretté de ne pas mieux connaître la géographie.
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Elle s'est dit qu'elle y retournerait finalement volontiers. Qu'elle finirait par apprivoiser l'étrangère dont elle avait reçu la carte. À devenir un peu cette parisienne sans y perdre rien - et même en y gagnant sans doute autre chose.
Et qu'elle verrait enfin les dinosaures.
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