Mais qu'est-ce qu'un rat de laboratoire (Clio101)
Lui, c’est Serge.
Rattus norvegicus de son état ou, en parler commun, rat brun, portant comme il se doit queue longue et délicieusement annelée, belles dents tranchantes, museau pointu et oreilles rondes. De naturel curieux et aventureux il aime se cultiver et s’enrichir de nouvelles connaissances.
Logeant en compagnie de sa famille et une multitude d’autres congénères à proximité du laboratoire de Paris-Diderot Serge peut y assouvir sa soif de savoir. Alors que les autres passent leurs journées à jouer, se battre ou dormir en attendant de se servir dans les poubelles qui jouxtent les bâtiments, il reste à l’affût. Dès que lui parviennent les sons caractéristiques du mouvement des scientifiques vers la sortie pour une pause il vient se poster jusqu’à l’orée du caniveau et écoute avec délices les bribes de résultats d’expériences, de questions à poser et reposer ou les errements d’une recherche difficile.
Il connaît le danger. Sans cesse lui parviennent à l’oreille les échos de ses congénères tués de toutes les façons possibles, il a perdu sa mère et bon nombre de ses cousins empoisonnés à la mort-aux-rats ou pris dans un piège. Il sait que beaucoup de ses amis sont utilisés pour les expériences des humains mais il n’en a cure.
« Si je meurs, au moins mourrais-je savant », est sa devise.
Dernièrement un nouvel objet de questionnement lui est venu. A force d’écouter chaque jour durant les laborantins il s’est rendu compte qu’il avait beaucoup plus d’amis qu’il ne le pensait. Au cours de plusieurs de leurs conversations il a entendu les humains parler de « rats de laboratoire » pour désigner certains d’entre eux avec une légère nuance de moquerie.
« Mais qu’est-ce qu’un rat de laboratoire pour les humains si ce n’est pas un animal ? », se demandait Serge.
Cette question l’occupa des jours entiers. Il plongea dans les méandres de sa mémoire, dans les tréfonds de sa besace, sans parvenir à trouver de réponse. Il en vint jusqu’à dédaigner la picorée du soir, bien qu’elle soit toujours délicieuse et abondante, les scientifiques étant comme on sait, amateur de bonne chère mais parfois un peu tête-en-l’air.
Après des nuits sans sommeil et des heures de réflexion la solution lui vint. Il fallait le demander aux humains. La tâche s’annonçait plus difficile qu’il n’y paraît, les rats ne parlant pas mais communiquant entre eux au moyen d’ultrasons. Pour poser ses questions il n’avait d’autre choix que de les écrire.
Pour reconnaître et associer entre eux les signes qu’utilisent les humains pour communiquer il observa les grandes installations en fer sur lesquelles ceux-ci apposent ce qu’ils appellent des affiches. Quand il entendait certains les commenter il tentait avec ses griffes de reproduire le bâton qui correspondait au son. La tâche était ardue mais l’intelligence de son espèce et ses connaissances firent qu’il parvint peu à peu à dessiner des lettres et à former des mots. Mais c’était long, si long, qu’il désespérait de pouvoir finir son apprentissage avant de finir sa vie.
Animé par la volonté d’avoir à tout prix la réponse à ses questions il observait les panneaux de plus en plus souvent, de plus en plus prêt et de plus en plus tôt. Si d’aventure quelque passant survenait il se dissimulait prestement derrière les poubelles, écoutait leurs paroles, puis reprenait son apprentissage.
Un jour qu’il grattait les pavés de ses griffes pour former une suite de mots une ombre le recouvrit et une voix chantante parvint à ses oreilles.
« Mais qu’est-ce que tu fais toi ? »
Tout de suite après il se sentit soulevé par la peau du cou et mis à la hauteur d’un visage tout rond, aux yeux bleus et aux lunettes toutes rondes et à paillettes, parsemé de taches de rousseur ; la bouche fine et menue se creusait de très jolies fossettes.
« Toi, tu n’es pas un rat ordinaire. J’ai l’impression que tu essaies d’apprendre à lire.
- Oui, voulut crier Serge mais il ne parvint qu’à couiner.
- Je vais te montrer sur-le-champ aux collègues. Ils n’arrêtent pas de dire que je ne suis qu’un rat de laboratoire, grâce à toi je vais leur prouver qu’ils ont tort. Je t’apprendrai à lire et nous pourrons acquérir tout le savoir du monde ! »
Et elle le jucha sur son épaule.
Serge sourit. Il était heureux.
Il avait trouvé une amie.
Il saurait ce qu’est un rat de laboratoire.
Et avec elle il apprendrait mille autres choses encore.