Défi 755 : Label (Clio101)
M. Zéphyr est l’heureux patron de l’entreprise “Cuisine et vous”, spécialisée dans les ustensiles de cuisine. TOUS les ustensiles. De la plus petite cuillère jusqu’à la casserole la plus spécialisée, du robot Thermomix dernier cri à la spatule à séparer le blanc des jaunes d’œufs.
Tous, de la cuisinière jusqu’au chef le plus réputé, connaissent sa boutique et se fournissent chez lui.
Enfin se fournissaient.
Depuis qu’existe Internet, chacun peut commander ce qu’il veut, sans demander conseil au cuisiniste. Les habitués, les fidèles, les amateurs viennent encore se fournir mais les restaurateurs n’en ont plus le temps.
M. Zéphyr est morose. Chaque jour ses clients se font de plus en plus rares. Comment faire pour se faire reconnaître comme le meilleur expert en termes d'ustensiles ? Comment étendre son activité, élargir ses horizons, gagner de nouveaux clients.
Madame Alizées, son amie de toujours, est toute chose de le voir si morose et voudrait bien l’aider. Jours et nuits elle se creusa la cervelle, elle se tortilla l’esprit, elle brainstorma puis : eurêka. Elle avait trouvé !
— Il faut que tu obtiennes un label.
— Un quoi ? demanda M. Zéphyr en se grattant le crâne.
— Un label. Un certificat, qui garantirait la qualité de tes produits et te permettrait d’entrer en contact avec de nouveaux partenaires. Vous partageriez vos idées, vos valeurs et vous feriez des affaires ensemble.
— Et ça s’obtient comment ce...label ?
— Un organisme vient, analyse ce que tu fais, comment tu travailles, quelles sont tes procédures, et si tout est conforme, te délivre un certificat attestant que tu as obtenu cette distinction. Ça tombe bien. Le labellisateur, le délivreur de label, doit venir à la ville le mois prochain. Il ne te reste plus qu’à poser ta candidature et le tour sera joué.
— Tu crois vraiment que ça peut marcher ? Je ne suis qu’un vendeur.
— Taratata, tournicoton, fin de ces blocages sans nom. Tu es talentueux, bien sous tous rapports, va donc remplir un dossier, sans coup férir.
Face à l’ire de son mentor, M. Zéphyr se décida à candidater pour le précieux sésame. Mais un obstacle de taille demeurait encore. Les dossiers se retiraient à la mairie entre 14h et 16h30, soit au moment de la plus forte affluence. Il tourna et retourna le problème dans sa tête sans trouver de solution quand madame Alizées vint une nouvelle fois à son secours. Elle le remplacera le temps nécessaire.
Tout s’enchaîna alors. Il retira le dossier mais une autre déconvenue l’attendait : une montagne de papier réunir il devait. Commença alors une quête épique à travers toute la boutique pour récupérer procédures et factures. De bureaux en classeurs, de tiroirs en dossiers, informatiques comme papier, toute la boutique embauchée, ils réunirent bientôt tous les documents demandés. Son concurrent, “Cuisine sans vous”, tenta bien de mettre un grain de poivre, mais rien n’y fit. Au soir de la journée le service informatique avait créé, sur un bel ordinateur, un bel espace pour ranger les précieux papiers. La lettre de motivation – car il en fallait bien une – plongea à nouveau M. Zéphyr dans un abîme de perplexité : quoi mettre, quoi dire, quoi taire, comment le formuler ? Jeanne, la nouvelle stagiaire en vente, le rassura tout de go : l’écriture, elle connaissait. En deux coups de cuillère à pot, elle glorifia la boutique, sans oublier un mot et sans être trop emphatique. Puis, diligente et empressée, elle alla déposer le dossier pour qu’il soit évalué.
Dans le même temps, un bureau avait été aménagé spécialement pour monsieur Label. Un bureau en bois clair, une chaise ergonomique et un grand placard fermé à clé où s’alignaient documents et procédures. Non loin une desserte, agrémentée d’une bouilloire, café, thé et gâteaux secs pour que l’inspecteur puisse, quand il le souhaite, reprendre des forces.
Monsieur Zéphyr, Jeanne, Madame Alizées et tout le personnel admiraient, avec un sourire mêlé de soulagement, l’œuvre accomplie et la clé d’un avenir. Ils allaient se séparer pour la soirée quand trois coups à la porte les firent sursauter.
Monsieur Zéphyr cria “Entrez.”
Oh, mon Dieu, il était arrivé.
Homme au teint gris et au ton grinçant, il empoignait sa mallette, remplie de grilles et de critères. D’un geste mesuré de la tête il salua, et sans plus de cérémonies s’installa.
Il ouvrit d’un même geste attaché-case et placard et son regard d'aigle vint scanner les papiers, sourcils froncés et bouche fermée, le stylo dégainé.
L’assistance se retira sur la pointe des pieds, Monsieur Zéphyr le dernier.
La boutique fermerait bien tard ce soir.
Les jours suivants, chacun travailla avec ardeur, dans un silence religieux, pour ne pas perturber l’inspecteur.
Monsieur Zéphyr faisait les cent pas dans son bureau et repassait devant celui de monsieur Label une fois, deux fois, dix fois par jour. Un soir où il y pénétra pour recharger la desserte, il crut voir une ou deux cases vertes cochées.
On disait monsieur Label attentif au moindre détail, détectant la moindre faille, la moindre zone d’ombre, la moindre anomalie.
Mais cela pouvait-il changer ?
Une semaine, puis deux, puis trois s’écoulèrent, sans commentaire.
Quand M. Label sortit, enfin, se passa quelque chose d’incroyable.
Il souriait.
— Félicitation cher monsieur, votre entreprise est parfaite. Si elle ne reçoit pas son label, je ne suis pas inspecteur.
Et depuis ce jour, où la belle étiquette trône en majesté sur la devanture de la boutique, M. Zéphyr n’en finit pas de sourire.
Les plus anciens reviennent, les nouveaux arrivent, on franchit des kilomètres pour se fournir dans la boutique.
“Cuisine et vous” est bien le meilleur, chaque jour et à toute heure.
FIN