- Début de voyage - (Akel)
Au moment où le réveil a sonné, j'ai regretté d'avoir accepté ce voyage. Sans même jeter un regard à l'engin infernal, je devinais qu'il était déjà tôt, très tôt. Cinq heures moins dix. Super.
Je gesticule encore quelques minutes, désireux de profiter de la fraîcheur des draps. Imane a déjà dû se lever, j'entends quelques bruits provenir de la douche. Des jurons, c'est sûrement elle. Elle ne changera jamais, toujours elle, ça. Même si elle est souvent de bonne humeur, elle ne peut s'empêcher de jurer quand les objets lui échappent des mains. Paf ! Et de deux. C'est sûrement son shampoing préféré, ça, j'en suis presque sûr.
… Pourvu qu'elle ne tombe pas. Elle est si maladroite, parfois...
Les minutes passent sans que je ne m'en rende compte. Les bras et les jambes en croix, je contemple le plafond en silence, me demandant ce qui va arriver, ensuite. Imane et les surprises, ça a toujours fait des étincelles. Quand je pense à toutes les catastrophes que ça a engendré par le passé, je me demande pourquoi est-ce que j'accepte encore de la suivre. Franchement, je devrais me surveiller plus.
Même si, d'un autre côté, elle sait se montrer très persuasive. Dieu, c'est une chose qu'on ne peut lui enlever !
Je jette un coup d'œil au réveil. Cinq heures et douze minutes. Je fronce les sourcils, inquiet. Déjà vingt minutes et elle n'est toujours pas sortie. Mais qu'est-ce qu'elle peut bien faire, à la fin ? Elle a fait tomber son savon, ou quoi ? … Non, aucun bruit n'émane de la salle de bain. Alors ? Et si j'allais voir ce qui se passe, hein ? Hum, non non. Calme-toi, elle finira bien sortir.
Pour m'occuper l'esprit, je descends au rez-de-chaussée et me mets en tête de préparer le petit-déjeuner. Je suis en train de mettre les couverts lorsque j'entends des bruits de pas accompagnés d'un petit tapage à travers le plafond. Imane et la discrétion, ça fait deux. Je secoue la tête en songeant à la lointaine époque où nos voisins de tout l'immeuble se plaignaient du boucan qu'elle faisait, autant de jour comme de nuit.
Maintenant que j'y pense, je n'ai jamais réussi à la calmer, j'ai à peine eu la bonne idée d'acheter une maison. Comme ça, plus de problèmes, plus de plaintes, plus d'insomnies.
La paix... Enfin, à quelques détails près.
Je l'entends faire d'autres va-et-viens et je me sens vaguement coupable. Elle a toujours pris l'habitude de faire elle-même nos bagages. Ce genre de choses ne m'a jamais vraiment dérangé. En fait, n'importe quoi ferait l'affaire, du moment que ce soit convenable. Et décontracté, surtout.
Peut-être que les voyages lui ont toujours fait cet effet-là ? Non, elle a toujours été très énergique, alors... une envie de me faire plaisir ? Hum, non, rêve pas, mon bonhomme, rêve pas.
Un silence relatif s'installe dans la cuisine. Bêtement je me demande s'il ne lui est pas arrivé quelque chose. La pluie crépite doucement contre la fenêtre, et je soupire. Drôle de temps pour faire un voyage, quand même.
Quelques minutes plus tard, c'est une toute autre ambiance qui règne dans la cuisine. Ma femme est descendu en quatrième vitesse et elle dévore à présent avec appétit le petit-déjeuner que je lui ai servi. Elle a des manières peu conventionnelles (bon, j'avoue, c'est parce qu'elle est plutôt pressée, en ce moment), mais j'adore toujours autant la regarder manger. Tout à l'heure, j'avais oublié qu'on s'était depuis longtemps mis d'accord sur la procédure. Quand on avait un voyage de prévu, comme aujourd'hui, elle se chargeait de nos bagages tandis que moi je devais préparer le petit-déjeuner, comme un célibataire le ferait. Quoique c'était toujours un petit-déjeuner pour deux – enfin, très très peu pour moi –, bien sûr.
J'avais oublié de mentionner que ma femme adorait parler et manger en même temps. Les plus conservateurs d'entre vous diront peut-être que c'est très révélateur, mais je m'en fiche. J'ai toujours adoré la regarder manger, en silence, sirotant de temps à autre mon café sans sucre. Admirateur émerveillé ? Meuh non, bien sûr que non.
Parfois, elle variait la formule, et se contentait de secouer la tête en rythme, heureuse d'écouter sa chanson préférée dès le matin, un peu comme en ce moment.
"You,
you're such a big star to me
You're everything I wanna be
But
you're stuck in a hole and I want you to get out
I don't know what
there is to see
But I know it's time for you to leave."
Shine, de Take That. C'est pas le genre de musique que j'écoute, mais j'ai fini par adorer. Un peu comme elle, tiens.
Sous la table, mon pied lui aussi, bat en rythme.
"Au
fait, aujourd'hui j'ai décidé qu'on allait faire un tour à Azrou,
passer par Ifrane, puis après revenir à Fès. Ça te tente ?
-
Hm-hm."
Ouaip. Finalement, c'est pas plus mal, comme ça.
J'adore tes petites surprises, ma chérie.
Akel ...
Dans un monde futuriste, et à l’autre bout du globe...
Dominique,
Adieu adieu adieu adieu adieu adieu adieu adieu adieu adieu adieu adieu adieu adieu adieu adieu adieu adieu adieu adieu adieu adieu adieu adieu adieu... bref, A-D-I-E-U !
Bon, j’espère que t’as compris, là. Je ne VEUX plus recevoir d’SMS (ni d’autres genres dérivatifs) de ta part, sinon je change de numéro de portable. Nah.
Voilà, c’était tout.
Amoureusement,
ta Patricia qui t’aime.
Chéri,
Tu tenais à ce que je t’envoie une lettre d’adieu, la voici. En général, je pense, les lettres d’adieu sont toutes garnies de mots doux et de remerciements en tous genres, sans oublier, bien entendu, les diverses digressions qu’entraîne quelque souvenir agréable. Ne va pas me dire que ça va être une sorte de thérapie pour moi, parce que je ne te croirais pas. La situation est différente, mais je tenais quand même à te dire ceci :
« Ton suicide a été inutile, puisque je ne t’ai pas trompé (enfin, si, mais tu devines comment). Mais, tu sais, maintenant que tu t’es vraiment suicidé, je peux vraiment te tromper. Hé oui, c’est la vie, t’y peux rien (et moi non plus). »
Bisous,
ta chérie qui a bonne conscience.
Infirmière,
Je vous envoie cette lettre pour vous faire connaitre les raisons qui m’ont poussé à quitter votre hôpital. Les mois passés en votre compagnie ont été un vrai calvaire (si si !). Mais on m’a forcé à me montrer poli, aussi ai-je été obligé d’être gentil. N’ voyez aucun mal, rassurez-vous, mais j’ai toujours été un homme franc, alors ne vous étonnez pas que je le sois (pour une fois) dans ma lettre.
Retenez donc
ceci : je suis jeune, j’ai déjà 24 ans (et vous 52, j’imagine), et vos
avances ne m’intéressent pas.
Choquée ? Mais oui, moi aussi, moi aussi...
Sur ce !
Mon cher patron,
J’espère que vous allez bien, et que vous passez d’agréables moments en compagnie de votre épouse. C’est vraiment dommage, vous savez, que vous ayez si vite été mis à la retraite. C’est surtout dommage pour vous, remarquez, parce que maintenant que vous n’êtes plus là, je peux faire tout ce que je veux.
A comprendre par là : j’ai pris votre place et, sincèrement, je trouve que c’est tant mieux !
P.S. : Vous avez le choix d’une libre interprétation, bien sûr.
N. K.
Cher professeur,
On vous aimait beaucoup, vous savez. Normal, dira Martin, vous étiez un chouette numéro : drôle, amusant, énergique et fringué comme pas permis. On regrette votre départ, sincèrement, vous allez beaucoup nous manquer.
Bon. Pour la peine, je vous envoie les mots doux des autres. En gros, ça donne ça :
Mangez bien, dormez-bien, donnez-nous de vos nouvelles, restez pour toujours le même, n’oubliez pas mademoiselle Annabelle, amusez-vous bien avec vos nouveaux élèves, et, surtout...
NE NOUS OUBLIEZ PAS !!!
Bisous,
vos élèves
La soif, et ce qui en découle... (Akel)
Elle lit la consigne en plissant des yeux. Qu’est-ce que c’était que ça, encore ? Pourquoi aborder un thème aussi… inhabituel ? Elle soupire, se reproche son manque d’ouverture d’esprit. Ou autre chose ? Elle ne sait plus vraiment, elle voudrait savoir ce qui cloche, pour une fois. Et puis, sans oublier d’écrire à partir de la consigne, bien sûr.
En souriant, elle se demande ce qu’elle peut bien pondre avec une consigne pareille. Certainement pas grand-chose ! … Enfin, dans le sens où ce ne sera pas excessivement long, bien sûr, parce que bon, elle a promis de se modérer. Et Akel tient à tenir parole, ou faire bonne figure. Au choix.
Elle repose son menton sur ses mains levées en soupirant, l’air soudainement très très embêtée. Pour une fois, elle se fiche que quelqu’un de sa famille débarque dans la chambre, et, plus encore, elle se fiche d’être prise en ridicule, en train de lire à haute voix la consigne, l’air très concentrée :
« Cette semaine la soif sera omniprésente dans notre défi… Ni monologue, ni dialogue, ni narration à la 1ière personne… Cap ? Ou pas cap ? »
Elle plisse les yeux encore une fois, pas sûre de comprendre. Elle a toujours eu l’habitude d’interpréter assez platement ce qu’elle entendait, alors, ce n’est pas surprenant que son imagination commence à voltiger vers la vision paradisiaque d’une douzaine de cocktails alignés sur une même table qui n’en finit pas. Elle se retient de baver, cette fois-ci bien décidée à ne pas passer pour une assoiffée invétérée. Quoique, vivre dans un pays chaud comme le Maroc aurait pu excuser un peu son écart, sauf que… sauf qu’elle a peur du ridicule, tout simplement.
En relisant encore une fois la consigne, cette fois-ci avec un ton très détaché, mais condescendant, elle a l’impression d’entendre une publicité de mauvais goût. C’est à peine si elle ne la compare pas à toutes ces lointaines pubs d’été (quoique, pas si lointaines, nous sommes presque en été, ici) où on faisait assez cruellement saliver la minorité du peuple devant des bouteilles de Coca Cola, de Fanta, Hawaii, Fairouz ou autres. Et le comble c’était que ça marchait bien, et que, Akel, elle, se retenait à chaque fois de courir illico vers l’épicerie du coin, histoire de leur donner raison.
Comme c’était loin, maintenant, tous ces souvenirs liés au soleil qui lui brûlait la peau à chaque fois qu’elle sortait ! La piscine, aussi, où elle n’osait plus aller, pour on ne sait quelle raison. « Peur de l’eau », répétait-elle à ses cousins qui n’arrêtaient pas de se moquer d’elle. Parfois même ils lui demandaient si elle ne se foutait pas un peu de leur gueule, derrière sa petite mine renfrognée… mais elle ne niait pas, quoiqu’elle n’acquiesçait pas non plus. Elle restait muette, comme toujours, comme lorsque son entourage l’ennuyait avec ses questions répétitives, comme lorsqu’elle se retenait d’être méchante, parfois. Non mais, qu’est-ce qu’il ne faut pas faire, dites-donc, pour qu’on lui foute la paix. Deux minutes, c’est trop leur demander ?
Pauvre Akel ! Pour une fois elle aurait bien aimé les mettre en tort, leur lancer un : « Mais vous vous foutez de moi, là ? Tout le monde sait nager, même les casse-couilles ! ». Mais elle ne disait rien, elle savait qu’ils avaient raison de se moquer d’elle et que, au fond, si leurs moqueries la blessaient, c’était forcément sa faute. Parce que oui, jamais, au grand jamais, elle ne laisserait ces petits morveux se moquer d’elle, pas même au prix de deux minutes de silence. Ah ça non !
Malheureusement, sa fierté ne repartait pas au grand galop, comme à l’ordinaire, et c’était bien la seule fois où elle se retenait de se montrer méchante. A quoi bon, au final ? Puisque tout était vrai, puisqu’elle ne savait pas nager. Du moins, pas assez bien pour s’éterniser dans l’eau. Elle a trop peur pour ça, de toute façon.
Depuis quand elle le sait ? Et surtout, comment ? Depuis quand, elle ne sait pas, mais comment, ça, elle le sait. Elle le sait depuis qu’elle a l’impression de couler, d’être absorbée par un creux interminable, les yeux fermés, à chaque fois qu’on lui verse un seau d’eau glacée sur la tête. Depuis que, quand elle se lave les cheveux, elle se débat, elle secoue vigoureusement la tête pour que l’eau, ce monstre dégoulinant et ruisselant de vie, ne vienne pas inonder son visage, s’immiscer dans sa bouche. Elle la garde souvent résolument close, par peur de sentir le flot du liquide pourtant tiède glisser entre ses lèvres, trouver sa langue, lui brûler la gorge, l’étouffer, petit à petit. Parfois, quand c’est sa mère qui s’occupe de ses cheveux, elle se tient très raide, n’ose pas faire de mauvaises manœuvres, pour ne pas semer de doute. Pour ne pas l’inquiéter, peut-être. Bien que, elle pencherait plutôt pour la deuxième hypothèse, histoire de garder la tête haute, hein.
Alors donc, quand sa mère ne remarque rien, quand elle verse verse verse l’eau, continue à verser, verser, verser jusqu’à ce qu’une grande marre se forme autour d’elles, quand Akel en a trop marre de garder les lèvres serrées, quand elle ne respire pas assez bien du nez, elle exhale brusquement, elle s’écarte en grognant un gros mot, sans le faire exprès. Sa mère la regarde alors très méchamment, mécontente. Elle se soucie peu des yeux rougis, de la mine hagarde, de la figure altérée par la peur.
Mais Akel ne dit rien, elle s’excuse, tout simplement. Puis elle retourne à sa place initiale, très lentement, comme si elle ne voulait pas, finalement. Comme si elle s’apprêtait à courir hors de la salle de bain, comme une gamine, sans lui laisser le temps de protester, à cette femme qui se prenait pour une tortionnaire. En sentant les griffes de la brosse lui érafler à nouveau le cuir chevelu, elle se rendra simplement compte que ce n’est qu’à ces moments-là seulement qu’elle a le plus soif de vivre, de fuir l’abîme, de patauger frénétiquement dans boue, dans l’espoir d’en ressortir vivante. Bien sûr, elle sait que l’eau est la source de vie, mais n’oublie pas pour autant qu’elle peut tout aussi bien être source de peur, d’angoisse et de crainte.
Bref, elle sait qu’il n’y pas que le bon côté des choses, dans ce bas monde.
Mais elle émerge, enfin. Elle se rend compte qu’elle était en train de contempler pensivement son écran, les yeux dans le vague. En y regardant plus attentivement, elle lit ce que la saisie automatique de Google avait affiché pour sa recherche, jusqu’à lors même pas encore commencée :
soif de culture
soif permanente
soif de sang
soif début de grossesse
soif intense
soif de vivre
soif excessive
soif grossesse
soif la nuit
soif du malt
Elle voit qu’en définitive, il y en a pour tous les goûts et les couleurs, alors elle décide de s’arrêter là, satisfaite.
Un idiot amoureux (Akel)
Il referma la porte blanche derrière lui, d'une brève pression sur sa poignée, en retenant son souffle. Elle grinça à peine, il se félicita d'avoir gardé en tête que c'était la seule porte de la maison qui ne grinçait pas. Sans réellement se l'expliquer, il songea à la manière avec laquelle il s'était introduit au cœur de la demeure. Tout d'abord, la clé de la porte principale. Dom n'avait pas eu à trop longtemps interroger sa jeune amie pour deviner où on cachait le seul double dont tout le monde se servirait, le jour où ses clés se volatiliseront dans la nature.
La propriété était grande, comptait un jardon d'une dizaines de kilomètres, ainsi qu'un large portail qui restait toujours ouvert, sauf occasion exceptionnelle. Au pas de la porte, un gros battant en bois vernis, s'étalait un discret tapis de couleur sombre. Le curieux contraste avec le sol sans nuances, ajouté au nombre important de films qu'il avait déjà vu par le passé, et où on montrait assez naïvement la cachette des fameuses clés doubles, tout cela avait suffit à Dominique pour deviner et déduire ; et effectivement, les fameuses clés se trouvaient sous le tapis. Dominique avait cependant songé à la réponse toute réfléchie qu'il aurait servie sur un plateau à quiconque oserait contredire sa fantastique théorie.
"Et si la clé ne s'y trouvait pas ? Et s'il n'y avait pas de tapis au pas de la porte ?"
Des questions fort stupides, auxquelles il répondrait en plagiant scrupuleusement le ton assuré du Détective Conan, ou, celui beaucoup plus modeste encore, de Sherlock Holmes :
"C'était ça ou le petit pot aux fleurs. Sinon, appuyer tout simplement sur la sonnette aurait mis fin au problème."
Cependant il ne songea pas au genre de digressions que cette réplique fructueuse entrainait, pas plus, du reste, qu'il ne comprit qu'en s'en tenant à ce qu'il aurait dit, sa visite surprise n'aurait plus eu d'une surprise. Sans doute s'était-il dit que s'en tenir à cette réponse serait plus que suffisant à plaider son intelligence hors du commun !
En y réfléchissant bien, Dom avait constaté qu'il avait eu de la chance de trouver la clé sous le tapis, glissé au pied de la porte. Tout comme il en avait eu, d'ailleurs, en ne trouvant personne d'autre que la très sympathique, très belle Mrs. Bowen, la mère de Patricia, affairée dans la cuisine.
Pendant le court moment de flottement qui suivit cette curieuse découverte, Dom avait éprouvé un étrange sentiment de malaise, cette sorte de gêne coupable qui vous tiraille l'estomac seulement à l'instant où vous vous rendez soudainement compte de la stupidité de votre geste. Comme il aurait aimé avoir trouvé suffisamment de temps pour faire demi-tour, à ce moment-là ! Et comme il s'était senti bête, lorsque, par mégarde, son corps avait butté contre un meuble, attirant par là l'attention de la maîtresse de maison, jusqu'alors inconsciente de ce qui se passait autour d'elle !
Le supplice dura longtemps, et, quand sous le regard curieux – mais nullement surpris – de Mrs. Bowen, il remit fébrilement les bibelots tombées à terre à leurs places initiales, il entendit une phrase nette, qu'il n'aurait jamais imaginé sortir de la bouche de cette femme :
"Si c'est Path que vous cherchez, jeune homme, elle se trouve en haut, dans sa chambre à coucher."
Une phrase simple, prononcée avec tant d'amusement, qui pourtant était loin de convenir à la situation, finit par la faire éclater de rire.
Reconnaissant, confus, Dominique n'avait rien trouvé d'autre à murmurer qu'un vague "Merci" qui fit sourire la bonne femme.
Voilà donc comment il s'était retrouvé à parcourir le couloir et, au bout du compte, chercher à repérer d'où provenaient exactement les dérivations de notes qui parvenaient par faibles ondes à ses oreilles. Voilà encore comment il avait pu trouver la fameuse chambre, en se fiant à ses oreilles qui ne le trompaient pas et, comment, presque sans scrupules encore, il y avait jeté un petit coup d'œil discret à l'intérieur, pour s'assurer qu'il n'était pas venu à un mauvais moment.
Néanmoins son sentiment de gêne fut bien moindre lorsque, posant ses mains glacées sur les paupières de Patricia, qui avait alors le dos tourné à la porte, il entendit un petit cris de surprise surgir de ses lèvres.
"Qui est là ?"
Il souriait, mais elle ne pouvait pas le voir, pas plus qu'elle ne pouvait deviner qui c'était. Elle n'était pas paniquée (passé l'effet de surprise), mais elle cherchait. La petite Patricia cherchait, en tâtonnant de ses petites mains blanches celles, beaucoup plus vigoureuses de son ami. Elle les étendit même, à sa surprise, derrière son dos, pour toucher ses épaules, ses cheveux, son visage.
Son sourire s'élargit soudainement lorsqu'elle palpa ses lèvres.
"Dominique... c'est bon, enlève tes mains, je sais que c'est toi."
Dans sa voix il n'y avait aucune trace d'un sourire. Déçu, il s'exécuta.
Elle se retourna vers lui, en soupirant d'un air las :
"C'était vraiment pas drôle, Dom...
- Vraiment ? – il sourit – J'avais envie de te voir."
Deuxième soupir.
"Ah oui, l'excuse..."
Elle lâcha sa main, se dirigea vers son bureau, où était posé un PC portable dernier cri, flambant neuf. Elle tapa quelques touches au clavier, puis retourna s'asseoir à son lit, sans rien dire. Quelques secondes plus tard, quelques notes au piano, à la basse, suivies de paroles significatives commencèrent à envahir petit à petit la pièce, en même temps que Dom se dirigeait à son tour vers le lit, pour s'y asseoir.
...
He broke your heart
He took your soul
You're hurt inside
Because there's a hole
You need some time
To be alone
Then you will find
What you've always know (1)
...
L'atmosphère aidant, Dom s'arma de courage et lui demanda :
"Ça va ? T'as pas l'air d'aller bien, en ce moment...
- Ça peut aller, ça peut aller... C'est juste que... – elle posa sa tête contre son épaule, en soupirant – je ne sais pas, en fait... je ne me sens pas bien, je crois."
Il y eut un silence, avec seulement la musique qui tournait, qui tournait... en sourdine.
...
I'm the one who really loves you baby
I've been knocking at your door
As long as I'm living, I'll be waiting
As long as I'm breathing, I'll be there
Whenever you call me, I'll be waiting
Whenever you need me, I'll be there
...
Mais ce fut de gêne, cette fois, qu'il redemanda encore :
"Tu es sûre que ut ne veux pas en parler ?
- Non, c'est bon... Merci quand même."
Elle se lève.
Un sourire, une larme. Elle l'essuie vite fait ; il la remarque à peine.
...
I've seen you cry
Into the night
I feel your pain
Can I make it right
I've realized there's–
"Au fait, où est Eze ? Il n'est pas venu avec toi ?"
Elle avait brusquement fermé sa session. Dominique la regarda d'un drôle d'air – lui en voulait-il ?
"... Oh, Eze... Il est parti au cinéma avec sa copine."
Il avait répondu en souriant, les yeux dans le vague. Comme si... comme si quoi ?
"Ah bon, il a une copine ?"
Un sourire. Amusé, cette fois.
... Bien réel, pensa-t-elle.
"Tu savais pas ?
- Non, – elle haussa les épaules – de toute façon il ne nous dit jamais rien, lui, alors..."
Dominique ne répondit pas, mais ce fut à son tour de la trouver bizarre.
"Bon, tu m'écoutes, oui ? Hé, j'te parle !!
- Hum ? Qu'est-ce que tu veux, Dom ? ... Tu pourrais pas me laisser un peu tranquille, là ? Tu vois pas que je suis occupé, par hasard ?"
Le prénommé Dom retomba lourdement sur le lit, abattu. À peine deux jours après être allé voir Path, le jeune homme était venu voir Eze – et ça devient une mauvaise habitude, pensait-il amèrement. Nous étions un samedi matin – un samedi matin tout ensoleillé, songea Dom en regardant évasivement par la fenêtre. A dix heures moins le quart Dominique avait débarqué en trombe dans la maison, réveillant par la même occasion tous ceux qui ne c'étaient pas encore réveillé, c'est-à-dire tout le monde – même les gosses. À l'exception de Eze qui, d'après la mauvaise mine qu'il arborait, devait très certainement avoir passé une longue nuit blanche devant son écran – comme d'habitude, pensa Dom, dépité.
Arriver à destination s'était avéré plus difficile que prévu, ainsi pour cela avait-il fallu à Dom aller d'abord s'excuser en personne devant la mère de Eze. Et l'aider, aussi, à calmer un peu le raffut dont il était le principal responsable. Il cru ne jamais y arriver, mais au moins madame ne lui en voulait-elle plus, c'était déjà ça de gagné.
Les enfants furent les plus difficiles à calmer, mais son charme aidant, Dom parvint à les faire taire, à grand renfort de bisous et de mots doux.
"Oui, promis, la prochaine fois je vous amènerai des bonbons et un gâteau au chocolat. Mais soyez sages en attendant, d'accord ?"
Le tout ponctué d'un clin d'œil significatif. Une dernière embrassade, un dernier sourire, et il s'était aussitôt rué vers l'escalier aussi vite qu'il était venu, sous le regard ébloui de la mère – qu'une terrible envie de tous les prendre en photos avait instantanément démangé.
Dominique songea aux enfants. Comme ils étaient adorables ! Surtout la petite Dini, qui le surnommait "mon mari futur", et qui n'arrêtait pas de répéter à longueur de journée : "Tu seras mon mari, plus tard !". Eze avait de la chance d'avoir une famille aussi nombreuse et attachante. Les réactions des enfants dues à sa présence étaient certes loin d'égaler celles que suscitait Eze, mais Dom se plaisait à croire qu'il l'aimaient tout autant que leur grand frère. Et quel grand frère ! Si au moins ils savaient ce qu'il faisait dans sa chambre, une fois la porte fermée à clé ! Il le croiraient à peine, un vrai casanier des temps modernes !
Dominique sourit à sa propre bêtise. Il n'était pas venu ici pour amuser les enfants, mais pour parler à Eze, lui proposer son idée, et le convaincre de l'aider, si celui-ci s'arrêtait un peu de trop se coller à son écran – à croire que c'était un aimant !
Comme Eze ne répondait toujours pas, Dominique songea à une autre tactique.
"Path va mal, je crois."
Comme il s'y attendait, la réaction fut immédiate. Une tête de chat apeuré se tourna tout d'un bloc vers lui. Des yeux verts, inquiets, le regardèrent sans ciller – comme s'ils attendaient, le cœur battant, songea-t-il avec humour, quelque chose, un signe, peut-être. La barbe qui lui mangeait la mâchoire, une barbe de plusieurs jours, suffisait à détruire le sacrilège, mettant fin à l'illusion factice d'une décadence précoce.
L'heure est grave, mes chers spectateurs ! Même le plus insensible des hommes, oui, même celui-là, – je vois d'ici votre air peu intéressé, messieurs dames, eh oui ! – peut céder à l'évocation fortuite du nom de sa bien aimée !
"Qu'est-ce que tu dis ?!"
En serrant les points sur le matelas, Dom reprit :
"Tu as très bien entendu. Je suis allé la voir, l'autre jour, pour voir comment elle allait. Et je peux te dire qu'elle avait aussi mauvaise mine que toi aujourd'hui. Enfin, ajouta-t-il avec un sourire caustique, avec les cernes et la barbe en moins, bien sûr..."
Eze ne releva pas.
Mais Dom continuait à sourire, d'un sourire ironique, sans joie.
Ce n'était pas tant la réaction de Eze qui l'avait énervé – bien qu'elle y soit pour quelque chose, quand même – mais le fait qu'il se soit montré aussi... inquiet, aussi concerné que lui l'exaspérait. Eze avait toujours su veiller sur ses amis, son petit air de mec apathique et désintéressé ne le trompait pas. Il le connaissait, il savait que le sujet "Path" pouvait être aussi sensible que celui de ses frères et sœurs ou même celui de sa mère. Cependant Dom se demanda vaguement s'il se montrerait aussi intéressé s'il c'était s'agit de son cas à lui, et non pas de celui Path ou de sa famille.
"Au moins cela montre qu'elle n'est pas sujette à des insomnies, hum."
Dom releva la tête. Eze ne lui tournait plus le dos, il n'avait plus sa mine des mauvais jours – comment faisait-il ? – il était sérieux. Le menton appuyé sur ses bras, eux-même posés sur le dossier de sa chaise, il le fixait de ses yeux trop verts, l'air d'attendre quelque chose. Dominique fronça les sourcils. Où en étaient-il, déjà ? Ah! Oui, Patricia. Patricia qui n'allait pas bien, Patricia qui n'était pas sujette à des insomnies. Dom sourit.
"Oui, si on veut. Il n'empêche que ça a l'air d'être plutôt grave, d'après ce que j'ai vu. Attends – il farfouilla dans la poche de son jean, en sortit son portable qu'il alluma, anxieux – Merde, j'ai plus de batterie. Bon. Nous sommes quel jour, aujourd'hui ? Samedi ? Le samedi 15 Mars ? ... Ok, c'est un peu tard pour le dire, mais ça tombe bien ; son anniversaire est dans deux jours."
Hochement entendu de la part de Eze.
Dom remit le téléphone portable dans sa poche, puis regarda Eze en souriant :
"Je compte sur toi pour m'aider, bien sûr.
- T'aider ? Mais en quoi ? demanda-t-il, pas sûr de comprendre."
Dominique haussa un sourcil moqueur, ne sachant s'il devait croire à l'évidente naïveté du jeune homme, où pencher plus pour une ruse de sa part. Qui sait, pensa-t-il, s'il ne cherche pas dès maintenant à fuir ses responsabilités.
Non mais quelle mauvaise foi, cria une voix en fond, qu'il fit taire. Ce n'était pas le moment d'avoir des remords.
"Mais pour m'aider à préparer une fête d'anniversaire, pardi ! Pourquoi crois-tu que je me donnais tant de mal pour savoir quel jour nous sommes, hein ? Ça me ressemble, ça ? Tu crois ?
- Ha... ha... ha... Très drôle, Dom, vraiment très drôle. Je suis mort de rire. Seulement, désolé de couper court à ton formidable élan du meilleur ami fidèle, mais c'est non.
- Qu-quoi ? fit-il légèrement déconcerté par son ton catégorique – il ne s'attendait pas à ça ! – M-m-m-m-m-mais, Eze, voyons ! Tu adores Path – regard noir de ce dernier – T'as pas le droit de lui faire ça, mec. Ça serait vraiment trop dégueulasse !!
- Merci de ton attention, mais je n'ai pas besoin de toi pour soulager une soi-disant conscience qui me démangerait. T'as qu'à lui offrir un cadeau, si ça te tient tellement à cœur – d'ailleurs c'est ce que je ferai aussi, maintenant que je sais que son anniversaire approche – mais ne compte pas sur moi pour préparer une fête en son honneur.
- Mais pourquoi ? Putain ça va pas, quoi ! T'as pas le droit de lui faire ça !!
- Excuse-moi mais, je suis libre de faire ce que je veux. J'ai encore bien du mal à gérer trois anniversaires par ans, alors de là à en rajouter d'autres... non, merci, je préfère de loin rester dans ma monotonie. De même, c'est des choses auxquelles il faut penser bien avant. Et moi je déteste les plans de dernière minute, alors..."
Dom roula des yeux, pas le moins du monde impressionné.
"T'exagère vraiment beaucoup, là. Si Path savait qu'elle comptait un égoïste parmi ses am–
- Ferme-la, Kerl, sinon tu le payeras cher, ça je peux te l'assurer."
Dom s'arrêta net, frissonnant imperceptiblement, complètement refroidi. "Kerl"... Jamais Eze ne l'avait appelé par son nom de famille, il l'avait toujours appelé "Dom", comme un bon vieil ami le ferait. Dom était allé trop loin, il le savait. Il aspira une longue goulée d'air ; Eze était sûrement en colère, maintenant. Mince mince mince, calmer le jeu, calmer le jeu, vite vite vite. Opter pour le deuxième plan : "faire le martyr".
"Oh! Eze, pardonne-moi, je ne sais pas ce qui m'a pris ! Je ne devrais pas... Non, je n'aurais pas dû, sincèrement, excuse-moi. Je ne suis qu'un idiot am–
- Un idiot quoi ? demanda Eze en délaissant son écran, soudain très intéressé par ce qu'il disait. Il souriait discrètement – connard, pensa Dom qui regrettait d'avoir laissé sa langue fourcher (il avait lui-même baissé sa garde, il le savait) –
- Non, rien, marmonna-t-il dans sa barbe. Meeerde, pourvu qu'il ne dise rien ; Oh mon Dieu. Pas ça, surtout pas ça.
- Je n'ai rien dit, merde ! dit-il plus bas encore.
- Oh! Ne me refais pas ton numéro de sainte-nitouche, s'il te plaît – il fit claquer sa langue, agacé – je suis prêt à t'écouter, cette fois. Vas-y, vas-y, le pressa-t-il, ne sois pas si timide...
- Va crever, oui. Pas avant que tu n'acceptes ma demande...
- Quelle demande ? demanda naïvement ce dernier. Et surtout, qu'est-ce qu'il a, cet idiot ? Hein ?"
Dominique se fit tout petit dans son coin. Il serra les dents ; ce qu'il pouvait être énervant, Eze ! À toujours chercher à l'humilier, comme d'habitude. Il éprouva un vague remords d'être venu lui demander son aide. Comme s'il n'avait que ça à faire, tiens ! lui demander de l'aide. Et pourquoi pas chercher un traiteur, tant qu'il y était ?
"Alors, ça vient ? demanda la voix doucereuse de Eze, qui s'était faite soudain très proche."
Dom le regarda. Il avait les genoux sur le sol, les talons aux fesses, les mains posées sur ses propres cuisses, comme pour l'inciter à avouer son crime – quel crime, merde ? hurla une voix en son fort intérieur, qu'est-ce qu'il y a de mal à être amoureux, hein ?!
Dominique dut le penser un peu trop fort, car il vit une étincelle de victoire s'illuminer dans les yeux verts de Eze, ainsi qu'un sourire béat orner ses lèvres. Eze qui souriait, Eze qui lui tapotait la cuisse, Eze qui n'était plus en colère. Ah! Dom était soulagé, dans un sens, d'avoir pu faire rire son ami – bien que cela fût plus humiliant pour lui qu'autre chose – mais c'était bien fait pour lui, bien fait pour lui... !
Le jeune homme en était là à ses pensées, lorsqu'il remarqua que Eze était déjà retourné à sa place, sans rien ajouter. Un nœud lui serra l'estomac. Qu'est-ce qu'il allait dire, maintenant ?
Un silence passa. Le léger ronronnement de l'ordinateur l'agaça, l'effraya, même.
"... Sinon, tu comptes toujours la faire, cette fête d'anniversaire ? Parce que bon, j'ai finalement promis de t'aider, hein... Hum, – il tapote son menton d'un air songeur – tu n'auras qu'à m'attendre tout à l'heure – puis il regarda sa montre – disons... vers onze heures, au café du coin. On aura tout le temps d'en discuter.
- Je euh... d'accord. Alors je... je vais y aller. De toute façon on se voit là-bas, hein ?"
Une voix désespérée, qui le rendit – et il en était parfaitement conscient – complètement idiot. Un idiot amoureux, hein ? Dominique baissa la tête. Ce qu'il était, c'était bien plus pire qu'un idiot amoureux, c'était un sale égoïste qui reprochait aux autres de l'être tout autant que lui, sans réfléchir. Il sentit des larmes de rage lui piquer les paupières, mais il releva la tête, décidé. Pas question de paraître plus misérable devant Eze, pas plus qu'il ne l'était déjà !
Eze se retourna vers lui au même moment, en souriant gentiment.
"Bien sûr, Dom. Bien sûr."
Un blanc passa.
...
Dominique se l'était désormais juré, c'était là la dernière fois qu'il se laissait aller à pleurer devant Eze.
Oui, la dernière fois.
Fin ?
NB:
(1) Vous l'aurez sans doute deviné, il s'agit là des très belles paroles de la chanson I'll Be Waiting, de Lenny Kravitz. J'avoue, c'était ma principale source d'inspiration pour la première scène. ;-)
Nombre de fragments introduits : 6
- "Ah oui, l'excuse."
- "Il est parti au cinéma avec sa copine."
- "Tu savais pas ?"
- "Putain ça va pas, quoi !"
- "C'est des choses auxquelles il faut penser."
- "De toute façon on se voit là-bas."
Claimer : tous les personnages sont à moi, merci de ne pas les réutiliser son mon autorisation (surtout que je ne les cerne pas encore très bien).