Autres rivages, partie six (joye)
Mes souvenirs d’Artur sont flous comme un vieux Polaroid, j’ai encore des restes de quelques vagues images délavées par les années
Je garde l’impression d’un jeune gars, blond, tendre, plutôt imberbe, qui souriait avec les yeux.Il était grand et mince, intelligent, sa voix était limpide, il riait doucement.
C’était le genre d’homme auquel on pense lorsqu’on vous parle des librairies d’antan, où il y a un chat, une patronne quelconque, et un client en gros pull qui feuillette des livres moisis, ses yeux bleus et avides cachés un peu par les lunettes à monture métallique.
Il habitait Bruxelles.Je ne savais pas exactement comment il gagnait sa vie, mais il travaillait dans un bureau, comme font beaucoup de gens qui seraient des artistes ou des acteurs ou des écrivains si les vivres et les logements étaient gratuits et si tout écrivain était payé pour son travail.
Nous nous sommes connus sur l'Internet, et pendant que je faisais des projets d'un voyage, je lui ai demandé si l'on pouvait se rencontrer quelque part. Il a dit oui, j'ai oublié il y a longtemps les autres détails, mais j'ai souvent demandé à rencontrer quelqu'un "pour de vrai" lors des voyages. Il n'y a qu'une seule personne sur des dizaines qui m'a carrément refusée.
Alors, c’est Artur qui m’a fait connaître le stoemp, un plat familial peu connu parmi les touristes américaines qui ne fréquentent pas toujours le genre de restaurant du voisinage qui le sert.
Je me souviens de la soirée, j’avais l’impression de dîner avec un de mes élèves. La conversation était facile, naturelle, agréable, et pas trop intime.
C'était beau comme une chanson qu’on retrouve par accident sur un disque qu’on a acheté, une découverte plaisante, mais sans trop d’importance.
Nous étions tout simplement deux personnes qui ont fait l’effort de se connaître et qui soupions ensemble en parlant de leurs chats.
Le mien s’appelait Badebec et le sien s’appelait Moules-Frites.