Le bazar du bizarre (Djoe L'Indien)
Nous étions dimanche lorsque je m'arrêtais devant la porte ; un dimanche après-midi, et la ville était déserte. Pas une âme vivante, hormis les ombres dansantes de trop rares nuages épars flirtant avec le soleil. Ainsi qu'un chat aperçu furtivement quelques instants auparavant.
Il semblait y avoir de la lumière à l'intérieur mais le soleil rendait la chose difficile à voir. Avec une légère hésitation je poussais la porte et celle-ci s'ouvrit en grimaçant, le tout sur un léger couinement sorti d'outre-tombe... Je n'allais pas repartir en courant, j'ai ma fierté ! Je suis alors entré. Tout doucement. Et peut-être pas aussi rassuré que je que je tentais de paraître...
Personne pour m'accueillir, sinon un fatras inexprimable d'objets loufoques et divers : cartes postales, mobiles au plafond, jeux de cartes et amoncellements de dés, luminaires et babioles de décoration, vieilles croûtes invendables ou services à gnôle dépareillés et un rayon de poupées de porcelaine presque souriantes aux robes légèrement délavées et aux pommettes roses. Les mobiles s'agitaient sans raison apparente comme pour me suivre des yeux et il me vint à l'esprit que les rayonnages n'étaient plus disposés de la même façon qu'en entrant... Peut-être n'était-ce que le fruit de mon imagination... Mais je me souviens parfaitement de ce petit rire aigu et cristallin, alors que j'observais, perplexe, l'intérieur de l’échoppe en tournant le dos aux poupées.
J'étais persuadé que la disposition avait changé, maintenant. Ce n'était pas forcément très marqué mais j'étais bien sûr de ne pas pouvoir retrouver la sortie en reprenant mon parcours en sens inverse ! Les meubles changeaient de place ; j'en ai vu un terminer sa lente glissade au moment où je tournais la tête ! Bien sûr, devant ma mine décomposée un nouveau ricanement se fit entendre, un peu plus grinçant, un peu plus perçant, un peu plus inquiétant... Il me semblait également entendre quelques murmures, de plus en plus nombreux et qui se mettaient à tournoyer dans le magasin : "tu ne sortiras pas...", "viens dans nos bras...", "...l'éternité avec nous...", sans parler de tout ce que je ne comprenais pas mais qui ne m'avait pas l'air de bien meilleure augure !
J'essayais de retrouver la porte : ouf, elle était toujours là. Mais pris dans ma réflexion, je n'entendais pas le léger vrombissement qui s'approchait ; un vieux biplan me cogna l'arrière du crâne avant de fuir à tire-d'aile ! Une très ancienne horloge se mit à sonner les douze coups de minuit sur un rythme endiablé, accompagnée presque aussitôt par un coucou qui entrait et sortait sans cesse de son chalet suisse ! Les poupées souriaient et un tigre de bronze s'étirait en se léchant les babines, sur un meuble vermoulu qui couinait sous son poids. Là, j'ai fait "gllup"...
Je commençais alors à me faufiler entre les rayonnages dans l'espoir d'atteindre la sortie rapidement, lorsqu'un petit chiot en terre cuite, hideux au possible, me fit un croche-patte m'envoyant m'étaler de tout mon long, ma tête faisant alors connaissance avec une vieille souche surmontée d'une belle grosse hache de bûcheron aux allures presque guerrières. La chose s'annonçait périlleuse...
Apercevant une brèche je m'élançais soudain, mais une armée de petits soldats de plomb vint me couper la route tout aussitôt, et leur mine patibulaire m'incita à ne pas insister. Armés de lances et hallebardes pour partie, de longs fusils ou traînant de lourds canons pour les autres, il ne faisait aucun doute qu'ils cherchaient la bagarre : je sautais dans l'allée d'à côté ! Et même parvenait à avancer de cinq pas ! Une bouilloire à sifflet me sifflait son mécontentement mais elle n'était pas assez mobile pour me stopper. Les voix en fond chantaient : "qui entre ici jamais ne sort", "objets inanimés, nous voulons tous une âmes", "reste avec nous, nous avons plein de jeux rigolos !"... Moi je ne trouvais cela que moyennement rigolo !
Je fonçais droit devant, ralentis face à une armoire pour virer... et sa porte s'est ouverte pour me fermer la voie ! Une ribambelle de lapins en peluche s'est mise à me sauter dessus mais je réussissais tout de même à approcher de la sortie. Loin derrière, une tête de lion empaillée rugissait par-dessus les cris qui disaient "ne le laisser pas s'échapper !", "attrapez-le !". Moi, c'est la porte que j'attrapais et elle s'ouvrit en gémissant, mais finit par me laisser passer...
Dehors, la ville était déserte et immobile sous le soleil. J'ai aperçu un chat et son ombre dansante, juste avant qu'il ne cesse de sourire...
Miroir (Djoe l'Indien)
Que cache le miroir des affres de la vie
Quand tout est morne et gris sous le couchant du soir,
Lorsque ne brille plus l'étincelle d'espoir
Et que le désespoir prend la place à l'envie ?
Que montre le miroir des âmes asservies
Par leur propre reflet, comme le repoussoir
De rêves trop parfaits, sinistre déversoir
du sombre dépotoir où sombre la survie ?
Mais voilons-le enfin, ce satané miroir
Qui le monde corrompt de son triste pouvoir
Projetant devant lui l'image poursuivie,
Aseptisée, sans grain, passée au polissoir
De songes d'idéal, chimère inassouvie
A ranger, inutile, au tréfonds d'un tiroir.
Maestria (Djoe L'Indien)
Eh, maestro ? Musique ! Egrène donc tes notes,
La place ensoleillée est là toute pour toi
Et les premiers badauds déjà on aperçoit !
Sors tout ton attirail, fais valser tes menottes
Sur la touche d'ébène, enchantes les pavés !
De la ronde pointée à la croche au moins triple,
De ta partition folle ébauche le périple,
Sur un doux lamento commence à t'échauffer...
Quelques premiers curieux s'arrêtent sur la danse,
Nonchalante d'abord, qui s'élève dans l'air ;
Une fillette approche, ouvre ses grands yeux clairs,
Se met à doucement balancer en cadence.
Le parvis se remplit au matin tremblotant,
Le rythme s'accélère... Une femme s'invite
Qui entame un ballet, la fillette l'imite
Et les voici tournant en temps et contretemps.
Quelqu'un dans le public se met des mains à battre,
Le musicien joyeux dès lors change de ton :
Une volte mineure emporte les piétons
Et la femme toujours sous sa robe d'albâtre.
Là s'envolent les doigts tout en notes d'argent,
Sur les cordes tirant ou martelant la table
Entraînant le pas leste au rythme inimitable ,
Et la voici volant pirouettant voltigeant !
La musique tournoie, envahit l'esplanade,
La foule alors se fige observant ces deux-là
Qui la vivent si fort et avec tant d'éclat,
Que la fillette aussi cesse ses galopades ;
Il n'est plus de vivant qu'elle et le musicien
Sur le pavé luisant que le soleil inonde,
Que caressent les pas bien dix fois par seconde
Suivant l'allegretto de l'adroit magicien...
Après une sublime et dernière envolée,
La musique se tait, la belle disparaît !
D'elle ne reste plus que le parfum discret
Qui ondule parmi l'audience médusée...
Des idées au pinceau (Djoe L'Indien)
J'ai dans la tête, en liberté, un tas d'idées :
Idée en l'air de voyager tel un oiseau,
Idée en mer de patauger comme un roseau,
Elles sont là, soir et matin, dévergondées.
J'ai dans la tête, et sans nuage, un ciel tout bleu,
Un ciel si bleu que le soleil me le jalouse
Tant que le soir de rouge sang pare sa blouse ;
Pourtant pour moi joie est ce feu devant mes yeux...
Il y a là tant de couleurs qu'un jour un peintre
A décidé de les fixer sur un tableau,
Du bleu de l'encre entre les mots au bleu de l'eau
Qui se reflète au fond des cieux comme une une étreinte.
Quand je m'endors la tête vide au noir du soir
Parfois la nuit au fond d'un rêve il en naît une
Qu'aurait bien pu souffler sans bruit le dieu Neptune :
Mes rêves sont des esprits fous le déversoir !
Elles sont toutes j'en ai peur si farfelues,
Pour les cacher le rigolo a rajouté
Un grand chapeau au fond duquel sans hésiter
Y ont dansé les folles et les saugrenues.
Dedans ma tête, et ce gibus, soudainement,
Par le pinceau les voici là toutes figées
Mais je ne sais si un beau jour de s'envoler
Elles ne vont pas essayer, espièglement...
Aux portes de la folie (Djoe L'Indien)
J'ai rencontré ce soir, entre deux réverbères,
Un renard à poil blanc et à la queue de chat
Mais ce que j'ai cru voir, près de ces lampadaires...
Ca n'existe pas ! Ca n'existe pas !
J'ai croisé dans le noir, et le bois de derrière,
Un vieux cerf bleu à ski déguisé en sherpa...
Un cerf à ski d'accord, mais bleu jusqu'au derrière,
Ca n'existe pas ! Ca n'existe pas !
L'autre jour a toqué par trois fois à ma porte,
Un cygne à dents de sabre et à la robe à pois.
Mais un cygne voyons, qui frappe de la sorte,
Ca n'existe pas ! Ca n'existe pas !
Par un matin d'été, musant dans la clairière,
J'ai vu un cheval d'or jouant des maracas ;
Mais un cheval en or comme une chevalière,
Ca n'existe pas ! Ca n'existe pas !
Un dimanche tout gris, longeant le cimetière,
J'ai vu un spectre saoul qui dansait la samba !
Un spectre pourquoi pas, mais buvant de la bière...
Ca n'existe pas ! Ca n'existe pas !
Pas plus tard qu'aujourd'hui j'ai vu par la fenêtre
Un homme à blouse blanche et faisant les cent pas,
Mais je suis au cinquième et je me dois d'admettre...
Qu'il est vraiment là ! Qu'il est vraiment là !
Le Lutinoix (Djoe L'indien )
Dans cette noix, va donc savoir ce qui se cache !
Sa coque dure est un rempart pour le curieux
Qui aimerait percer à jour ce mystérieux
Délice brun qui le provoque, un rien bravache.
Mais attention ! L'objet est traître et se défend !
Prends un couteau pour séparer cette coquille
Et le parquet de rouge sang tu remaquilles,
Poussant un cri qu'on croirait ouïr un olifant...
Oui mais alors, cette noix-là, que contient-elle ?
Approche-là de ton oreille, écoute bien :
N'entends-tu pas comme un murmure, un presque rien,
Une chanson toute en douceur. Mais que dit-elle ?
Oh là ! Manant prend garde à toi, car ce secret
Est bien gardé. C'est un lutin d'humeur badine,
Un brin espiègle et qui je crois quelques fois dîne
Du sang perlant au bout du doigt d'un indiscret.
Mais si tu sais bercer la noix de ta comptine,
Son habitant, qui est curieux, veut écouter ;
La coque s'ouvre et laisse voir un farfadet,
Un peu fâché d'être tiré de sa routine.
Or le lutin, si dans le fond n'est pas méchant,
Je vous l'ai dit un peu plus haut est un espiègle
Qui s'affranchit sans foi ni loi de bien des règles
Lorsqu'il s'agit de se moquer d'un mécréant ;
D'une voix basse il psalmodie une formule
Et sa magie, en un sursaut, sort de la noix !
Se lève alors au fond du bois un vent sournois
Qui t'enveloppe et tout à coup te change en mule...
Etre curieux est un défaut qu'on dit vilain,
Et si tu sais ce que cachait ce fruit à coque
Te voilà beau, broutant ton herbe... Et tu t'en moques :
Tu n'iras plus enquiquiner d'esprit malin...
Rêverie (Djoe L'Indien)
Et si le rêve n'était
Qu'une partie de pêche
En solitaire ?
A moins que ce ne soit
Tout bêtement ma foi
De n'être qu'une rose
Caressée de soleil ?
Ou bien très simplement
De n'être qu'un oiseau
Qui vole au bord de l'eau ?
"La trouille" (Djoe L'Indien)
Lorsque j'ai voulu attraper l'os
Le premier des cerbères a grogné...
Le second s'est mis à marmonner :
"Grunffff... Si tu y touches je te mords..."
Il faut dire à ma décharge
Qu'il était persuasif
Mais (je sais c'est un peu lâche)
A mon cou j'ai pris mes pieds
Je me suis carapaté
Et depuis cours sans relâche...
Peintre d'Automne (Djoe L'Indien)
L'été pointe son nez et déjà j'imagine
Qu'à septembre futur je vais devoir sortir
Ma palette à couleurs pour novembre bâtir ;
Le choix du matériel dès lors me turlupine,
D'être peintre d'automne il n'est pas si aisé !
Quelques coquelicots et un brin d'amarante,
Les pétales discrets d'une rose odorante
Caressée au violon d'un bourdon irisé,
Voici pour façonner mes carmines teintures.
Il me faudra cueillir un bouquet de bleuets,
Des violettes aussi, bercé des menuets
De papillons en fleur aux ailes d'argentures
Pour une touche avoir de pastel indigo.
Je prendrai le pollen sur l'abeille gourmande
Qui s'en est recouverte en flirtant la lavande
Et puis le romarin de son leste tango,
Je mettrai de côté quelques jaunes pétales
D'arnica, de jonquille et autres boutons-d'or
A ressortir au soir de l'été qui s'endort,
Dernier présent avant que l'hiver ne s'installe.
Et quand de ces trésors j'aurai sous mon pinceau,
Parmi le paysage, étalé les nuances,
J'irai dormir enfin d'une douce insouciance
Dès que décembre aura déposé son blanc sceau.
Arcanes de l'âme (Djoe l'Indien)
Derrière l'escalier se cache le mystère
De tes yeux de jasmin et tes couettes de blé,
Des couleurs que le vent d'un ballet endiablé
Vola à ton sourire au parfum légendaire
Sur la plus haute marche apparaît, droit, Cerbère,
Fier gardien de ton âme ; et mes yeux éplorés
Ne savent plus que faire, et j'ai beau implorer
L'accès à ton jardin rien ne sait le distraire...
Quel est donc ce secret de nuages voilé
Qui tant pèse à ton coeur que tu vis en recluse ?
Libère donc Cerbère et descends les degrés,
Sème derrière toi tout ce dont on t'accuse,
Cueille au bord du sentier les couleurs du printemps
Et laisse l'escalier s'éteindre sous le temps.