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Le défi du samedi
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29 janvier 2022

EXCÈS EXCESSIF (Jean-Patrick)


La route est bien droite, ce qui se fait de mieux pour rouler à l’aise. Les voitures modernes avec régulateur et limitateur s’en donnent à cœur joie. Le conducteur lambda passe le secteur sans angoisse particulière, ni crainte pour ses points au permis. Les derniers arbres de campagne laissent place aux premières maisons qui bordent la chaussée, sitôt les panneaux publicitaires franchis. La forme rectiligne, répartie en deux vitesses autorisées, provoque le même comportement des chauffeurs : ils lèvent le pied du champignon, sans l’enfoncer sur le frein. En un instant, le bon citoyen de la départementale devient un chauffard criminel en agglomération. Les gendarmes le savent, ils se cachent de temps à autre en bordure de route et la transforme en tirelire juteuse pour le Trésor public. Les habitués s’en méfient, les distraits s’y laissent attraper.
— Chef, on doit être rentrés dans un quart d’heure.
— Prévenez Kevin de ranger le matériel.
Les phrases sont courtes et précises. Au même instant, un message déchire la radio posée sur le tableau de bord :
— Véhicule rouge, marque… (information censurée), immatriculée… (idem), 112, 112.
Syntaxe brève, style sibyllin, mais efficace.
— Oh, le con !
Conclusion abrupte, sans appel. Une dernière interception, au dernier moment, avec un gros poisson en plus, un sacré client. Ça risque de consommer le quart d’heure qui reste à assumer, voire provoquer du service supplémentaire !
Le gendarme de faction en bordure de route se déplace sur la chaussée, lève le bras gauche et tend le droit vers le côté, indiquant au chauffeur en infraction, largement chauffard, de ranger, sur injonction des forces de l’ordre, son véhicule automobile dans une position immobile, sur le bas côté latéral de l’axe routier départemental où la sus-dite infraction au code de la route a été constatée. Bref, il lui ordonne de se garer parce qu’il l’a gaulé.
Veillant au respect du protocole réglementaire, le gendarme salue et s’annonce au contrevenant, lui demande de descendre de la voiture et de le suivre dans la fourgonnette bleue, en possession de ses papiers et ceux du véhicule.
— Qu’est-ce que j’ai fait ? interroge l’interpelé avec un fort accent de victime qui ne comprend pas ce qui lui arrive. J’ai rien fait ! ajoute-t-il en réponse à sa propre question.
— Contrôle pour infraction d’excès de vitesse, tance l’agent au vocabulaire réduit aux seuls noms communs.
Les yeux du conducteur reflètent le vide qui lui traverse la tête.
— Oh, pour dix ou quinze en trop… avoue-t-il dans ce langage que les verbes ont déserté, imaginant que l’emploi de la même grammaire rapproche les avis.
Les formalités ordinaires se déroulent sans difficulté : le permis de conduire et la quittance d’assurance sont en règles ; en quelques instants, les contrôles sont opérés.
— Vous habitez toujours à la même adresse ?
— Oui, ça fait quinze ans, presque seize.
Avec application, le gendarme recopie : Jean R…, 3 rue de la N…, 99210 Rigolobourg.
— Vous avez été contrôlé à 112 km/h, au lieu des 50 autorisés en agglomération ?
— Possible, mais c’est pas de ma faute !
L’argument est connu, entendu cent fois, usé jusqu’à la corde : quand un fautif n’invoque pas la ligne droite et trompeuse, il prétend avoir levé le pied et surveiller le ralentissement. Mais l’explication tient d’autant moins que la vitesse constatée est déjà fautive dans la partie précédente.
— Avant le panneau de Gendarmesnil, vous deviez être à 80.
— Oui, je sais… mais c’est pas de ma faute !
Insister avec la même phrase indique que le contrevenant tient à exposer son excuse et la soutenir avec véhémence, même si elle est irrecevable.
— Vous êtes pressé de rentrer. On vous attend chez vous.
Le chef assis à la place du mort connaît le catalogue de fausses excuses par cœur.
— Non, non, c’est pas ça… Mais c’est pas ma faute !
Le chef, fatigué d’entendre la même ritournelle à longueur de patrouille, lâche d’un ton excédé :
— C’est pas de votre faute, vous avez que ce mot-là à la bouche. Vous êtes tout seul dans le véhicule, c’est qui le coupable ? Expliquez-vous.
Crescendo, il est passé du constat objectif à la constatation des faits, avant d’aboutir à un ordre brusque. Jean R baisse les yeux, en phase d’introspection intense. Ce genre d’individus est simple à repérer, mais leur évolution est toujours redoutable : va-t-il pleurer comme un enfant pris en flagrant délit ? Va-t-il exploser et entraîner une interpellation pour insoumission à l’autorité, ou se lancer dans une diatribe sans fin ? Qu’importe, à cause de lui, la patrouille voit les minutes passer en coup de vent, le quart d’heure fondre comme neige au soleil et le temps supplémentaire offert à la mission et fichu pour tous.
— Je vous somme de nous fournir les raisons sensées qui vous ont amené à circuler en excès de vitesse ?
Jean R reste indifférent à l’exploit d’une si longue interrogation avec sujet, verbe et même une proposition subordonnée. Tout plongé dans sa pensée, il tente de s’exprimer le plus clairement possible :
— Quand je suis au volant, c’est plus fort que moi. Y a comme une force qui me pousse. Un truc qui m’oblige…
— Qui vous oblige à quoi ? tempête le chef. À rouler en dehors des limites autorisées ?
— Non, pas toujours. Des fois, ça se passe bien. Ça dépend du plafond.
— Vous avez une minute pour vous expliquer, sinon on vous embarque à la brigade et j’appelle un médecin pour vous expertiser.
Le chef pense à ses hommes, lui ne compte pas son temps.
— Oh, si vous voulez. De toute façon, on arrivera au même résultat. Alors je vais vous dire…
Glissant sur la banquette de la fourgonnette, Jean R commence à parler en gesticulant ses mains et mimer ses paroles :
— C’est plus fort que moi. Quand je me mets au volant, je peux pas faire autrement que regarder le tableau de bord. Vous allez me dire que c’est normal, et peut-être même vous me féliciterez, car c’est ce qu’il est conseillé de faire.
Les gendarmes rejoints par Kevin ne comprennent rien au galimatias qu’ils entendent.
— Mais quand je regarde le compteur, je me sens obligé de dresser l’aiguille pour qu’elle soit droite, à la verticale.
Tout le monde cherche à visualiser la scène, le pilote de la fourgonnette tourne la tête pour observer son cadran.
— Et quand l’aiguille penche à droite ou à gauche, je peux pas faire autrement que de corriger pour la redresser, juste au milieu, bien droite. C’est sa place.
Un silence interrogatif envahit la camionnette bleue ; les jeunes recrues découvrent un phénomène dont l’école ne leur a jamais parlé ; le chef, plus expérimenté, s’interroge entre le cas unique et imprévu dans le règlement ou le fanfaron qui se ficherait de sa goule.
— Vous voulez dire ? risque-t-il avec hésitation.
— Quand je change de voiture, je change de vitesse. Vous voyez que c’est pas de ma faute !
— Oui, peut-être, mais… vous me dites que vous subissez un trouble, une obsession, un… il cherche le mot de circonstance, la formule appropriée.
— C’est ça, tout à fait, confesse le conducteur.
— Un TOC, clame le verbalisateur satisfait de montrer ses connaissances en onomatopées.
— Ah non, implore Jean R, je ne suis pas toqué. Seulement troublé, comme a dit monsieur.
Le chef prend illico la seule décision qui lui semble nécessaire :
— Vous allez nous accompagner jusqu’à la brigade.
Et face au regard inquiet du chauffeur abasourdi, il ajoute en guise de consolation :
— Faut vérifier si c’est une circonstance atténuante.

Depuis ce jour, les contrôles sont plus fréquents à l’entrée de Gendarmesnil, le capitaine a demandé de traquer les troublés, les obsédés et surtout d’arrêter les toqués au volant.

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Commentaires
Y
Je pense qu'il ne faut pas chercher à fournir trop d'explications. Et je trouve que les Bleus ont eu de la patience. Bien vu JP !
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L
là, on sent que c'est du vécu de prune !
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V
De fil en aiguille ça va finir au poste !
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J
Il s'en passe de belles à Gendarmesnil et à Rigolobourg ! Ça nous promets des beaux jours et c'est tant mieux ! ;-)
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J
Merci pour vos commentaires sympa. J'ai en effet pris "prune" au sens gendarmesque du terme.
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W
OK, c'est bien une histoire de prune ! ;-)
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K
Magnifique cas de toqué très original ! Dialogues réalistes à l'appui et déroulement parfait. Excessivement excellent !👏
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L
je trouve que la voiture rend beaucoup c..s
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J
Une contravention ! Quelle histoire !
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