L'Album zutique (Joe Krapov)
Tous les soirs, au café de l’Univers, à l’heure de l’apéro, le fantôme de Vitalie venait se joindre à nous.
C’était d’autant plus surprenant que la maman d’Arthur était toujours vivante, là-bas ou plutôt là-haut dans les Ardennes. Son fils, notre poteau, lui écrivait régulièrement pour lui demander du matériel photographique, des livres techniques et des…
Non, pas des nouvelles de son trou perdu. Notre copain s’en foutait complètement de Charleville, de Mézières et de la ferme de Roche.
Les nouvelles du trou perdu, c’est le fantôme qui en réclamait.
- Rends-moi l’album, Arthur ! S’il te plaît !
- Mais je ne l’ai plus, Maman. Je ne l’ai jamais eu d’ailleurs. C’était un recueil collectif. Comme un livre d’or sauf que c’était de la merde !
- Rends-moi l’album Arthur ! Fais pas le clown ! Retrouve-le et rends-le moi ! Ou rends-moi le !
- Je ne vais pas retourner à Paris pour ça ! Je ne sais même pas s’il y est encore d’ailleurs. Et pourquoi le veux–tu ?
Et là, comme gêné d’avoir à se justifier, le fantôme disparaissait. Mais le lendemain, il était là de nouveau, le fantôme de l’apéro, avec sa litanie.
- Rends-moi l’album, Arthur ! Arthur, où t’as mis le corps du délit ? Je t’avais pourtant déconseillé de t’associer à ces vilains bonshommes !
- C’est de nous que vous parlez, Mme Fantôme ? demanda Bardey ce soir-là. Mais le fantôme semblait sourd, aveugle, obsédé par son idée fixe, ne s’adressant qu’à son commerçant de fils.
- Pourquoi ne reviens-tu pas ? Quel intérêt trouves-tu à faire Chabanais chez les zoulous ? Tu ne veux pas revenir chercher l’album ?
- Zut, Maman !
***
Un jour que ce rigolo de Suel, après nous avoir offert la tournée du patron, était venu s’asseoir à notre table, avant même qu’elle ait ouvert la bouche, il avait entrepris Vitalie.
- Alors ? C’est vous, la môme Fouettard ? L’ange aux ailes de plomb ? Vous savez que le bikini blanc vous va à ravir ?
- Arthur, rends-moi l’album !
- Mais ne pensez donc pas qu’à ça, la star d’outre-monde ! Vous ne voulez pas vous envoyer en l’air avec le Don Quichotte des canapés ? Vous ne savez pas ce que vous perdez !
Et c’était devenu la meilleure blague dans le coin, ce fantôme sourdingue auquel on proposait la botte. Tout le monde a rappliqué pour lui proposer de jouer à saute-jarretelles ou à «Enfourchez vos balais !» sans que le fantôme ne dévie d’un pouce et ne réclame «à corps et à cris» son foutu album.
Même Rimbaud ne comprenait plus rien à ce phénomène qu’il avait de son côté baptisé, de façon assez poétique, «le bal des osselets».
C’est Mme Suel qui eut le fin mot de l’histoire. Un soir qu’elle s’était jointe à nous elle avait proposé à Vitalie de venir admirer une éclipse d’étoile.
Le fantôme l’avait suivie derrière l’hôtel et s’était confié à elle
- En 1871 mon fils est parti sur un coup de tête s’acoquiner avec Verlaine, la reine des soiffardes. La jeunesse, vous savez ce que c’est ! On se défonce, on ne commet que des polissonneries, on est le diable incarné ! L’autre a été puni d’avoir abandonné femme et enfant : en cabane, Papa ! Surtout parce qu’il avait tiré sur mon Arthur. Ce que je veux, moi, c’est effacer les traces de tout cela. Je veux détruire ces rinçures et surtout retrouver l’album zutique pour le brûler.
- Qu’est-ce que vous gagnerez à cela ?
- Je ne veux pas que mon nom soit associé à ce «Sonnet du trou du cul» qui y figure en bonne place et je sais qu’une fois que j’aurai fait cela, il pourra y entrer tranquille.
- Où ça ?
- Au Panthéon.
- Je vais vous aider, lui proposa Madame Suel.
***
Le lendemain Mme Suel a raconté l’histoire à son mari puis elle a fait ses valises et est repartie pour l’Europe. Adios, chiquita ! Le soir le fantôme n’est plus revenu à l’apéro ; on ne l’a jamais plus revu et Mme Suel non plus. Simplement, depuis ce jour-là, on s’est mis par plaisanterie à appeler Rimbaud «Trouperdu !». C’est d’ailleurs sous ce nom qu’il a été enterré au cimetière européen d’Aden.