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Le défi du samedi
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30 novembre 2019

Sang (Pascal)


Chaque matin, avec mon frère et mes sœurs, c’était toujours un peu la cohue dans la maison. Après un rapide coup de gant de toilette sur le nez, un bol de café au lait, un autre coup de peigne, c’était parti pour la journée, et l’école. Au joyeux brouhaha de la jeunesse insouciante, dans le hall, on ajustait les capuches, les bonnets et les moufles en laine. Ma mère s’activait en serrant le cache-nez de l’un, en fermant les boutons du manteau de l’autre, jusqu’en haut…

Ce jour-là, bizarrement, la porte de la salle à manger était au trois quarts fermée. Malgré mon empressement, toujours aussi curieux, il fallait que je passe mon museau pour savoir ce qu’il se tramait derrière cette porte. En général, quand mon père changeait de pantalon, il poussait la porte, et on savait qu’on ne devait pas rentrer ; cela durait quelques instants et tout retrouvait la normale…
M’man faisait des allers-retours entre nous, la cuisine et la salle à manger, en prenant soin de bien repousser la porte. Sur son visage fatigué, elle avait l’air soucieuse, plus que d’habitude. Moi, qui l’observais tout le temps, je savais tout de son humeur ; quand elle souriait, il faisait beau, quand elle chantait, c’était une fée dansant sur la marelle de sa cuisine ; quand elle pleurait, je le voyais, même si elle se cachait, et j’étais triste de ne pas pouvoir la consoler avec mon réconfort, et le temps était à la pluie… M’man, c’était le baromètre de mon entrain…

Et puis, à cette heure, normalement, mon père était déjà au boulot ; pourtant, il y avait encore sa voiture au garage, sa mobylette aussi !... Je ne comprenais rien à tous ces mystères !... J’étais comme un chaton coincé devant une porte fermée ; pourtant, elles devaient être toutes ouvertes pour satisfaire mon imagination d’insatiable aventurier !
En respirant la maison, je tenais son pouls, je connaissais ses craquements de plancher, le bruit intime des interrupteurs de chaque pièce, l’odeur du feu dans la cuisinière qui montait jusqu’aux chambres, les pas des uns et des autres sur les planchers ; à leur démarche, je savais qui et qui escaladait ou dégringolait les escaliers ! Je connaissais mon nid et ses occupants par cœur !...
Les autres, ils étaient partis à l’école en laissant derrière eux tout ce qu’ils n’avaient pas cherché à comprendre. Il était hors de question que je m’en aille sans savoir ; le terrible point d’interrogation que j’aurais traîné toute la matinée aurait ralenti mon instruction tant il m’aurait occupé l’esprit…

La maison était redevenue silencieuse ; j’entendais le tic-tac de l’horloge de la cuisine comme le métronome d’un temps de maison où je n’aurais jamais dû me trouver. Tout à coup, j’entendis éructer puissamment mon père ! C’était bruyant, inattendu, surprenant ! J’ai sursauté !... Mais que se passait-il derrière cette porte ?... J’ai reconnu le pas empressé de ma mère !... Elle allait ressortir de la pièce !... Vite, je me planquai dans la montée des escaliers en me couvrant le visage des plis d’un long manteau pendu à une patère…  

M’man est passée avec un linge rouge de sang dans les mains !... Mais que se passait-il ?... Mon père était-il blessé ?... S’était-il coupé la gorge en se rasant ?... Notre chien de chasse l’avait-il mordu ?... Était-il tombé sur du verre ?... Je n’avais jamais vu autant de sang !... Ce que j’en connaissais, c’était les écorchures aux genoux, aux coudes, juste de quoi teinter un coton !... La télé ?... Depuis notre petite télé noir et blanc, ça ne risquait pas qu’on s’éclabousse l’esprit avec de l’hémoglobine cathodique !...
Avec tout ce qu’il y avait sur le linge, il ne pouvait plus être vivant, mon papa !... Je tremblais sur mes gambettes !... Tout à coup, j’eus l’impression sidérale de l’effroi majuscule, du désert aride et des profondeurs insondables !...
J’avais la tête qui tournait !...Un linceul de plomb m’enveloppa !... Glacé d’effroi, je ne pouvais plus respirer comme si j’étais pris dans le carcan d’un étau assassin !... Même mes pires cauchemars ne m’avaient jamais rapporté pareille frayeur !... J’ai pris conscience de la fin de monde, et je me suis senti encore plus petit, si péniblement accroupi, sur ma marche d’escalier. Je n’arrivais plus à réfléchir comme si un avenir brouillon, irrémédiablement tâché de sang, se mêlait intensément à mes fabulations, en rougissant toutes mes pensées les plus secrètes…

M’man est repassée avec une grande serviette propre. Pensant être seule, elle ne prit pas la peine de refermer complètement la porte ; alors, j’approchai. J’étais pantelant, un peu comme un zombi à qui on a pris tout le sang, mais je voulais savoir ; j’avais des larmes plein la figure mais je n’arrivais pas à pleurer avec des sanglots. Je passai la tête à travers l’ouverture…

Mon père, assis sur une chaise, la tête en arrière, tentait de juguler un important saignement de nez. Avec une main, il appuyait la serviette sur son visage ; je sentais toute son impuissance à endiguer cette terrible hémorragie. Il se raclait la gorge et il crachait encore, et cela faisait un bruit infernal entre mes oreilles. Je savais que toutes ces terribles émotions s’inscrivaient à jamais dans les petites cases toutes neuves de ma mémoire.
Ma mère aperçut le bout de mon nez qui dépassait de la porte ; elle voulut me chasser, m’envoyer à l’école, mais mon père m’appela sur son genou. Si près, avec toutes mes prières, et en le serrant fort dans mes bras, il allait guérir. Il me dit qu’il s’était mouché trop fort puis il me pressa d’aller à l’école. À midi, quand je suis rentré, j’ai foncé jusqu’à la salle à manger ; il n’était plus là, c’était la preuve qu’il était sauvé…  

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Commentaires
B
une histoire émouvante et prenante <br /> <br /> Bravo cher Pascal
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T
emotions quand tu me tiens merci pascal pour ces vibrations
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L
Comme tu analyses bien toutes ces émotions, toutes ces peurs. Tu sais vraiment mettre exactement les mots qu'il faut dessus.
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M
Une escalade d'émotions...dans le texte, mais pas que..C'est ça le talent :) !
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J
Excellent, Pascal, comme d'habitude. Je voudrais que tout auteur qui se vendait aujourd'hui ait ton talent pour créer une scène et raconter son histoire. Wow ! Et Papa, il n'avait pas une vraie maladie sérieuse, j'espère !
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W
Voilà ce qui vous pend au nez quand on est trop curieux ! ;-)
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V
Pour le coup, c'est toi qui m'a mouché ! Bravo Pascal
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P
Les émotions face aux découvertes, parfois terrifiantes, de la vie, et largement nourries de l'imaginaire des enfants, sont très bien racontées. Je dis aussi "belle nouvelle";
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Y
Ouh, j'ai eu peur ! Ah, l'imagination féconde des enfants que le moindre chamboulement dans l'ordre des choses trouble. <br /> <br /> Une belle nouvelle Pascal. Avec une vraie chute. Bravo !
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K
Terrible la vie vue par les yeux des enfants sensibles, trop sensibles...
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