Allégro à six-huit voire plus (Vegas sur sarthe)
« 3... 2... 1... Bonne année !!! »
Un tsunami se leva brusquement dans la salle surchauffée et je me retrouvai, alpagué par deux matrones qui m'écrasaient les paluches, m'entraînant au milieu des tables dans ce qui ressemblait à un serpentin à échelle humaine.
J'ignore quel forcené menait la tête mais mes pieds ne touchaient plus le sol et pourtant je progressais malgré moi …
« Hé bé ! Avance couillon ! T'es ensuqué ou quoi ? » me lança ma meneuse.
Je dus hurler pour me faire entendre « Qu'est-ce que c'est qu'ce binz ? »
« C'est une farandole, fada ! La danse populaire provençale » reprit-elle en m'écrasant les phalanges.
Un ban bourguignon m'aurait amplement suffi... au moins on reste le cul sur sa chaise en agitant les mains devant sa fillette d'aligoté et on peut même faire du pied à sa voisine.
« C'est bien rythmé » osai-je crier à ma meneuse.
L'autre derrière moi m'écartelait à chaque virage, chaque volute, chaque escargot.
« Bien sûr que c'est rythmé » enchaîna ma meneuse « c'est de l'allégro à six-huit »
Pourtant on était beaucoup plus que huit dans ce train infernal, peut-être quarante.
Je repérai le dernier de la file – lanterne rouge de l'allégro – qui volait littéralement et tentait de s'accrocher de sa main libre au moindre obstacle.
Je songeai que s'il avait pu s'accrocher à la tête on aurait pu freiner le cercle vicieux... à condition de pouvoir poser les pieds par terre !
« C'est quoi ce six-huit ? » demandai-je à ma meneuse.
Elle eut une moue dédaigneuse « une mesure à deux temps, fada et chaque temps est une noire pointée »
J'en conclus que la noire pointée, ça devait être ma suiveuse, une grosse antillaise sans doute naturalisée provençale car elle avait l'air de prendre son pied et le mien avec …
Mis à part Mistral, Giono et le pan bagna, j'ignorais tout de la Provence et de cette danse de cinglés que ma meneuse devait maitriser depuis son plus jeune âge.
« Je suppose que tu t'appelles Mireille ?» osai-je sans trop y croire.
« Non … c'est Fanny mais appelle-moi Adriana » me cria t-elle dans l'oreille avant de me faire décoller dans un virage à angle droit.
Derrière moi, la fameuse noire pointée avait trébuché et je sentis craquer mon bras gauche.
Dans l'ambulance, une jolie secouriste m'observait d'un œil morne.
« Bonne année » dit-elle avant de s'allumer une clope « tu veux une taffe ? »
Je n'avais envie de rien, à part récupérer mon bras qui pendait à des kilomètres.
« Comment t'as fait ça ? » demanda t-elle alors qu'elle s'en foutait royalement.
« C'est compliqué » répondis-je « un allégro six-huit qui a mal tourné à cause d'une noire pointée »
Elle fit mine de comprendre « les gens font n'importe quoi de nos jours »
On en est venus aux confidences... rien d'autre à foutre dans cette ambulance qui fonçait sirène hurlante vers la Pitié-Salpêtrière.
Je devais être leur premier bras arraché de l'année !
Fanny - elle s'appelait vraiment Fanny - était originaire du Pas-de-Calais et elle aimait le slow.
Ça me convenait tout à fait ; je me sentais même d'attaque pour la serrer dans mon bras.