Montmartre (Pascal)
Quand j’étais tout gamin, à la sortie de la douche, une grande serviette à la main, m’man m’attrapait et me posait debout sur la table de la cuisine, en disant : « Hop là !... Monte là-dessus, et tu verras Montmartre !... ». Souvent, elle continuait sa chanson, sans doute pour se donner de l’élan à mon ouvrage…
Moi ?... Je ne comprenais rien aux paroles ! Pendant qu’elle me frictionnait, tel un petit poisson frétillant, par-dessus son épaule, je cherchais ce Montmartre qu’elle répétait dans ses couplets. Elle disait que je pourrais voir jusqu’à Chartres !... Alors, pour me grandir, je me mettais sur la pointe des pieds pour tenter d’apercevoir ce Chartres si vanté !... « Monte là-dessus, monte là-dessus !... ». Elle connaissait des couplets parallèles à la chanson, avec quelques mots osés, et quand je ne devais pas comprendre, elle fredonnait à la place des paroles ; ça la faisait sourire, m’man, et j’étais content quand elle souriait. Je voulais lui faire plaisir, lui dire que je voyais ce Montmartre pour la satisfaire encore plus !... « Regarde bien !... », me disait-elle, « Tu verras des peintres, des clowns, des poètes, des musiciens !... ».
Je mis du temps avant de comprendre et de traduire Montmartre, dans l’environnement comme m’man le voyait, quand elle chantait ses refrains. Elle était pure parisienne, fille légitime de la Tour Eiffel et du Trocadéro. Cette chanson enthousiaste, dans notre petite ville de province, cela devait lui apporter un grand courant d’air de sa capitale.
Elle avait le mal de chez elle, m’man ; il lui manquait La Seine et le Pont Mirabeau, Notre-Dame de Paris et les Misérables, le Sacré-Cœur et les poulbots. M’man, quand elle regardait par la petite porte de notre cuisine, même masqué par le rideau chasse-mouche à bandes multicolores, elle devait le voir, son Montmartre…
Il y a des années, à l’heure du goûter, je sortis ma fille de la pataugeoire de la piscine ; voyant une chaise à ma portée, je lui dis de grimper dessus et de ne pas faire le guignol pour éviter de tomber ; ce serait plus facile pour l’essuyer. À mon « Hop là !... », je ne pus m’empêcher de rajouter « Monte là-dessus, tu verras Montmartre !... ». Amusé, je me suis retourné pour être sûr que ce n’était pas ma mère, du haut de son bout de paradis, qui m’avait soufflé ces quelques mots de jadis, à l’oreille.
Je n’en connaissais pas beaucoup plus en paroles et l’air m’avait échappé depuis longtemps. Cela me fit drôle de prononcer ce bout de refrain, comme si le temps et l’espace s’étaient tout à coup rapetissés d’une distance proche des souvenirs émus.
Bien entendu, ma pitchounette, en se tortillant dans la grande serviette, cherchait ce Montmartre !... « Il paraît qu’en regardant bien, on peut même voir Chartres… », rajoutai-je, le plus sérieusement du monde. En équilibre, les mains posées sur mes épaules, de son point de vue panoramique, elle scrutait les environs comme une vigie qui cherche à faire plaisir à son capitaine de papa !...
Je sais, depuis, que « Monte là-dessus, tu verras Montmartre… », c’est un peu comme « Compte là-dessus et bois de l’eau fraîche… », c’est une épigramme, une sentence pour exprimer un refus. Du plus haut qu’on se trouve, on ne peut jamais voir Montmartre. Mais pour moi, c’était comme un refrain familial, un écho naturel du passé envoyé dans le présent…
À Vitrolles, il y a quelque temps, alors que je leur rendais visite, ma fille, en sortant mon petit-fils de la baignoire, dit tout à fait négligemment : « Hop là !… Monte là-dessus et tu verras Montmartre !... », en le posant sur un meuble bas, de la salle de bain.
Quelle ne fut pas ma stupéfaction ! Par je ne sais quel mimétisme de souvenance des mots, peut-être, de la façon dont ils avaient été prononcés et dans leur contexte, le message se transmettait de génération en génération !...
Mamy devait frotter le dos de son arrière-petit-fils à cette heure de commémoration ! Sur la pointe des pieds, il regardait par la lucarne de la petite pièce, comme si Chartres et sa banlieue était dans les environs ! Le temps se raccourcissait encore en entrouvrant les portes d’un passé enchanteur ! D’un clin d’œil de connivence de l’au-delà, ma mère avait passé son message de vraie parisienne à sa descendance…
Un jour, j’irai à Paris ; du côté de la Butte, je monterai sur une chaise de saltimbanque de rue et « Hop là !... ». Enfin, quand je serai là-dessus, je verrai Montmartre ; je verrai des peintres, des clowns, des musiciens, des poètes et, sur la pointe des pieds, peut-être même... Chartres…