13 mars 2021

Défi #655



Un petit truc ex-cathedra(le) :

 

Gargouille

 

6551

 

 

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Un Fridolin nommé Fifrelin ! (Joe Krapov).

DDS 654 Vide-poche

C’est comme les vide-poches fluorescents que les imprimeurs déposaient à la Bibliothèque Nationale en 1929. Qui pourrait imaginer que ça a bel et bien existé, que les gens avaient ça chez eux ? On a tellement d’images en noir et blanc de cet entre-deux guerres, sans doute parce que la couleur coûtait un pognon de dingue, qu’on croit que les gens eux-mêmes vivaient en noir et blanc !

Et justement, il y a eu aussi une période, à la fin de 1920, où l’expression «Ça ne vaut pas un Fifrelin» ne signifiait en rien que le Fifrelin fût une quantité négligeable. Bien au contraire. Mais on parle de Fifrefin, non de fifrelin. La majuscule ici est capitale.

Ce fut même un phénomène artistique majeur que le Fifrelinisme. On sortait de la grande guerre, c’étaient les années folles, l’arrivée du jazz, on dansait le charleston et le shimmy, il y avait eu Dada, il y aurait Picasso, Braque et peut-être le Surréalisme… ou peut-être pas.

Parce que soudain Adolphe Fifrelin était apparu, en provenance directe de l’Allemagne battue et qu’il avait lancé la vogue du Fifrelinisme.

***

- Tout ça, c’est de l’art dégénéré, disait Adolphe en parlant du cubisme et de l’art déco. Ca ne vaut pas un pfennig !

Et pour montrer son dégoût de la chose, il ne prononçait même pas la majuscule de Pfennig et il écrivait le mot sans la mettre alors qu’en allemand tous les noms communs en comportent une à leur initiale.

C’était un homme d’emportements que ce Fifrelin et c’était là monnaie courante à l’époque où le ressentiment était partagé par une grand partie du peuple allemand dépité d’avoir dû rendre l’Alsace et la Lorraine. Mais ses jugements à l’emporte-pièces ne dépassaient pas jusque-là le cadre agréable et bavarois en diable de la bonne cité de München (Munich für die Franzosen !) où il exerçait la profession de militaire, très petit gradé puisque seulement soldat de 1ère classe mais dans les tavernes qu’il fréquentait on l’appelait "Le Caporal".

Tout aurait pu aller à peu près bien pour lui s’il ne s’était pas mis en tête de devenir un peintre reconnu. Il avait depuis toujours un talent certain de dessinateur et il l’exerçait dans le temps libre que l’armée lui laissait. Il composait de jolies toiles figuratives mais… Comment dire ? De même que chez Mozart il y a parfois «too many notes», trop de notes, il y avait chez Adolphe Fifrelin trop de réalité dans ses représentations.

Dans sa dernière toile, une nature morte intitulée «La banane et le rouleau de papier adhésif» «Die Banane und das Klebeband» on était saisi autant par l’hyperréalisme de la représentation que par l’originalité de la composition, un gros plan d’une toile vierge dans l’atelier de l’artiste sur laquelle la banane était fixée avec de l’adhésif brillant.

Casting Tintin 06

Ses portraits de pirates des mers du Sud sentaient la poudre, la sueur, le sang, le rhum, le fouet et la sodomie et fichaient la trouille aux mômes. Mais quelle ressemblance avec le modèle une fois que le tableau était achevé. On n’avait jamais vu ça ! Seulement…

Seulement les marchands de tableaux juifs se marraient quand il venait leur proposer sa production.

- Au cas où vous ne sauriez pas, Monsieur le militaire, il y a un truc qui s’appelle la photographie. Ça donne des résultats similaires à ce que vous faites mais ça n’est pas ça que les gens veulent, voyez-vous. Ça ne se vendra jamais, vos marins d’eau douce ! Croyez-moi, cré tonnerre de Brest-Litovsk ! Trop ressemblants !

Adolphe ne disait rien, remballait ses toiles mais intérieurement il les envoyait se faire foutre en songeant : «Je me vengerai, un jour !».

***

Et il semble bien que le jour est venu. Hier soir un couple d’aristocrates français est venu frapper à sa porte. Très jeunes tous les deux, lui belle prestance de petit ambitieux de province, elle très gouailleuse et jolie comme un cœur. Ils avaient avec eux un interprète polonais, sans doute un youpin, qu’ils ont présenté comme Maurice Mendjizki. Ils ont regardé toutes ses toiles, en ont acheté deux, un paysage et un portrait – "Die alte Mühle an der Saar" (Le vieux moulin de la Sarre) et "Der Ritter Franz von Schellfisch" (le chevalier François d’Aiglefin). Et surtout ils lui ont promis la fortune et la gloire s’il acceptait de venir s’installer à Paris, tous frais payés, pendant un mois, atelier personnel à Montparnasse. Principale obligation en retour : faire le portrait de Mme de McMacron, Kiki, qui adore poser nue pour les peintres. Et aussi : changer de nom.

- Wo ist der Haken ? a demandé Adolf à l’interprète.

- Je ne sais pas où elle est, l’entourloupe, a répondu celui-ci. Ils demandent juste que tu signes tes toiles du pseudonyme de Fifrelin et que ton prénom devienne Adolphe. Je serais toi j’accepterais. Le type a ses entrées partout au ministère de l’Intérieur, plein de pognon et des certitudes sur tout. Et Kiki, c’est la reine de Montparnasse. Pas encore mais presque !

***

Casting Tintin 14Hitler n’a pas hésité longtemps. Une semaine après, il avait obtenu sa permission de s’absenter un mois de la caserne, ses bagages étaient prêts ; il avait pris le train avec l’acompte fabuleux qu’ils lui avaient laissé.

- Qu’est-ce que je leur dis à vos copains du DAP s'ils viennent prendre vos ordres ? lui avait demandé sa concierge.

- Dites-leur que je suis parti envahir la France !


N.B. Les deux dernières illustrations sont dues au talent de M. Ludo D. Rodriguez

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Ces petits riens par bongopinot

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Ma petite monnaie
Petit fifrelin
Ça n’a rien de laid
Mais ça ne vaut rien

Mais elles sonnent pourtant
Raisonnent dans mon cœur
Données par grand-maman
Pour moi avait de la valeur

Pour acheter de petits rien
Qui font des souvenirs
Garder tous ces biens
Qui me font sourires

Encore aujourd’hui
Ces petites bricoles
J'avoue c’est inouï
Ont valeur de pistole

Souvenir d’enfance
De mes grands-parents
J'ai eu de la chance
De recevoir autant

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Le jour du seigneur chez mes dabuches (Vanina)

 

C’était comme un rituel, chaque dimanche passé chez mes grands-parents. Après le déjeuner, Mémée débarrassait la cuisine, nettoyait la maison ou tricotait. Pendant ce temps, avec Grand-dabe -qui m’appelait « mon fisset »-, nous allions dans le salon, de chaque côté de la table de jeux, pliante et nous commencions ou continuions une partie d’échec. Grand-dabe avait son parler bien à lui, argotique, il avait connu la guerre, comme il le faisait remarquer à son dab -mon père-, pour affirmer qu’il était trop tard pour lui faire changer de langage.

La toute première fois, je l’entends encore me présenter les pièces: me donner leurs blazes!
C’est ainsi qu’il me présenta le boss, celui autour duquel tout se jouait et qui pourtant ne peut se déplacer que d’une case à la fois, mais dans tous les sens. La Berezina ne permettait presque plus au boss de bouger. Et lorsque tu pouvais aller te faire rhabiller chez plumeau, le jeu était fini.

Puis il me présenta la crinoline, au grand pouvoir de déplacement. Elle avance suivant les colonnes, les traverses ou les diagonales du nombre de cases qu’elle veut. Au départ, elles se font face, la crinoline blanche sur une case blanche, la noire sur une noire, en "d".

De chaque côté des tourtereaux, il y a les fêlés qui se déplacent selon la diagonale. Puis viennent les ramasse-crottin qui sautent d’une case à l’autre, inutile de décrire ici leur déplacement. Pour finir cette traverse, il y a  les guitounes, leur déplacement suit les colonnes ou les traverses.

Sur la deuxième traverse, en "2" pour les blancs ou "7" pour les noirs, me montrait-il sur la Parfaite se trouvent pour chacun huit fifrelins qui vont droit devant une seule case à la fois.

Une fois la présentation faite, il a retiré toutes les pièces et m’a demandé de les remettre en place, pendant que je gambergeais pour ne pas faire d’impairs, Papy bonimentait, expliquait le coup.
Cette première séance fut mémorable tant le vocabulaire était riche juste pour positionner les deux fois seize pièces sur les 64 cellules, et maîtriser leurs déplacements. 

Chaque semaine je progressais.

Mais la vraie surprise, je l’ai vécu à l’école en m’inscrivant au club d’échec, quand je découvris que les termes que je prenais pour acquis n’étaient pas ceux d’usage...

 

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Fifrelin (petitmoulin)


Il était une fois, un jeune musicien qui jouait du fifre en habit de lin. Nul ne connaissait son nom. On l'appelait Fifrelin.
De petites salles en festivals, Fifrelin jouait du fifre dans son habit de lin.
Son nom ne brillait pas sur les façades des grands boulevards mais Fifrelin n'était jamais plus heureux que sur la scène. L'émotion silencieuse des spectateurs lui caressait l'âme.
Toute modestie remisée, il recevait les "Bravo Fifrelin ! Bravo Fifrelin ! " avec enthousiasme.
Hélas ! Un vent mauvais souffla sur le monde.
Tous aux abris, c'est la guerre.
Le soleil disparut sous un grand masque de nuages.
Le ciel devint sombre comme l'ennui.
Les étoiles furent confinées dans le puits profond des nuits sans lune.
Fifrelin fut enfermé dans la geôle du non essentiel.

Le jeune musicien ne joue plus de fifre en habit de lin.

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Pour ce que ça vaut (joye)

pour ce que ça vaut

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Affaire non conclue (Yvanne)

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Ma chère cousine.

J'espère que tu n'as pas trop froid dans ton Québec d'adoption. Ici le printemps se manifeste franchement depuis quelques jours et cela met du baume au cœur. Nous tentons d'oublier le plus possible la morosité ambiante, Christelle et moi en faisant de longues promenades dans la campagne.

Cependant je ne t'écris pas, tu le penses bien, pour te parler de la pluie et du beau temps. Venons-en donc aux affaires qui nous occupent.
La tante Geneviève étant décédée en décembre comme tu le sais,  le notaire m'a convoqué dans son étude pour régler la succession de notre parentèle sans enfant. Tu as bien voulu me donner procuration pour régler à ta place cette situation. Je vais te faire un bref résumé des résultats de l'entretien.
Étaient également présents les deux neveux de la tante. Qui n'ont pas daigné m'adresser la parole mais tu les connais...

La tante Geneviève, à qui il manquait toujours – apparemment - cinq sous pour faire un franc possédait en fait un joli magot. L'oncle Jules n'ayant pas laissé de directives quant à l'argent du ménage, elle s'était empressée, la garce, de léguer les disponibilités sur les comptes bancaires, les assurances-vie et autres à ses neveux en propre. Encore heureux qu'ils se soient occupés des frais d'obsèques !

La maison et les terrains appartenaient exclusivement à notre oncle. J'ai appris qu’il avait déposé,  peu avant sa mort il y a cinq ans un testament chez le notaire nous faisant héritiers de ses biens, toi et moi. J'ai fait estimer ces derniers et hélas, nous ne ferons pas fortune avec le produit de la vente. Je joins à ma lettre les diverses expertises effectuées. Tu me diras ce que tu comptes faire.

Les neveux m'ont demandé quelques meubles et je n'ai pas refusé. Comme de toute façon ces derniers ne valaient pas tripette, je les ai laissés prendre ce qu'ils voulaient. Je dois dire que ça m'arrangeait plutôt de les voir débarrasser la maison. Ces profiteurs fouinaient partout tu t'en doutes.
Au moment où ils s'apprêtaient à faire main basse sur la petite bibliothèque de l'oncle je m'y suis fermement opposé. Ils n'ont pas osé aller au-delà et sont partis avec leur butin. Grand bien leur fasse !

Je n'ai pas voulu leur laisser emporter la bibliothèque car elle représente beaucoup pour moi. Et si tu n'y vois pas d'inconvénient, je souhaite la garder. J'imagine que tu penses tout de suite à la magnifique collection de tabatières que possédait l'oncle Jules. Tu te rappelles ? Elles occupaient, au grand dam de la tante, toute une étagère dans le fond, à l'abri des regards. C'était un plaisir de Jules de nous les montrer quand nous allions chez eux en visite étant enfants. Les neveux n'en connaissaient sans doute pas l'existence.
J'ai découvert aussi derrière les trésors de l'oncle une jolie ménagère, très complète, en argent massif. Je pense qu'elle devait appartenir à notre grand-mère maternelle.

Comme je sais que tu n'as guère d'appétence pour les objets et les souvenirs et ne pouvant pas imposer à ma femme ces reliques, j'ai décidé de me présenter à l'émission « affaire conclue » sur France 2 dont je t'ai déjà parlé. Et bien figure-toi que ma candidature a été acceptée et je suis donc allé à Paris avec  mes « merveilles ».

Crois-moi, chère cousine, j'ai eu la honte de ma vie. Je me demande vraiment ce qui m'a pris. Bien entendu – et heureusement – je ne suis pas passé à la télévision, l'expert m'ayant fait comprendre que les tabatières et la ménagère ne valaient pas un fifrelin. Les unes sont en corne, métal doré  ou porcelaine sans valeur alors que je les voyais encore avec mes yeux d'enfant admiratif et les croyais en ivoire, en or ou en porcelaine fine.  Quant à la ménagère, elle est tout simplement en métal argenté...très désargenté.

Je ne viens pas, par la présente t'annoncer un héritage fabuleux tu t'en rends compte. J'espère que tu ne te moqueras pas trop de ton cousin toujours aussi incroyablement naïf et que ma mésaventure te fera quand même sourire.

En attendant une réponse de ta part pour régler les affaires en cours, je t'embrasse chère cousine.

                                                                                                     Paul.


Ps : j'ai donné tabatières et ménagère à Emmaüs. Elles feront peut être le bonheur de quelqu'un. Qui sait ?
 

 

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Lichette ribambelle et fifrelin (Ilonat)


« less is more »… en attendant Godot

(Deux personnages insolites, un peu minables, sur un chemin de campagne)

- c’est encore loin ?
- chouia…
- mais encore ?
- plus ou moins…
- c’est vague
- « less is more ! »
- comprend pas
- c’est une litote
- ça nous avance guère
- avancer ou pas…
- c’est kif kif bourricot
- là, tu vas loin !
- c’est une image…
- non monsieur, c’est une métaphore
- tu crois qu’il sera là ?
- qui ça ?
- ben, Godot !
- on verra
- et s’il n’est pas là !
- on fera avec
- il reste du café dans le thermos ?
-  une lichette
-  c’est tout ?
- tu préfères une mouillette ?
- toi alors…On s’arrête un peu ?
- comme tu veux
Courte pause dans leur cheminement
- y a pas grand monde dans le coin
- pas bezèf
- avant, y en avait des flopées
- des ribambelles
- et maintenant y a plus person
- macache bonbon, ça rime
- t’as encore de la thune ?
- pas un radis
- un ti picaillon ?
- pas un fifrelin
- pourtant, t’as touché un paquet !
- quand ça ?
- l’autre jour, au tacotac
- trois francs six sous
- il devrait t’en rester
- que dalle !
- qu’est ce qu’on va manger ?
- des clopinettes
- ça nourrit pas son homme
-  t’as encore faim ?
- un tantinet
- bravo ! alors là, bravo !
- pourquoi ?
- pour la recherche lexicale
- ça m’fait une belle jambe
- profitons-en !
- pour quoi faire ?
- on se remet en route
Ils se remettent en route…
- c’est encore loin ?  - chouia…
- mais encore…  - plus ou moins  
- « less is more », tu l’as déjà dit   
- t’as tout compris…

 

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Le transbordement (Pascal)


Pleine mer. Entre les deux escorteurs, côte à côte, la manœuvre du jour, c’était le transbordement de l’aumônier sur l’autre bord. Avec les élingues plus ou moins tendues, selon les mouvements de roulis des deux navires, l’opération était périlleuse. Sur sa chaise sans porteur, je voulais croire que l’homme de Dieu n’en menait pas large.  Pourtant, tel Jésus sur la croix, endurant le martyr du transfert de personnel, s’il se tenait bien accroché aux montants de sa cage, il ne paraissait pas plus inquiet que cela…

Sans filet de protection, imaginez ce délicat transbordement, au milieu de nulle part ; imaginez l’eau s’engouffrant entre les deux coques comme un torrent en furie, et créant des vagues plus hautes que le pont, les ordres précis et les coups de sifflets donnés de part et d’autre des navires pour accomplir avec succès ces acrobatiques manœuvres de haut vol. Fallait-il que son âme et sa foi envers son Seigneur, sa vie qu’il remettait entre les mains des boscos, soient si inébranlables ? Pour arranger mes vérités, je pense qu’il devait prier pour être aussi courageux ; entre nous, sa participation enthousiaste à ce transport valait bien toutes les leçons de catéchisme du monde. Il avait le visage radieux, un peu comme si une auréole sécuritaire baignait de lumière toute sa personne. Était-il insouciant ou bien ne craignait-il pas la mort ? Si, malheureusement, le grand plongeon était inéluctable, allait-il retrouver son Seigneur et batifoler sur le tapis déroulé des Verts Pâturages ? C’était autant de questions qui se bousculaient dans mon incompréhension de minuscule catholique, mal converti à l’athéisme moderne…

Quand ceux des nôtres balancèrent la cage au-dessus de l’eau, il y eut un terrible ballant, capable de faire dégringoler n’importe quel jeune casse-cou de ce fragile piédestal. Mais non, tel un coquillage amoureux de son rocher, le ministre du culte scotché, à ses convictions, tint bon. En face, sur le bateau récepteur, une poignée de gaillards tiraient sur le boute pour amener rapidement le précieux colis vers eux. Il faut dire qu’avec tout son attirail de bondieuseries, il avait emporté avec lui le courrier du bord…
En cas de défaillance du matériel, de chute, le pauvre bonhomme, enfermé dans sa cage, celle-ci retenue par une élingue d’un côté, et frottant contre la coque de l’autre, dans l’enfer, le tumulte et l’eau glacée, même avec Dieu à ses côtés, il n’aurait pas survécu longtemps à son désastre. Son « Plus près de toi, Seigneur… » n’aurait été que ses dernières volontés sur l’autel sans fleur des disparus en mer…

Avez-vous connu cette extraordinaire situation, somme toute infernale, où vous désirez par-dessus tout que rien n’arrive de fâcheux à l’événement, et que vous n’êtes, pourtant, qu’un minuscule spectateur visionnant l’éventualité du tragique fait divers ? Tout à coup, on l’aime, ce héros anonyme, cette marionnette équilibriste entre le ciel et la mer, seulement suspendu par quelques « ficelles » et par l’opération du Saint Esprit. Il y a des choses divines qui supervisent les vies, je crois ; l’emploi du temps de notre existence est régi par un je ne sais quel devoir supérieur d’être présent, celui d’être maître ou seulement pion assujetti aux circonstances, qu’on soit pleutre ou brave, grand ou petit, jeune ou vieux ; d’autres l’appellent l’instinct…

Nous, on serrait les dents ; perdre notre ecclésiaste, ce serait un peu comme perdre la foi. Virtuellement, on tirait sur le boute qui l’amenait sur la plage avant du bateau adverse. Dans les deux camps, sur la passerelle, sur le pont et dans les compartiments machines et chaufferies, tous aux postes de manoeuvre, du manœuvrier à la barre, au chauffeur devant la façade, l’équipage était au réel sacrifice de cette réussite…

Maintenant, écartelé comme un hérétique entre les deux bateaux, il était dans le vide, en plein au milieu de son transfert ; sous lui, c’était l’intense bouillon, la cataracte insupportable, l’enfer aqueux entièrement dévolu à son engloutissement. Devant, des deux étraves, giclaient des myriades d’éclaboussures en confettis, créant des arcs-en-ciel éphémères ; une passerelle pour le paradis, me disais-je. Il n’empêche, suspendu dans le vide, il était spectaculaire, ce fragile héros, entre deux ponts, entre deux fanions, entre deux prières. Rempli d’humidité, mais accumulant les miracles, maintenant, il marchait sur l’eau…

Tout à coup, oscillation perverse ou gîte contondante, le bas de la cage vint heurter violemment la crête des vagues affamées qui tentaient déjà de le happer, comme des langues assidues léchant goulûment la blanche hostie à portée de leurs gueules ! Dans des gerbes d’écume, il ballottait, l’aumônier, comme un ricochet en record de rebonds, comme un roseau pris dans les remous d’un coup de queue de monstrueux brochet ! ! Son Dieu, tout là-haut, le mettait-il à l’épreuve ?... Lavait-il le moindre de ses péchés sous cet orage méditerranéen ?...

Nous, les voyeurs de la plage arrière, avec nos gros mots de basse ville, on sollicitait nos démons à l’apaisement, pour que le futur fait divers se termine en fait de gloire ! Voyez-vous, c’était triste et gigantesque en même temps. Pendant ces secondes de purgatoire, sa vie ne pesait pas le poids d’une plume, elle ne valait pas un bouton de culotte, un fifrelin dans la corbeille du bedeau pendant la quête dominicale, à la représentation de onze heures. Et son épitaphe déjà gravée titillait nos pensées : « Mort en partant en croisade, entre Toulon et les faubourgs de Jérusalem… »  
Pourtant, son aura multicolore le maintint à flot ; un autre coup de roulis le fit s’élever brutalement dans les airs, comme un élastique se détendant d’un coup. Fragile projectile, pierre dans la fronde de David, il aurait pu se faire éjecter tout aussi facilement... Enfin, les boscos du bateau receveur le hissèrent à leur bord ; délivré et debout, un peu chancelant, pas mal frigorifié mais complètement trempé, il salua notre bateau comme s’il lui donnait sa bénédiction. Alléluia ! Il avait fendu la mer ! Il était de l’autre côté ! Cela me fit tout drôle sur les épaules ; c’était un éphémère manteau de frissons aux pouvoirs surnaturels de félicité. Oui, l’aumônier de l’escadre, il avait une sacrée paire de c…

Transbord avec le Picard 76

Transbord avec le Picard 76_1

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