Le transcailladou (Yvanne)
Aujourd'hui ma balade s'effectue à Uzerche, dite la perle du Limousin. Elle est intitulée « sur les pas de Simone de Beauvoir. » L'écrivaine passait, enfant, ses vacances en Corrèze chez son grand-père, tout près de la fière petite ville accrochée à ses rochers surplombant la Vézère. Elle écrit dans Les mémoires d'une jeune fille rangée : « le foisonnement des couleurs, des odeurs m'exaltait. Partout, dans l'eau verte des pêcheries, dans la houle des prairies, sous les fougères qui coupent, au creux des taillis se cachaient des trésors que je brûlais de découvrir .» Personne n'a su narrer mieux qu'elle tout ce qui fait le charme de la cité et de ses abords.
A mon tour de partir à la découverte de ces richesses dont la nature est prodigue. Et aussi – et surtout - sur la trace de mes souvenirs.
Je commence ma promenade depuis la toute petite gare abandonnée pour emprunter l'ancien tracé d'un chemin de fer à voie métrique reliant Uzerche à Tulle. Madame de Beauvoir a-t-elle pris elle-même le tacot ? Peut être. Pour ma part, je l'ai utilisé durant tout un été, juste avant qu'il ne s'arrête définitivement. J'avais 19 ans.
La Vézère, gonflée des eaux de pluie qui ne cesse de tomber depuis quelques mois, gronde juste au-dessous du chemin. Je marche sur le ballast depuis longtemps recouvert d'un tapis d 'herbe. Plus de rails. Plus aucune trace du petit train si pittoresque qui désenclavait le cœur du département et rendait tellement service à ses habitants. Cette ligne mise en service en 1904 a cessé de fonctionner en 1968. Un grand dommage : elle serait aujourd'hui un atout précieux pour la Corrèze résolument tournée vers le tourisme vert.
Quel bonheur ce petit train que je prenais le samedi matin pour rejoindre la maison familiale !
Et quel contraste entre lui et son grand frère qui me conduisait de Limoges à la « grande » gare d'Uzerche d'où une navette emmenait les voyageurs jusqu'à la petite gare du tacot !
Dans l'un, personne ne se parlait. Personne ne se regardait. Chacun vaquait à ses affaires tranquillement : lecture, mots croisés, contemplation du paysage, rêverie..... Non. Pas encore ces horreurs de téléphones portables qui déshumanisent totalement et importunent. Il existait alors un respect mutuel entre les passagers. Dans l'autre, il en allait tout autrement.
Je n'oublierai jamais l'atmosphère bon enfant qui régnait dans le transcailladou. Pas confortable du tout. Ça non ! Des banquettes de bois où s'installaient les fermières des villages alentours en se bousculant sans vergogne pour avoir une place. Elles se comportaient en maîtresses des lieux et c'était comique de les voir s'apostropher. Cela faisait partie du folklore local et personne n'y trouvait à redire. On s'arrangeait toujours pour avoir un petit coin où s'asseoir. C'était mon cas. Ma valise sous les pieds, je prenais plaisir à observer, amusée, mes payses.
Elles se connaissaient et faisaient l'inventaire – non dépourvu d'une certaine rivalité - de tout ce qu'elles allaient vendre sur le marché de la place de la cathédrale à Tulle. L'une ouvrait un cabas où des lapins remuaient leur nez dans le foin, l'autre rabrouait vertement un canard tentant de s'échapper, une troisième renouait précipitamment les liens autour des pattes d'un poulet qui ne demandait qu'à sortir de son carton pour prendre l'air.
Dans des caissettes s'entassaient les légumes frais : poireaux, carottes, salades qu'elles avaient juste ramassé le matin très tôt dans les jardins ou les champs. Et des fraises, des framboises, des cassis...
Puis venait le moment où dans un soudain silence religieux, les paysannes, vêtues proprement pour l'occasion d'un tablier noir pour les plus âgées et fleuri pour les autres, soulevaient avec précaution le torchon blanc abritant leurs merveilles. Fièrement, elles exposaient aux yeux de tous des montagnes de tourtous (galette de sarrasin) des beignets largement saupoudrés de sucre, des mottes de beurre au dessus joliment décoré de fleurs grâce aux dessins des moules en bois, des douzaines d'œufs...Et des caillades ! Ah les caillades ! Ces fromages de vache, ronds et crémeux, au parfum puissant que les bourgeoises de la ville se disputaient. Certaines paysannes en fabriquaient des tartes appétissantes. Et les plus généreuses sortaient un couteau de leur poche pour en couper une part offerte aux copines. Les caillades avaient, en quelque sorte, donné leur nom au petit train que l'on appelait familièrement le transcailladou. Mais le summum, c'était lors de poussées de cèpes. Les chanceuses avaient disposé avec amour les têtes brunes dans des paniers d'osier, sur un lit de fougères et lorgnaient d'un œil satisfait les envieuses. L'odeur suave de sous bois des champignons dominait toutes les autres.
Puis, bien vite reprenaient les conversations animées. On riait, on blaguait, on caquetait mieux que la volaille et le vacarme couvrait jusqu'aux sifflements stridents de la locomotive. A chaque petite gare desservie prenaient place d'autres commères et le manège recommençait. On se parlait en occitan et comme je le comprenais et le parlais aussi, je pouvais suivre les conversations sans que l'on s'en doute. Et je m'amusais follement de tous ces échanges pendant la trentaine de kilomètres parcourus. Je savourais les couleurs, les odeurs, les rires. Que tout cela était vivant et sain !
Vaillant petit transcailladou, tu as dû manquer beaucoup aux villageoises qui n'avaient que toi bien souvent pour les sortir de leurs hameaux et leur faire goûter l'air de la ville. Il ne subsiste plus rien de toi ici et je foule ton ancien ballast en regrettant la truculence et le naturel des gens de la terre il y a une cinquantaine d'années.