Obsolescence (Pascal)
L’obsolescence, reflet fugace du temps passé, c’est la fin de quelque chose avec lequel on vivait en couple. Rebut, déclassement, désuétude, expiration, ringardise, poussière, avant la benne à ordures, les greniers sont remplis d’obsolescence. C’est la maladie du temps la plus visible. Date de mise en service, date de forclusion, la vieillesse, c’est l’obsolescence programmée du corps et de l’esprit. L’autre jour, en mots châtiés, mon docteur m’a parlé de résilience, j’ai compris obsolescence.
L’obsolescence, c’est la chrysalide délaissée par la nymphe qui passe à l’état de papillon ; c’est le père Noël faisant ses courses au bazar, c’est la feuille morte dans le jardin, c’est l’inutilité qui fait foi, c’est le souvenir en cent dix volts, c’est l’avion à hélice, c’est le timbre en francs, c’est Jésus démodé et ses miracles éculés, c’est la foi qui se perd au profit du bénéfice. C’est cette obsolescence qu’on voudrait pour ces religions qui martyrisent ; c’est la gare qu’on quitte sans se retourner, le passé qu’on enterre, les souvenirs bibelots qu’on entasse dans ce grenier.
L’obsolescence, c’est la péremption des sentiments, c’est la débâcle des rêves, c’est l’enterrement de l’Amour, c’est ce qui ne fait plus rire, c’est ce qui n’enchante plus et qu’on ne réclame pas, c’est la prescription des sens pour des nouveaux, c’est tout ce qui se construit aujourd’hui. Les voitures à essence roulent sur le chemin de l’obsolescence ; tubes cathodiques, téléphones filaires, antennes de télé, (la liste de l’obsolescence se régénère chaque jour), sont déjà dans la benne. L’obsolescence, c’est la fin de la validité, c’est l’inanité planifiée, c’est l’ignorance d’hier, c’est la fantaisie qui va en courant, c’est le superflu démodé, c’est l’incapacité au présent, c’est ce qu’on a trop foulé ou trop aimé. Si les morts sont les mêmes, c’est l’Ukraine supplantée par Gaza…
L’obsolescence et son cortège, ce sont les remèdes de grand-mère, les potions, les antiques recettes, les livres de contes, les poupées, les premiers films de Walt Disney, etc. Place à Mac Do, au Magimix, à Super Mario, à la PS5, à Harry Potter, en attendant leur obsolescence ! Fi de l’antique Motorola, l’honneur est au Samsung ! C’est tout ce qu’on a imaginé et qui est déjà fané. Pire, c’est tout ce qu’on n’a pas encore imaginé. C’est ce qui n’est plus porteur. Elle est une bombe à retardement, la fin du monde programmée et, en 4D, l’utopique promesse d’un monde meilleur.
L’obsolescence, c’est le programme télé de la semaine d’avant, c’est la bouteille de vin oubliée à la cave, c’est trop de bougies sur le gâteau d’anniversaire, c’est l’été dépassé, c’est la nuit avant le soir, c’est la fin d’une génération et le début d’une nouvelle qui n’attend déjà que sa mise au rancard dans le tiroir des oublis de cette même obsolescence. Partie immergée de l’iceberg de l’économie, elle est une des ficelles qui la relance et, nous, pauvres consommateurs, nous sommes bousculés au « has been », au « qui a vécu », au « périmé », à « l’antique », coincés entre l’enclume et le marteau, martyrisés entre la mode et son porte-monnaie, assenés de publicités vantant un modernisme soi-disant utile, pour qu’on arrive à conjuguer l’obsolescence au passé, et qu’on la jette aux oubliettes en sortant d’un nouveau magasin.
Pourtant, l’obsolescence a ses émules, ses contemplateurs du passé, ses nostalgiques. Le moulin à café, la plaque émaillée, le service de porcelaine, c’est la caverne d’Ali Baba du collectionneur, la pièce manquante au puzzle, la broderie de mamie, la voiture à pédales, le tourne-disques soixante dix-huit tours, c’est Tino Rossi, c’est Dalida, c’est Claude François et « La même chanson ».
L’obsolescence, c’est le début et, en même temps, c’est la fin. C’est la moisissure du fruit défendu, celui qu’on cueille un jour et celui qui cache en lui ses pépins surannés comme un poison lent ; c’est le reflet de demain de tout ce qui est aujourd’hui en cours, in, à la page, en vogue, branché. Pour le pire et le meilleur, la nouveauté et l’obsolescence sont intimement liées entre ces deux ogres de la société moderne. Entre tendance et caducité, nous devons vivre, marcher en avant pour ne pas tomber en arrière, chercher notre équilibre, courir après les dernières nouveautés et trouver son passé dans les vide-greniers. Que pouvons-nous faire d’autre ?
La nouveauté est un monstre dévoreur qui se repaît d’inventions, l’obsolescence est une partie de ses reliefs. Misérables lombrics, nous mangeons notre terre pour avancer, nous déféquons l’inutile derrière nous. À une vitesse folle, lancés dans l’univers, nous sommes entassés dans une irrésistible fusée se séparant de ses étages obsolescents, au fur et à mesure de son voyage. Dans cet emportement désespéré, puissions-nous toucher la terre promise, le but, le pompon, s’il n’est pas que fantasmagorie, avant d’avoir épuisé toutes les ressources terrestres… Mais, déjà, vous en conviendrez, le temps de les écrire, toutes ces pensées sont… obsolètes.
Explorateur insatiable, j’ai cherché le contre-pied à l’obsolescence, sa contradiction, l’antithèse, l’exception qui confirme sa règle. C’était facile, tous mes tiroirs me le criaient à tue-tête : c’est Amitié. Elle ignore le rebut, le poussiéreux, le caduc, elle se fout bien de la mode, des guerres, des usages et des tendances. Par le rachitisme des sens, si l’Amour a sa raréfaction et son épuisement, l’Amitié est intemporelle et indestructible, mais c’est une autre histoire…