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Le défi du samedi
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20 mars 2021

La gargouille (Pascal)

 
Retour à la nature ou cachette introuvable, mes parents avaient loué un gîte dans un petit village perché dans un coin perdu de la France profonde. Au mitan des quelques maisons, il y avait un seul croisement de chemins caillouteux ; vers le nord, c’était des champs et encore des champs ; vers le sud, c’était la forêt et encore la forêt ; vers l’est, c’était le cimetière, avec des croix et des croix ; au sud, c’était la petite église, avec ses pigeons et ses fientes…  

C’est le bus du voyage qui nous avait laissés dans le croisement ; on avait plein de valises comme si c’est ici qu’on allait habiter. La lettre que tenait mon père indiquait l’église comme point de ralliement. Sur le chemin, nous marchâmes un moment dans la poussière, les flaques séchées et dans les caillasses ; je salissais mes beaux souliers tout neufs ; quelques rideaux de fenêtres s’écartèrent prudemment sur notre passage.
Plus perdu que cet endroit, il fallait chercher ; il n’y avait pas de magasin d’alimentation, pas de bar-tabac, pas de boulangerie, rien qui ne puisse justifier un quelconque approvisionnement. Je l’appris plus tard ; les quelques rares habitants du coin n’étaient ravitaillés que par un antique camion-épicerie-journaux aux teuf-teuf asthmatiques ; à prix prohibitif, ma mère y achetait le pain, la gazette et de quoi manger…  

Cet appartement spartiate, reconverti en modeste gîte, ce devait être l’ancien logement du curé ; il accolait l’église. Arrivés devant la porte, comme s’il nous avait reconnus du bout du chemin, en baissant la tête, un paysan nous apporta la clé de l’appartement, et il repartit si vite, qu’on n’était même pas sûrs de l’avoir vu. En silence, nous nous installâmes, en rangeant nos bagages ; mon petit lit était pile au-dessous d’une véranda, ce genre de petit fenestron qui aide la lumière à éclairer la maison…

Ici, c’était bucolique. À l’aube, c’était le chant du coq qui laissait des points de suspension à mes derniers rêves ; la journée, on avait les mouches et les taons, les guêpes et les sauterelles qui rentraient dans la maison ; le soir, c’était les grenouilles d’une mare toute proche qui vocalisaient leurs amours ; la nuit, c’était les cloches de l’horloge de l’église qui sonnaient les heures en se moquant bien de ceux qui essayaient de dormir sous son aile. M’man achetait des œufs chez des voisins ainsi que de la volaille qu’ils nous apportaient plumée et vidée. On avait aussi les légumes ; jamais je n’avais mangé d’aussi bonnes soupes…

Mes parents avaient de grandes discussions auxquelles je ne comprenais pas grand-chose ; des fois, ils se grondaient et ils me disaient d’aller jouer dehors ; des fois, ils se rabibochaient et ils me disaient d’aller jouer dehors. Alors, je partais courir la campagne et les environs. Du haut de mes presque sept ans, les arbres, les oiseaux, les gerbes de blé, les épouvantails, les rares grandes personnes que je croisais, tout ce que je découvrais était plus géant que moi ; j’avais toujours la tête en l’air.
C’est là, qu’horrifié, je m’aperçus qu’une effrayante bestiole avait pris ses quartiers d’espionnage juste au-dessus de notre logement ! Je tapai dans les mains, je lui jetai des pierres ; avec un arc improvisé, je lui décochai mes flèches ! Impossible de déloger cette monstruosité d’un autre siècle, d’effleurer sa carapace en granit ! Tous les jours, je tentais de la chasser ; elle était comme un oiseau de mauvais augure, le doigt dénonciateur qui dit que c’est ici que cela se passe. J’en parlai à mon père mais ce n’était que le millième de ses soucis ! Il avait apporté son poste de radio ; pendant des heures, il écoutait les événements qui se passaient dans le pays, en hochant la tête. Ce qui se disait devait être grave parce qu’il n’avait jamais le sourire. La nuit, il écrivait des longues lettres qu’il remettait, le matin, au chauffeur de l’autobus, au croisement ; dans sa main tendue, il rajoutait le prix des timbres, et même un peu plus pour payer le service au conducteur…  

Quand elle avait le temps, maman m’emmenait balader. On prenait des petits chemins ; elle me racontait des choses de grands, auxquelles elle rajoutait ses leçons sur la nature.  La guerre et les fleurs, les méchants et les fraises des bois, l’occupation et les petits oiseaux, c’était plus humanisé, plus sucré, plus bucolique. Immanquablement, on se retrouvait devant le portail du cimetière ; on ne se privait pas pour aller visiter les morts. Je quittais mon béret, j’enlevais les mains de mes poches et je défilais devant les tombes en baissant les yeux. M’man disait toujours que ce n’est pas ici qu’on pratiquait la délation, un mot que je ne tardai pas à comprendre…

Effets de l’église et de son bénitier, par je ne sais quel miracle, sur notre boîte aux lettres, dorénavant, on s’appelait Durant. David Durant, combattant le dragon perché sur la toiture, avec ma fronde, il y aurait de quoi en faire un récit pour le « Défi » de samedi.
Dès que je le pouvais, je m’occupais de cette hydre maudite qui nous espionnait avec ses gros yeux globuleux et ses griffes toujours sorties ! Un soir, alors que je m’étais obstiné à la déloger, il me sembla qu’elle avait battu des ailes, comme si elle en avait eu marre que je l’asticote ! Ce n’était qu’un éclair dans le ciel ! Pour se venger, cette affreuse chimère avait déclenché un terrible orage, à moins que ce fut mes flèches qui avaient percé les nuages ! Toute la nuit, en réelle punition, elle dégueula son trop-plein d’eau sur la vitre de ma petite lucarne !...  

Les hirondelles étaient reparties ; les mûres poussaient sur les ronces comme pour adoucir leurs épines acérées. Un jour de fin d’automne, une voiture noire est venue chercher mes parents. Il y eut des cris, plein de fumée, de poussière, des bruits de portières, et puis plus rien. Moi, j’étais chez notre vieille voisine, en train de ramasser des œufs, sous le duvet du ventre des poules, avec elle. Elle m’a caché derrière son tablier, a juré ses grands dieux, à qui l’interrogeait avec brusquerie, qu’elle n’avait vu personne…

J’ai presque soixante-dix ans ; j’ai retrouvé ce petit village perdu, au cœur de la France profonde, et j’ai reconnu son croisement à peine goudronné. Vers le sud, c’est la forêt, et encore la forêt ; vers l’est, c’est le cimetière, avec des croix et des croix ; au sud, c’est l’église et ses pigeons aux roucoulements remplis de rumeurs de campagne… 
Porté par le souvenir de mes souliers tout neufs, j’ai emprunté le chemin qui mène vers la maison du Seigneur ; pour m’accompagner, au tempo d’une mélancolique mélodie d’antan, chantaient les guêpes et les taons, sautaient les criquets et dansaient les mouches. Sur le toit du clocher, la sale bestiole avait quitté son piédestal ; je veux croire qu’un seul coup de mitraillette l’a définitivement épouvantée alors que, moi, je n’ai jamais su y arriver pour sauver… papa et maman…

 

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Commentaires
L
trop fort!
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J
Poignant évidemment et toujours aussi bien écrit... à partir d'un petit mot de rien du tout ! C'est dingue ce qui se fabrique ici !
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B
Une histoire bien triste mais admirablement conté Quel plaisir de te lire cher Pascal
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J
un beau texte
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V
Un texte délicat, malgré le sombre sujet traité. Bravo. Sourire
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L
Une période si noire, avec ses sursauts de vie dus au simple hasard... Tu le racontes si bien
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Y
Quel bonheur de lire tes histoires Pascal ! Même quand elles sont tristes. Ta sensibilité et ta belle écriture m'enchantent. Merci.
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W
Quelle histoire poignante !
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K
De l'ambiance "Le château de ma mère" on glisse doucement celle de "Le Sac de billes" et tu réussis magistralement à nous transporter dans cette époque terrible... Humour de la vie : le "va jouer dehors" l'a sauvé, ce p'tit David !
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A
ooohhhh la terrible histoire
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J
Comme toujours, tes textes sont riches de trouvailles et de doigté, Puisque j'aime quand on change de genre, qu'en serait-il si tu écrivais des vers ou des textes tout courts ? (ce n'est aucunement une critique, je ne fais que me demander)
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M
Ce petit garçon nous emmène lentement vers l'insoutenable...C'est si bien raconté et sans fioritures, comme aurait pu le faire un enfant . J'aime beaucoup. C'est doux et c'est fort...
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