Rêverie solitaire (Pascal)
Gare de Toulon. « Les voyageurs en direction de Grenoble et Genève attention au départ !... Prenez garde à la fermeture automatique des portières… »
Ha, les voyages en train, ces départs en perm… Du fond de ma banquette, secoué par les aiguillages incessants, comateux et frileux, je regarde l’éphémère paysage qui passe ; il confond le temps avec des subterfuges de lumières éblouissantes, si bien que les minutes et les heures sont des champs, des prés, des bocages, des forêts, des villes enfumées, des ponts verdoyants et des montagnes suspendues…
Derrière la fenêtre et le « Pericoloso sporgersi », le long de la voie, intermittentes du spectacle, il y a ces petites fleurs casanières ; pourtant, on dirait des fragiles spectatrices regardant passer les voyageurs entassés dans les compartiments. Ces roseaux d’allégeance, ces dociles enracinées, je les regarde avec la suffisance d’un jeune chêne que rien ne peut empêcher de grandir. Grégaires, rampantes, graciles, sauvages, sous le joug des trains, elles tremblent et s’agitent, se penchent et se renversent en révérences vassales sous leurs souffles puissants. Elles ont le parfum des traverses graisseuses brunies par le soleil, la couleur délavée des jours d’orage, la délicatesse de la fragilité solitaire. Panneaux d’indication de mes divagations rêveuses du moment, la nature les a plantées là pour que je les peigne avec mes impressions d’aventurier sans terre…
Avez-vous remarqué ? Il y a quelque chose d’inquiétant quand on regarde ces ballasts jusqu’à perte de voie ; on dirait des tombes fleuries par ces improbables chimères batifolant le long de l’horizon brûlant. Qui est enterré sous ces tas de caillasses ? Et si c’était nous, pauvres voyageurs empressés d’ignorance, fonçant désespérément après notre destin ?... La nuit, dans l’éclairement des voitures, on peut voir nos fantômes équilibristes courir sur les ballasts ! Entre les pierres entassées, ombres et lumières, ils nous font des signes ! Ils nous appellent ! Ils nous attendent ! Ils nous suivent ! Ils nous poursuivent ! Ils sont le reflet obstiné de notre fuite en avant, et les petites vivaces applaudissent !...
« Billets !... S’il vous plaît !... »
Même concassé, même réduit au calibre de l’utilité précaire d’un remblai, il y a des fois où je voudrais être un simple caillou de ballast pour être caressé par une de ces fleurs farouches ; enfin reposé, je vivrais sous l’ombre gracieuse de ses pétales, mon hymne serait ses parfums délicats. En permission de vieux mataf, je vois déjà mon épitaphe… « Au cimetière de la voie, ci-gît feu Pierre Granite, né dans une ballastière au siècle dernier… » J’aurais pour elle des conversations d’amant, celles qui parlent du feu et de la flamme dans le même foyer, des chansons de promenade aux paysages musicaux, à perte de vue. De la pluie, dans le creux de ma pierre, je garderais son eau ; dans la galerie de ses racines, je maintiendrais des courants d’air. Au désordre des trains, je la retiendrais sur sa tige comme un tuteur souterrain.
Au bord du rail, on aurait des amis lézards, des collègues escargots, des oiseaux mélomanes pour compagnie et, accompagnateurs, des troupes d’insectes butineurs et autres rampants voyageurs. Et les crépitements des essieux, le tambourinement des bogies ; les bluettes de ferraille seraient nos feux d’artifice ; et les journées sans soleil seraient comme des amusements de tableau noir où l’on mélangerait nos inventions en couleur de passion ; et pendant l’hiver glacial, toute irisée de cristaux de froid, je saurais la réchauffer aux étincelles de mon silex ; et dans le silence de la nuit, petits bouts de ballasts sidéraux, on regarderait filer les étoiles dans les voies du ciel…
« Valence !... Valence !... Quatre minutes d’arrêt !... »
On peut faire le tour du monde en ballasts ; il suffit de fermer les yeux et on voit Rome, Bruxelles, Istanbul, Madrid, Vienne !... On saura tout des horaires du Irun-Berlin, du Catalan, de l’Orient-Express, du Mistral ! Et si elle se penche assez sur ma joue la plus lisse, on ira visiter les oncles d’Amérique, on rencontrera les cousins soviétiques, on empruntera le tunnel sous la Manche ! On saluera les britanniques ! Chemins de prières, on peut même ballaster les voies du Seigneur !...
Ha, ha !... Et si on inversait les rôles ?... Et si tous les voyageurs prenaient la place des ballasts ?... Ces cailloux rouillés, à force de chemin de fer, seraient-ils plus lourds à supporter que ces humains, toujours en partance à la guerre ?... Le vrai voyage, c’est celui de l’intérieur ; chacune des pierres du ballast est une impression, une couleur, un parfum, un sentiment, un clin d’œil, un baiser, une caresse, un frisson, une émotion. La petite fleur, l’enjôleuse, la capricieuse, la moqueuse, c’est la cerise sur le bateau, dans le perpétuel roulis des changements de voies.
Bien en vue, même roussâtre, même usée, même friable, on devrait tous avoir une petite pierre de ballast sur une étagère, sur le rebord de la cheminée. Rêverie solitaire, elle serait comme une amulette, une échappatoire, une issue de secours, un billet de sortie à la factualité maussade. Souvenir d’un fabuleux tour du monde ou première pierre du chemin de l’évasion, elle nous réchaufferait les mains ; elle aurait quelques brillances mystérieuses, elle porterait en elle… un univers extraordinaire…
« Romans !... Romans !... Une minute d’arrêt… »