Réveillon (Pascal)
Pour célébrer le réveillon, le bistrot s’était mis sur son trente et un. En ville, les matafs habitués, pour des raisons d’éloignement ou de service, ou simplement parce qu’ils n’avaient pas de famille, chercheraient bien, ici, sinon la chaleur, les lumières de cette fête.
C’était ce que se disait le patron quand il avait remonté de la cave un sapin de Noël en vraie ferraille, enrobé de simili-plastique, d’un autre siècle ; les pointes étaient écimées, les branches étaient tordues, le tronc était refendu.
Cet arbre centenaire, décoré de poussière et de toiles d’araignées grégaires, sans nulle verdure, il aurait plus facilement tenu dans une benne à ordures que trônant sur une des tables du bar.
Emblème suprême de Noël, dans le contexte de la fête, embarrassé de guirlandes et croulant sous les boules et les petits objets de couleur, on n’y verrait que du feu…
Dans l’après-midi, d’une tout aussi antique boîte de chaussures, l’une des serveuses avait sorti la panoplie du sapin et elle l’avait habillé avec ses atours, comme le roi de la forêt. Ne voulant pas être en reste, les autres filles avaient apporté leur pierre à la décoration. Qui pour l’une, c’était des petits sucres d’orge, des bougies aux futures étincelles éblouissantes, des petites boules en argent ! Qui pour l’autre, c’était des papillotes accrochées aux branches, des figurines souriantes, une véritable guirlande électrique clignotante ! Qui pour l’autre encore, des paillettes multicolores aux effets de flocons de neige posés ici et là !... Pas folle la guêpe, la patronne avait rajouté des bouteilles de champagne dans son frigo puisque, ce soir, ce serait la roteuse, la reine de la fête…
C’est vrai qu’il en jetait, ce sapin. Dans la pénombre, il ressemblait à un grand amiral d’escadre avec toutes ses décorations en or et toutes ses médailles brinquebalant sur son uniforme de gala. Quand la guirlande clignotante s’allumait, ses petites lumières s’en allaient éclairer le bar jusque dans les recoins les plus ombreux. Il était rutilant ; il était une soucoupe volante posée dans ce monde de la basse ville où, ici plus qu’ailleurs, on ne croit plus depuis longtemps au père Noël…
Avec les lueurs blafardes de la rue, les illuminations de l’arbre juraient derrière la vitrine du bar. À la fois phare, attraction, curiosité, naturellement, il devint le point de ralliement de tous les désœuvrés, de tous les extraterrestres errant dans les parages.
Comme des papillons de nuit attirés par la lumière, il est entré des tafs esseulés, des prostituées frigorifiées, une petite vieille qui, soi-disant, cherchait son chat, un clochard un peu paumé qui restait caché derrière la porte comme s’il avait peur d’être refoulé dehors.
Moi qui étais seul, j’étais content d’être là ; je n’avais pas besoin de parler, je n’avais pas besoin d’assumer, pas besoin de tricher ; ici, je n’existais pas, je vivais. Je me réchauffais l’âme à la chaleur humaine universelle ; celle qui fait bronzer le cœur, celle qui fait courir les frissons les plus véritables, celle qui fait pleurer les yeux dans une réjouissance intérieure débordante…
Nous nous sommes dit « bonsoir », comme des gens qui rentrent chez eux après une rude journée de labeur. On masquait nos cicatrices, on cachait nos mains tremblantes, on tirait sur nos vêtements pour leur donner l’illusion d’un repassage récent.
Cessez-le-feu général, armistice, les castes se mélangeaient lentement, les conditions s’arasaient en douceur ; il y avait de la paix entre nous ; on parlait à voix basse comme si on veillait quelqu’un.
Le fleuve de la rue, ses méandres dangereux, ses abysses profonds, ses rochers découpeurs, pour un moment d’éclipse merveilleux, c’était derrière, c’était oublié ; il serait bien temps d’y replonger… …
À minuit, confectionnée sommairement avec le papier d’alu d’une plaque de chocolat, quelqu’un, je ne sais pas qui, posa l’étoile d’argent à la cime de l’arbre. Ainsi coiffé, de magnifique, il devint fantastique. Les cadeaux sous le sapin ? Chacun de nous avait apporté le meilleur de ce qu’il était ; aux échanges, aux sourires, aux mots gentils, aux caresses des yeux, nous étions tous comblés.
On a allumé les bougies étincelantes, ces petits bâtons de dynamite qui n’explosent jamais ! On était tous des gamins devant l’arbre ! Éblouis, quand on le regardait, on oubliait nos emmerdes ! On avait tous ses clignotements divins dans les yeux comme des balises de grand bonheur d’enfance ! On s’embrassait sans arrière-pensée ! On riait, on applaudissait, on chantait Noël ! À la musique du juke-box, j’ai dansé avec la petite vieille ! Dans l’intimité de la crèche du bar, on a même esquissé une ronde autour du sapin !...
Et puis, je ne sais pas ce qui s’est passé ; souffle divin d’Amour ou élan d’humanité, ou même les deux ensemble, débordée de belle générosité festive, la patronne a offert le champagne !... « Non !... Pas dans des gobelets, mais dans de véritables coupes !... », cria t-elle. « Les filles ?!... Pressez-vous !... Ne faisons pas attendre nos invités !... Sortez les plus beaux verres !... ».
On avait faim ! Le clochard avait deux boîtes de pâté dans sa musette ! Il restait du pain du midi, dans la huche ! Enfin utile, avec un couteau de cantine, s’empressant, la petite vieille étalait la terrine sur les fines tranches et elle nous les faisait passer par ordre de sourire !...
On s’est échangé des recettes de cuisine, de ces plats qu’on ne mange jamais mais qui nous font tant saliver. On a dévoré les papillotes ! On a sucé les sucres d’orge comme si c’était des récompenses d’instituteur ! On allait les cueillir sur l’arbre comme des fruits autorisés par la fête !...
Au milieu de la bonhomie générale, il aurait pu entrer le père Noël, personne ne s’en serait étonné ! Mais avait-il besoin de venir, tant la Charité régnait dans ce bistrot. Nous étions une famille hétéroclite mais tellement soudée ; je me souviens : qu’elles fussent de rire ou de bonheur, de remerciement ou seulement de bulles de champagne, il y avait des larmes dans tous les yeux. Dehors, en misère et en tracas, en ennui et en solitude, le fleuve de la rue, avec ses eaux tumultueuses, pouvait bien attendre ses désespérés…
Oui, pour célébrer le Réveillon, le bistrot s’était mis sur son trente et un…