L’ouïe aiguisée de Serge finit par percevoir le pas nonchalant de l’homme et couina pour avertir sa maîtresse.
Sophie se retourna et blêmit.
Son patron s’approchait d’un pas nonchalant vers eux, bras croisés dans le dos, la tête haute tel le capitaine de navire qui s’attend à ce que ses ordres soient obéis et même devancés. L’homme, gras et arrogant, le cheveu coiffé et gominé, perpétuellement habillé d’un costume de prix, tenait plus du pacha moderne que du directeur de laboratoire. Le regard qu’il lui lança, loin d’être une œillade, lui faisait penser à celui d’un serpent qui allait hypnotiser sa victime avant de la dévorer.
— Alors ma petite Sophie, susurra-t-il, toujours aussi studieuse à ce que je vois, à rester travailler sur ses expériences alors que tous ses collègues sont partis.
Studieuse ou plutôt stupide, songea Sophie amèrement, de celle qui se prive de toute protection.
— Mais que vois-je, poursuivit son patron en avisant Serge. Outre le fait que sa présence ici soit strictement interdite par le règlement, je n’ai pas manqué d’observer que ce rat est très intelligent. Il n’a pas sa place dans un laboratoire de chimie mais serait parfaitement à son aise dans le département dédié au comportement animal. Si tu me le remettais, je pourrais oublier de signaler cette infraction à la direction. Ça t’éviterait d’avoir à rechercher un nouveau groupe de travail pour ta thèse.
Tout en parlant le directeur s’était rapproché de Sophie la main tendue, comme s’il était persuadé de sa soumission immédiate. Celle-ci mesurait les risques mais ne pouvait se résoudre à livrer son rat à d’autres mains que les siennes.
Elle fit mine d’obéir à son professeur et saisit Serge avant de s’approcher à pas lents et prudents. L’œil du scientifique brillait de convoitise et il tendit la main pour s’emparer du petit animal.
Au dernier moment, la jeune thésarde se baissa brusquement et projeta Serge au sol en lui hurlant de courir. Celui-ci s’exécuta, non sans jeter un coup d’œil inquiet vers sa maîtresse.
— Petite idiote, éructa le professeur en voyant le rat s’enfuir.
Il tenta de retenir Sophie par le bras mais celle-ci se dégagea d’un coup de coude et se précipita hors du laboratoire à la suite de Serge.
Les couloirs de l’institut de recherche étaient déserts. Dans la quasi-pénombre, le silence faiblement rompu par l’air conditionné, le vrombissement des installations de chauffage et la lumière blafarde des panneaux indiquant les sorties de secours, privé du bruit des pas et de l’écho incessant des conversations, le centre de recherche devenait tout soudain inhospitalier et hostile.
Sophie et Serge coururent dans les dédales de couloirs et d’escaliers, sans savoir où leurs pas se dirigeaient, sans autre but que d’échapper au professeur dont la voix tonitruante retentissait et les poursuivait sans relâche. Au bout d’un temps qui leur parut interminable, le souffle court et les pattes coupées, ils s’effondrèrent dans un bureau, heureusement ouvert. Le cœur battant au point qu’il lui semblait vouloir s’arracher de sa poitrine Sophie tendait l’oreille. Les sussurations malveillantes du professeur ne retentissaient plus. Au bout d’un certain temps, voyant que son cœur se calmait peu à peu elle se leva aussi silencieusement que possible pour passer la tête dans le couloir et lire la plaque sur la porte du bureau. Elle revint ensuite s’asseoir auprès de Serge et le saisit dans ses bras.
— On est dans l’aile Ouest, au premier étage, chuchota-t-elle en le caressant pour le calmer. Ce sont les bureaux de l’administration. A cent mètres de l’endroit où on est il y a un escalier qui mène droit vers la sortie. Je vais vérifier que la voie est libre puis tu sortiras aussi vite que possible. Moi, j’occuperai le professeur s’il vient de ce côté.
Serge couina vigoureusement, comme pour exprimer sa désapprobation à l’idée d’abandonner sa maîtresse.
— Tu me retrouveras forcément, répondit-elle en continuant de le caresser. Tu connais ma voix, tu connais mon odeur. Tu sauras me rejoindre plus tard. Va te cacher auprès de ta famille le temps que le professeur t’oublie. Il est très intelligent mais il veut s’intéresser à tous les sujets possibles et imaginables. Dès qu’il lit quelque chose de nouveau il abandonne sa recherche en cours et creuse ce nouveau domaine. Ne t’inquiète pas pour moi, je ne risque pas grand-chose. Je vérifie que la voie est libre et tu fonces, d’accord ?
Serge couina de nouveau mais le ton de son couinement avait changé, comme une interrogation inquiète. Malgré les paroles apaisantes de Sophie il répugnait à la laisser aux mains de cet homme insupportable.
Elle ne lui laissa pas le choix néanmoins. Au moment où Serge allait couiner derechef pour assurer qu’il ne la quitterait pas, la voix sussurante du professeur se fit entendre.
— Je sais où vous vous cachez. Si vous ne vous montrez pas maintenant j’avertis une entreprise de dératisation et croyez-moi, ils ne seront pas aussi conciliants. Le rat sera traqué sans relâche et une fois qu’il sera prix : couic !
— C’est le moment, chuchota Sophie. Fonce !
Sans laisser à Serge le temps de protester plus avant elle sortit en trombe du bureau et se mit à courir du côté opposé à la sortie tandis que le petit rat se précipitait vers la porte. C’était sans compter l’obstination du scientifique. Il ne prêta nulle attention à son élève mais se lança à la poursuite de l’animal. Voyant cela Sophie retourna sur ses pas et partit à la suite du professeur.
Ils dévalèrent les escaliers et traversèrent plutôt qu’ils ne franchirent les portes battantes qui menaient vers le dehors.
Dans sa hâte à mettre le plus de distance possible avec le professeur Serge courut droit devant lui sans s’apercevoir qu’il fonçait vers un mur. Quand sa course fut brutalement stoppée par la masse sombre des pierres il ne trouva derrière lui que l’ombre massive du professeur qui le dominait de sa taille. Serge se figea de terreur. L’homme, le regard avide et vengeur tendait déjà les mains pour s’emparer de lui.
Muette et désespérée de son impuissance Sophie assistait à la scène le regard baigné de larmes.
— Ah ah, murmura le scientifique savourant son triomphe. Maintenant tu es à moi et rien ni personne ne pourra te sauver.
Ces dernières paroles rallumèrent le courage de Serge. Il y avait encore de l’espoir. Il lança de longs couinements aigus et discontinus, comme une sonnette d’alarme.
D’abord surpris, le regard du professeur se mua en une profonde terreur quand des milliers de petits pas grouillants foncèrent vers lui en émettant des cris rageurs.
Figé sur place un court moment par cette assemblée qui menaçait de l’engloutir il prit ses jambes à son coup et disparut dans la nuit.
Au même moment la vague mouvante se retira aussi rapidement qu’elle était venue dans le caniveau, non sans avoir adressé à Serge de profonds couinements et salutations.
Sophie se précipita vers lui et, les yeux encore humides mais le regard soulagé le saisit dans ses bras et le serra contre elle. D’un commun accord tous deux décidèrent de rentrer dans leurs pénates.
Quand le lendemain survint et que les deux complices revinrent triomphants au laboratoire, le professeur, attablé dans toute son arrogance sur l’estrade, perdit aussitôt de sa superbe et fut avec Sophie aussi doux et pédagogue qu’il le pouvait.
Serge devint la mascotte du groupe de recherche et reçut chaque jour sa part de caresses et de friandises de la part de toute l’équipe.
Sophie, bien plus prudente, ne lui apprit pas à lire au laboratoire mais dans sa chambre de doctorante.
Vous voudriez sans doute savoir ce qu’il advint d’eux ensuite mais cela est une autre histoire.