Marie (Pascal)
« Parle !... Dis quelque chose !...
Essuie le sang qui coule de ta bouche tordue, tu es en train de tacher notre bel uniforme. Celui qu’on nous a donné pour patauger dans la boue, sauter sur les mines et se laisser déchiqueter par la mitraille…
Allez, respire !...
Tu sais bien que je ne peux pas rentrer au Pays tout seul ! Et puis, qu’est-ce que je vais faire sur ce maudit champ de bataille sans toi ? Il a plu tellement de bombes sur nos têtes qu’il a fait nuit toute la journée et je ne sais plus de quel côté est la guerre. Je n’entends plus rien et j’ai un sale goût au bord de mes lèvres desséchées. J’ai dû vomir tant de fois, pour tous les morceaux de chairs calcinées, découpées, qui traînent çà et là...
Le combat fut atroce et une maudite baïonnette est restée empalée en plein milieu de ta poitrine. Tes mains ont bien essayé de la faire sortir mais elles restent figées, collées contre cette ferraille aiguisée comme une faux au début d’une belle moisson de blés mûrs…
Marie t’attend chez nous et toutes les lettres enrubannées dans ton barda sont là pour te faire revenir bien vite. Elle a fait courir sa plume pour te garder vivant et elle a usé tellement de chandelles pour rester avec toi des nuits entières à distance avec son parfum et ses pleurs, pour sceller les enveloppes. Te voilà bien décoré avec cette médaille plantée bien profond, si près de ton cœur. Les brancardiers vont bientôt arriver, il y a tellement de fumée…
Regarde ! Il y en a qui courent sans plus savoir où aller. Ils chargent à l’envers, sans leurs fusils. Ils repartent sans plus rien comprendre et leurs yeux sont dans ce brouillard infini. Ici, c’est la fin du monde et c’est l’enfer qu’on est allé combattre…
J’ai très mal aux jambes mais je ne les sens pas, et tu m’es tombé dessus. Je n’arrive plus à bouger… Je vois la vierge de ta communion qui dépasse, sur ton cou noirci. Tu te rappelles quand on était gamins ? On avait caché les cierges de l’église avant la grand messe et le curé les a cherchés sous les bancs et, nous, on riait de le voir courir, avec sa robe sur les genoux, dans toutes les travées. Pour ça, on ne s’est jamais confessé…
Arrête de saigner, il ne va plus t’en rester pour rentrer à la ferme. Pour sûr, qu’avec ta blessure, ils vont te renvoyer chez nous avec les galons de caporal, au moins !
C’est Marie qui sera fière de toi avec ton bel uniforme recousu. C’est elle qui va parader accrochée à ton bras, dans la grande rue du village.
Depuis toujours, elle t’a voulu pour mari, depuis même la petite école dans la cour ; déjà elle te courait après, avec ses petites jambes et ses longues nattes. Elle cachait ton béret pour te taquiner et toi, tu faisais semblant de ne pas le trouver…Elle va s’apercevoir que ta moustache est encore plus belle et elle va y accrocher son cœur. Je suis sûr qu’elle connaît déjà les prénoms de tous vos enfants qui vont arriver…
Et puis, le père a besoin de toi. Il se fait bien vieux et il y a tellement de travail aux champs qui t’attend au retour. Tu te rappelles quand on avait attrapé les grosses truites du torrent ? On avait attendu toute la nuit avec nos cordeaux en regardant les étoiles et par moments, on sentait des touches si fortes qu’on transpirait de savoir ce qui était au bout. Au matin, on a tiré doucement et c’était lourd, c’était bien… On a pu éviter le garde-champêtre mais j’ai encore les cris de son sifflet rouillé dans un coin de ma tête si lourde.
Arrête de refroidir, tu deviens tout blanc et j’ai du mal à te reconnaître. Tu as vu ?... Il y a les jambes d’un pauvre gars, plantées dans la glaise juste à côté ; il courait si vite qu’il les a oubliées, sans doute… Mais j’arrive plus à bouger, tu deviens trop lourd…
Tu te rappelles, à la fête du village, quand on avait fait le concours ? Je t’avais porté en courant jusqu’à l’église en faisant la course avec ceux des autres villages alentour et on avait gagné le jambon et les cocardes du premier prix !... Je crois bien que c’est ce soir-là que tu avais embrassé la belle Marie pour la première fois ; tu étais tout fier et tu me le racontais tout le temps, pour me rendre jaloux… Vous êtes même allés au bout du champ de mon père, derrière la haie de troènes en fleurs. Oui, celle où on ne voit rien au travers et qui ne sent pas bon… Allez, ne fais pas l’innocent, je t’avais suivi. Je vous entendais rire et, moi, je mordais mes lèvres. Je te l’avais jamais dit... Mais c’est du passé tout ça, je sais bien qu’elle est pour toi…
Tu n’arrives pas à m’entendre ?... C’est normal, il y du sang noir qui coule de tes oreilles découpées... Mais tu souris quand même... J’ai froid... Pourquoi on est là ?... Je ne sais même pas lire les journaux qui disaient qu’il fallait faire la guerre. On était tout fier avec ces uniformes et regarde dans quel état on les a mis…
Tu sais ?... Je m’engourdis et tout se trouble autour de moi. Les secours vont arriver. J’espère qu’ils nous voient, on doit faire un tas en couleurs tous les deux avec nos restes d’uniformes un peu bleus, ta peau devenue blanche, et notre sang rouge ; on abreuve nos sillons et je crois qu’on va manquer les semailles. On va nous faire un monument, je crois… Écoute !... Tu entends notre clocher ?... Le curé doit forcer sur sa corde pour faire rentrer ses petits…J’ai mal… Tu as vu ?... Le ciel se dégage enfin… Il fait soleil entre ces nuages. Tu entends… cette musique ?... Je vais dormir… un peu et me laisser… bercer, je rêverai… peut être… sans les… cauchem… ».
« Il y en a deux là, l’un sur l’autre… Te presse pas, ils sont morts, celui-là a laissé ses jambes… ».