Lettre à Pierre (Pascal)
Tout va bien, mon Pierrot ? Comment passes-tu l’isolement de ce Covid ? Depuis la retraite, as-tu des nouvelles des uns et des autres ? J'ai eu un bref échange avec Hoc, (Pham Xuan) sur le net ; de l’horoscope aux sites de rencontre, il est toujours à la recherche de sa bonne étoile ; c’est difficile de trouver la bonne étoile, quand on n’est pas astronome. Fin 2019, je suis passé au boulot, j'ai vu Christophe, Franck était en préretraite, Nico m'avait fait la bise, comme si j'étais un vieil oncle revenu d’Armorique, Véro était partie sous d'autres cieux ; enfin, nos bureaux et nos décors, c'était un autre monde…
Parfois, le boulot me manque ; non, c'est surtout les vingt ans de moins qui me manquent. Dans les couloirs, les parfums et les sourires des filles (des femmes), le bruit des talons de leurs chaussures était comme une marche militaire en robe d’été et, sans nous en rendre compte, nous marchions tous au pas. Avec ces onguents rajeunissants, l’ego lustré comme à la parade, montés sur nos ergots, il y avait de quoi nous tenir impeccables, nous raser chaque jour de près ; dans ce présent faussement féerique, on avait le plaisir d'affabuler avec le passé ; on était tous un peu mégalomanes avec le futur…
Les bonjours du matin, les mains fraîches, le café, les vannes, le langage technique, c'était à l'intérieur de notre petit monde autarcique ; c’était notre pain, notre confinement quotidien dans nos locaux. Nos rencontres fortuites dans les couloirs, comme des embuscades convenues de tous les jours, où nos bises claquaient sur des joues, étaient des grands moments d’air frais. Je peux te le dire, aujourd’hui ; à divers degrés, j’étais un peu amoureux de toutes…
Je savais l’haleine perfectible de celle-ci, la petite tache de renvoi sur l’épaule du nourrisson de celle-là, les semelles boueuses de celle-ci, le fil de l’ourlet défait sur la couture de la jupe de celle-là, les lèvres de celle-ci, jamais loin des miennes, la mèche de cheveux de celle-là caressant ma joue. Je reconnaissais les voix dans le couloir, le bruit des pas sur le carrelage, et encore le parfum timide ou sauvage, dans un courant d’air, entre deux portes. Je savais leur humeur, leur besoin de rire, leur tristesse ou leur contrariété même cachée par du maquillage au masque hypocrite.
Il y avait toujours un coup de téléphone perturbateur, un péquin, avec une affaire à la main, qu’il fallait débrouiller, un dossier urgent à gérer, une petite réunion informelle, pour rompre le charme de nos retrouvailles matinales. Et puis, chacun vers son bureau, on repartait à nos activités ; on se replongeait dans la routine du devoir professionnel.
Entre nous, tu vois, je préfère n’en rencontrer aucune. Encore ambitieux, je laisse à mes souvenances, le soin de toujours les pomponner au mieux de leur féminité, comme mes yeux de vieux quarantenaire séducteur les admiraient à l’époque.
Depuis, elles se sont même épanouies dans les brumes avantageuses d’une compassion aussi sage que généreuse que mon sablier a saupoudré, avec ces dix années de retraite, bien loin de ces champs de bataille.
Quand on a baissé les armes, mis l’armure de sa libido au crochet, sur le cintre d’à côté, on regarde en premier ses mémoires de femmes ; je crois que ce sont les meilleurs souvenirs qu’on puisse avoir dans le placard du Passé ; j’ai jeté la clé pour ne jamais les oublier…
Aujourd’hui, toutes ces têtes nouvelles dans les bureaux, peu ou prou, on les a formées à notre profession ; même s’ils bossent avec des outils modernes, avec un autre langage, c’est peut-être les enfants virtuels qu’on a eus avec nos collègues de l’époque. Aucun ne m’a dit papa, c’était rassurant ; avec ma retraite de cigale, j’aurais du mal avec les retards de pension…
Porte-toi bien, mon Pierrot ; si l’on ne peut se protéger des rides, on peut encore espérer, face au Covid.
Bien à toi.
Pascal.