Moukhtar Pacha (Vegas sur sarthe)
En début d'année scolaire la maîtresse avait eu l'idée saugrenue de demander à ses élèves ce qu'ils aimeraient faire plus tard, comme si ça la regardait.
Moukhtar avait écrit Pacha.
Après tout, ça ne prête guère à conséquence et puis il existe des mots de cinq lettres pire que ça ; de plus ça ne mange pas de pain, un pacha ça mange de la pita et pas du pain.
En ramassant les copies mademoiselle Carrel s'était bien gardée d'épiloguer, se contentant d'un regard soupçonneux en lisant la réponse concise de Moukhtar Pacha.
Dans cette classe hétéroclite elle venait de recenser dix futurs enseignants, huit futures sage-femmes, quinze futurs pompiers, un futur pacha et un petit malin qui voulait juste l'épouser et qu'elle allait devoir convaincre que ça n'est pas un métier !
Elle mesura en soupirant le chemin à parcourir pour faire de ces têtes mal dégrossies les prochains acteurs d'un monde en plein désarroi alors qu'on venait tout juste de repaver le Boulevard Saint Michel, de balayer la chienlit alors que Lautner donnait l'occasion au commissaire Louis Joss incarné par Jean Gabin de crever l'écran ...
Mademoiselle Carrel s'était fendue d'un mot à l'attention de ses parents dans le cahier de correspondance de Moukhtar qui relatait bon nombre d'avatars.
Vouloir être pacha, c'est comme vouloir épouser sa maîtresse, ça n'est pas un métier sérieux.
Trente années ont passé pour les grands comme les petits et Mademoiselle Carrel vient de prendre une retraite bien méritée.
En remisant dossiers et souvenirs à la cave, elle a relu quelques copies perlées et feuilleté l'album des photos de classe que lui ont constitué ses collègues.
En revoyant la phot de classe de 68, peut-elle imaginer un instant que Moukhtar a fait son chemin dans les salles obscures, se nourrissant de cinoche et de pop corn pendant toutes ces années, étreignant les plus belles starlettes et réglant leur compte aux truands?
Ah il en a vu tourner des cons sur orbite, ceux à qui on ne cause pas de peur de les instruire.
Il est convaincu que la pire maladie pour un homme – et encore plus pour un pacha – c'est d'aimer une seule bonne femme et que les bastos c'est plus facile à donner qu'à recevoir, aussi rabâche t-il ces répliques en poussant quotidiennement sa serpillière dans les couloirs du 36 Quai des Orfèvres. Peut-elle imaginer un instant que Moukhtar a réalisé son rêve de gamin ?