Alfa Bravo (Pascal)
En fouillant dans mon coffre de Marine, je viens de retrouver mon petit vade-mecum, mon pense-bête, le précieux guide que tout bon navigateur devrait connaître sur le bout de sa mâture. J’en ai fait une photocopie que vous trouverez au bas de cette aventure. Ces quelques fanions en couleur me rappellent l’histoire d’Alphonse ; je vous la conte, ici, entre souvenirs et pavillons…
Par un inextricable cheminement d’incorporation, d’école, d’examen, d’engagement, de remplacement, d’affectation, digne d’aventures rocambolesques, Alphonse Rubicon s’était retrouvé timonier sur mon rafiot.
Rustique et râblé, dur au mal, pendant son quart à la passerelle, il ne baissait jamais la tête quand une vague venait percuter le brise-lame ! Lui, les embruns glacés, les pétillements incessants, les nuages vaporeux et les sirènes liquides, c’était un peu comme le feu d’artifice de l’océan qu’il admirait sans répit.
Les mains dans les poches, la clope mouillée au bec, cela lui plaisait de braver la tempête en la toisant du haut de ses vingt ans. Le mal de mer ?... Que nenni ! D’un pied sur l’autre, il dansait sur les roulis !... Le tangage ?... Il s’en amusait comme un gamin sur un manège en plein brassage !...
D’où était-il, au fait ?... Il venait d’un coin si paumé de France qu’il devait, pour situer son bled, nommer le chef-lieu de son département, et encore ! Même le susdit chef-lieu, on avait du mal à le localiser sur une carte ! Aussi, dans le poste, pour ne pas le décevoir, on hochait la tête comme si on connaissait l’endroit mais on n’en avait aucune idée !
Comme il en parlait, parfois, c’était le genre de patelin bien reculé, bien bouseux, bien perdu, où l’on comptait au kilomètre-carré plus d’animaux que d’humains ; un de ces endroits isolés où l’hiver dure six mois et où l’été met six mois à s’en remettre !
C’était un climat pour bottes, parapluie et dépression ! Un climat où l’on compte les jours de soleil, dans l’année, sur les doigts d’une main ! Naturellement, quand il se taisait, on entendait tomber la pluie sur le triste paysage qu’il nous avait brossé…
Entre nous, quitter son bled pourri pour se retrouver dans les tempêtes de l’Atlantique, il n’avait pas beaucoup gagné au change, l’ami Alphonse. Comme tous les gens de la terre, il n’était pas tellement bavard ; sa salive devait avoir un coût ; ses mots étaient utiles et il ne les répétait pas. Avec son accent de terroir, on avait du mal à le comprendre ; aussi, de tous les langages, il préférait celui de ses pavillons…
Les filles dénudées, l’alcool coulant à flot, la dépravation à chaque réverbère, la première fois qu’il s’est baladé dans la rue de Siam, (Brest) il avait les yeux ronds comme des soucoupes, tant il découvrait ce que son imagination la plus débridée n’avait même pas approché !... La deuxième fois, il avait dégoté sa greluche, cet imbécile !...
On ne le reconnaissait plus, notre Alfa Bravo !... Il s’était amouraché de cette fille, cette Sonia, au point qu’il s’était mis dans la tête de la présenter à sa famille !...
« Alphonse, les fleurs de la nuit, ça ne supporte pas la lumière !... », « Entre rumeurs salaces et courants d’air froids, elles ne poussent qu’au coin des réverbères !... », « Celle-là, comme les autres, pendant que tu joues son garde du corps, elle te pique ton fric, elle t’essore !... », « Parce qu’une fois, elle t’a amené dans sa piaule, ça y est, tu crois que tu as décroché la timbale !... », « Tu n’es pas de taille !... Avec ses larmes de crocodile et son rimmel de Prisunic, elle va te foutre sur la paille !... », « Ta Sonia de bazar, ce n’est pas son vrai prénom !... ».
Notre Tango Charly, on pouvait bien tout tenter pour le dissuader de cette bêtise monumentale, il ne voulait rien savoir. En souriant niaisement, il balayait toutes nos semonces comme si elles ne pouvaient pas l’atteindre ; en échange, il parlait fiançailles, épousailles…
Est-ce qu’au moins, il lui avait expliqué sa cambrousse, la pluie traversière, les chemins de boue et les paysages sans lumière ?... Et puis, c’était autre chose qu’une tempête océane, qu’il allait affronter sur le pas de la porte de la maison familiale !...
Ses parents, debout dans la salle de séjour, quand ils allaient découvrir cette pétasse à la poitrine débordante, aux bas résilles et aux talons pointus, aiguisés comme des rapières, comment prendraient-ils la chose ?... Au plus vite, ils enverraient les plus petits dans la ferme d’à côté !... Tout affolée, avant de mourir de chagrin, sa pauvre mère irait retourner tous les crucifix de la maison pour que son Jésus ne voie pas cette ignominie !... Mais le lait de toutes les vaches allait tourner !... Il y serait question de roulure, de traînée, de pute et de salope !... Son père choperait une apoplexie telle, qu’il ne s’en remettrait pas !...
« Quoi ?... Comment ?... Tu l’as mise enceinte ?... », « T’es sûr qu’il est de toi ?... », « Ben, mon colon, t’es pas dans la merde !... ». « Et tu vas l’appeler comment, Papa, Roméo ?... ».
Un soir de sortie, avec Alphonse le timonier, le futur père de famille, j’eus l’occasion de l’approcher et de me faire ma petite idée. Il était tellement fier de me la présenter ; j’étais, comment dire, comme la répétition de ce qui se passerait chez lui…
Elle savait y faire, la Juliet, pour le rouler dans la farine, notre Echo Foxtrot ! Elle avait même pris son accent de paysan de la France profonde ! Pourtant, ces deux-là, on aurait dit qu’ils se connaissaient depuis toujours !... Parfois, ils se parlaient en patois de pluie et je ne comprenais rien à tout leur charabia !... Sonia, c’était son nom de bataille, celui de la ville et de ses excès ; Léontine, c’est son prénom de l’église et du baptême. Échouée à Brest, entre malfaisants et barbeaux de ruelles, elle pointait au plus vieux métier du monde. Comment allaient-ils appeler leur futur petit Zulu ?... Mike ou Oscar, à coup sûr…
D’où venait-elle ?... Certainement du fin fond de la France, d’un département perdu que même en citant sa plus grande ville, on ne se sent pas plus éclairé, d’un endroit tel qu’on a envie de se pendre, à vingt ans, pour ne pas mourir dans la désolation de ce trou du cul du monde... Et ces deux êtres perdus, s’ils étaient du même bled, de la même école, de la même flaque d’eau, celle qui fait des éclaboussures de rires qui résonnent toute une vie…
C’était la fin de l’après-midi ; après les douze heures de train, les deux heures de bus, la demi-heure de marche, Alphonse, dans sa belle tenue de mataf et Léontine, sans fard, sans chichi et sans tralala, cachée sous un imperméable couleur champêtre, prirent le chemin qui mène à la ferme familiale ; on entendait meugler les vaches à l’étable, une petite fumée s’échappait de la cheminée. Là-bas, inquiets et droits dans leurs habits du dimanche, ses vieux parents attendaient sur le pas de la porte…