Au nom des peuples qui n’arrivent pas à faire pays.(saison 1) (TOKYO)
Qu’est-ce que vous faites-là ???!!!
- C’est moi qui vous pose la question.
- Taisez-vous, n’approchez surtout pas ou j’appelle la Police !
- Calmez-vous Mademoiselle. Avec votre respect, je sens que c’est plutôt le propriétaire que vous devriez appeler.
- Mais j’ai loué cette maison !
- Il se trouve que moi aussi…
Un ange passe et je comprends soudain.
- Ok j’y suis, s’ils ont embrouillé les dates, ils vont m’entendre ! Au prix où c’est loué ! Je fais quoi, moi maintenant ? La nuit tombe et je viens de faire 7 heures de bagnole ! Je dois ab-so-lu-ment me reposer ici et maintenant ! (vibrato dans
la voix). C’est mon kaïros c’est là, vous comprenez !?
- Ne criez pas je vous prie : je suis très sensible aux excès sonores.
Hyperacousie des malentendants. Le monde n’est pas à un oxymore près, n’est-ce pas ?
- J’adore les figures de style mais là suis pas d’humeur. De toutes façons, si surbooking il y a, la galanterie veut que vous me laissiez la maison, n’est-ce pas ? J’ai cruellement besoin de solitude. Et depuis que j’ai vu ce lieu sur internet…comment vous dire…c’est comme un éclair impérieux envoyé par
Zeus. Ce lieu m’habite. Donc je dois l’habiter.
- Bon instinct de s’isoler ici. Nous rencontrons simplement un hic : je n’ai d’autres choix que de rester. Vous revendiquez votre genre. Moi j’avance mon âge et le temps qu’il me reste. Qu’en dites-vous ?
- Je…
- Bien, alors soyons efficaces et minimalistes comme cet espace nous y invite.
Comment vous appelez-vous ?
- Je n’ai aucune envie de sympathiser avec vous.
- Écoutez Alice, nous allons dev...
- Mais… Comment savez-vous mon prénom ?!
- Fulgurance, chance, évidence ? Vous avez surgi par enchantement dans une trajectoire où vous n’étiez pas prévue. Au milieu d’une danse entre carte rouges et noires, vous êtes mon bel incident au Pays des merveilles.
- Bel incident, vous plaisantez ? Pour moi, l’imprévu est pénible Monsieur. Vous croyez que je vais cohabiter avec un vieil inconnu dans cette villa avec une seule chambre et loin du monde ?
- Vieux, c’est un fait : j’ai 83 ans. Inconnu ? Pas pour longtemps. Ne vous inquiétez pas. Mes souches d’aristocratie écossaise m’ont heureusement légué une bonne résistance au whisky et aux jeunes ladies… Et puis, rassurez-vous.
Vous êtes jolie mais…même si j’avais l’âge, je ne vous envisagerais pas.
- …
- Je suis aussi très résistant aux conditions de sommeil improvisées. J’accepte donc de dormir dans cet immense canapé en velours crème au milieu du salon.
Regardez-le : il semble avoir été conçu pour les invités qui n’ont plus les forces de rentrer chez eux. Comme moi un petit peu. Et si vous psychotez encore sur un Priape, votre chambre ferme à clé.
- Bien…nous n’avons donc guère le choix dans l’immédiat. D’accord pour une nuit et demain vous me laisserez seule. OK ?
- Nous sommes toujours seuls Alice. C’est une terreur et une chance à la fois.
Cela dit, d’évidence, c’est d’isolement, d’espace et de lumière dont vous avez besoin. Cette villa est toute indiquée pour cela.
- Ai-je l’air si épuisée ? Allez, je vais dormir. Vous serez là demain ?
- J’en caresse l’espoir…Je m’appelle Angus. C’est gaélique, ça veut dire « choix unique », c’est drôle non ?
- Très. Bonne nuit Angus.
- Bien dormi Alice ?
- Comme un bébé. Quoique l’expression est idiote : les bébés ne dorment pas
toujours bien en vrai. Merci pour le café et le pain grillé. Ça sent si bon.
- Avec plaisir. Ici c’est un sanctuaire. J’ai aussi immensément bien dormi.
- Tant mieux ! J’ai un peu culpabilisé hier de laisser un nonagénaire dormir sur le canapé. J’étais énervée, frustrée. Je vous présente mes excuses pour vous avoir mal parlé.
- La situation était pour le moins imprévue ; avec équation à deux inconnus.
- Exact. J’ai quand même laissé un message sur le téléphone du propriétaire.
- Et ?
- Toujours pas de signe de vie.
- Dont worry Alice, surement aujourd’hui.
- (Regardant son environnement) C’est tellement élégant et reposant pour l’âme, ce dénuement et ce confort mêlés.
- Less is more. C’est l’esprit de cette architecture inspirée de du minimalisme
Sa vocation originelle : une maison de week-end, de vacances ; au sens littéral du terme. La vacance c’est une place
laissée libre. C’est l’essence et l’esprit du lieu.
- Beaucoup d'effets avec très peu. Un seul objet pour sa conception et la répartition des pièces le normographe outil légendaire des grands architectes.
C’est cela. Ici les perspectives des espaces encorbellent le temps et les rêves.
Et la lumière infiltre nos ports d’attache pour lâcher prise. Je parle des épidermes. Quant à la nature, les espaces intégralement vitrés nous plongent dedans. Nous sommes les poissons de cet océan vert et bleu, les étoiles d’une galaxie qui nous dépassera toujours.
- Vous êtes aussi poète. Vous venez souvent ici ?
- Avant, oui. Mais c’est une histoire ennuyeuse. Et vous, que faites-vous dans la vie ?
- Ce que je peux, le plus souvent. Ce que je veux, plus rarement. Et vous Angus
?
- Hum…disons que je suis un vieil architecte qui s’est beaucoup amusé et trompé. Et qui a l’âge de s’en apercevoir.
- Quel merveilleux métier ! J’aurais aimé l’exercer mais les sciences ne m’aimaient pas. Seuls les mots s’agrégeaient dans mon cerveau. Alors je suis devenue rédactrice. Rien de très passionnant. Je rédige, je réduis comme l’étymologie du mot le dit.
- Formidable ! Alors vous aussi, vous réduisez, comme les minimalistes !
- La roche c’est comme un livre, il faut suivre les lignes, disait mon grand-père qui taillait la pierre. Partir d’un matériau brut puis enlever les surplus en taillant, en enlevant, en affinant, en polissant, c’est ça écrire. D’ailleurs le mot vient de
« gratter, écorcher ». Comme sur la Pierre de Rosette vous voyez ?
- Bien sûr. D’où l’importance d’être « incisif ».
- Absolument. Seulement trop de réduction nuit. Comme en architecture
j’imagine : un édifice a beau se débarrasser du superflu, il a toujours besoin de murs, de fondations, d’un toit, d’une porte, d’un peu de chaleur ou de je-ne-saisquoi.
- On pourrait s’en affranchir, mais notre vocation est effectivement de créer des espaces de vie et d’envies.
- Regardez par exemple les sms, comme ils malmènent le langage. Moins de
signes, moins d’orthographe, de lexique et de syntaxe. Less is less. Plus le monde est complexe, moins on lit. Ou alors du court, du simple, du percutant.
On pitche, on accroche, on croit raconter 1000 mots à travers les images d’Instagram. N’est pas Confucius qui veut. Je déteste cette époque qui m’oblige
à être la Jivaro des phrases. C’est pour ça que je suis venue écrire ici. Laisser librement couler les mots au bord de l’eau, sans leur couper la tête pour plaire, rentrer dans les cases d’un autre ou être accessible.
- Faire couler les maux ?
- Facile mais l’homonymie est mieux que jolie.
- Vous êtes sévère avec vos contemporains. Moi je suis né l’année où les Allemands ont inventé la solution finale pour torturer, parquer et exterminer plus
de 6 millions d’humains. Parce qu’ils étaient juifs.
- Vous avez raison. Je suis probablement trop pessimiste en ce moment.
Saison deux au prochain defi !! suite bientôt