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Le défi du samedi
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26 octobre 2019

Utopie (Pascal)


Elle n’était pas là ; elle a changé de Service, il y a quelques mois.

Je m’en doutais ; quand je suis rentré dans le bâtiment, animal aux abois, les sens aux aguets, je n’ai pas flairé son odeur, ni aperçu son aura tremblante promenant dans les couloirs. À la place, il y avait une espèce de vide, un vide incommensurable plus profond que les abysses les plus insondables ; le soleil était sans chaleur, les ombres étaient maussades, l’air était vicié et rempli d’effluves que je ne cherchais pas à traduire. C’était l’uniformité pesante d’un bête bâtiment, des fenêtres aux ternes éblouissements, des étages et des escaliers gravis à l’allant désabusé, une ruche ouvrière sans le miel de mon abeille… adorée…

Vouloir me faire aimer par qui ne m’aimera jamais, quelle gageure ; c’était une utopie, un rêve de jouvenceau, une fantasmagorie d’imbécile, une inconscience de jobastre, oui !... J’ai laissé plus de dix ans de ma vie se heurter contre le rocher de son indifférence, et je ne m’en veux même pas d’en souffrir encore les éclaboussures brûlantes. C’était plus de dix ans d’espérance à voyager en solitaire, à grimper sur les étoiles filantes, à ruminer des incantations, à inventer des prières, à soudoyer mes indics, à mentir à mes amis…

En retard d’une bataille, tel le commun des mortels, je n’ai pas su allumer en elle une étincelle de curiosité ; je n’ai pas su saisir son mouchoir, je ne serai jamais son héros ; je souffre au quotidien de n’avoir pas trouvé la clé de son cœur. Elle est le plus cuisant échec de ma vie, et elle m’a tordu le cœur pour qu’il ne serve plus jamais à personne.
Quand je la pense, je visite mes souvenirs les plus entreprenants, les plus pathétiques ; si elle tournait la tête, c’était par sympathie ; si ses bises du matin touchaient le coin de mes lèvres, c’était pour s’amuser ; si elle me regardait à la dérobée, c’était pour mettre du bleu infini à chacun de mes gestes. D’un élan de chevelure trop blonde, elle effaçait toutes mes illusions au tableau de sa fausse ingénuité ; d’un sourire sans traduction, elle me punissait du mal qui me hantait ; d’un autre de ses rires moqueurs, j’admettais toute sa cruauté.
Quand elle me soufflait sa fumée dans la figure, j’entrais dans les nimbes de ses soupirs et, innocent escaladeur, je voulais remonter jusqu’à sa bouche. Quand, d’un revers de lassitude, elle retournait dans son bureau, le monde s’écroulait autour de moi comme si plus rien n’existait, comme si plus rien n’avait de valeur…

On me disait, on me criait, on me sermonnait : « Elle n’est pas pour toi !... », « Elle est ton démon de la cinquantaine !... », « Oublie-la, elle ne te veut que du mal !... », « C’est une chimère !... Un cauchemar !... Une calamité trop moderne pour ton cœur de dentelle !... ».

Je m’en foutais ; en courant, j’allais brûler mes ailes contre tous ses pièges. Impératrice de mes sens, meneuse de mon esprit, bourreau de mon cœur, détentrice de mon âme, au pilori de ses fantaisies de jouvencelle, combien de fois m’a-t-elle occis ?... Combien de fois m’a-t-elle carbonisé, coupé la tête, démembré, fusillé, réduit en miettes ?... Encore aujourd’hui, Princesse vaudou, quand elle s’ennuie, quand elle s’invite dans mes rêves, barbare et glaciale, elle me pique avec ses aiguilles les plus pointues ; à son gré, elle me noie, m’électrocute, m’enlise, m’inocule ses infections les plus insupportables. Maladie venimeuse, son désintérêt a lentement empoisonné ma fougue, refroidi ma fièvre, éteint mon imagination de pauvre Montaigu ; dans le vide, combien de fois ai-je basculé de son balcon…

Je l’aimais, ici-bas, Dieu m’en est témoin, comme je l’aimais ; j’étais plus fort que les autres ; j’étais capable de renverser les montagnes, d’ouvrir les mers, de décrocher la lune. Hélas, toutes mes prétentions n’ont pas impressionné ma dame de cœur.
Je suis condamné à la temporalité assassine et lancinante, celle de compter les heures, les jours, les mois, les années sans plus jamais l’approcher. La barre était trop haute ; qui étais-je pour espérer ce qui ne sera jamais ?... Pour elle, j’étais l’incongru, le manant, le fou qu’elle toisait en mesurant l’inimportance !
Pourtant, j’avais tant à lui proposer, tant à lui donner ; main dans la main, on aurait dansé sur l’arc-en-ciel, sur Pégase, on aurait visité l’univers ; parce qu’elle aime la brillance, j’aurais mis à ses pieds tout l’or des mines du roi Salomon. Parfois, dans un regain de fierté, j’aimerais n’avoir jamais existé pour n’avoir pas campé à ses pieds. Parfois, je voudrais tout recommencer pareil, jusqu’à la dernière virgule, jusqu’au dernier soupir, jusqu’à la déconvenue sidérale. Je veux le croire ; vaille que vaille, envers et contre tout, je dois le croire : mon cœur s’est enfin désamorcé du sang qui bouillait pour elle.

Ses prises de responsabilité au sein de la Grande Entreprise l’ont poussée à se désactiver des réseaux sociaux. De fait, je ne sais plus rien d’elle ; était-elle seulement réelle ou bien n’était-elle que le prolongement de mes dérives d’argonaute, celui prenant ses désirs pour des réalités ? N’était-elle qu’un caprice que j’avais élevé au rang de muse ? Mes questionnements sont flous et aucune de mes réponses ne m’arrange. .

À l’automne de ma vie, c’est ma seule conclusion : le plus bel Amour, le véritable, je ne parle pas de celui qui fait des gosses, des crédits, et qui attend les dernières maladies, c’est celui qui n’aboutit jamais ; c’est celui qu’on décore avec ses illusions les plus merveilleuses ; mieux : à force de l’user, il faut fuir ce bonheur de peur qu’il ne se sauve, qu’il vous crache un jour tout son mépris à la figure. L’Amour, comme la petite souris, les lutins, le petit Jésus sur sa croix, le père Noël, la loterie, c’est du vent, de la poudre aux yeux, de la prestidigitation de pauvre humain pendant l’éternuement de sa vie.

Elle n’était pas là ; elle a changé de Service, il y a quelques mois…

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Commentaires
B
Quel beau texte j'adore comme toujours Bravo et Merci Pascal
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T
je t'invite à recommencer ce feu sacré
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P
"Il n'y a pas d'amour heureux" écrivait Aragon, tu en donnes une illustration avec une belle plume "efficace", comme toujours.,
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L
Fuir le bonheur de peur qu'il ne se sauve<br /> <br /> Que le ciel azuré ne vire au mauve<br /> <br /> Penser ou passer à autre chose<br /> <br /> <br /> <br /> Il y en a qui osent l'affronter ! Mais sont-ils nombreux ???
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W
Oui, le véritable amour, c'est l'impossible...
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K
Magnifiquement écrit Pascal ! Ce que tu décris est plus fréquent qu'on pense et on peut en avoir frôlé la limite...
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A
tiens, je pense comme Joye, c'est étonnant ;-)
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M
Les utopies ne sont-elles pas faites que de vide et ne naissent-elles pas justement du vide, ( du manque), qui stagne dans nos existences ?<br /> <br /> Elles s'évanouissent tel un feu d'artifice, dans la nuit noire d'un drôle de 14 juillet, les étoiles au sol, indifférentes, nous laissent alors errer,, perdu(e)s ...à ne plus savoir si l'on était éveillé(e) ou endormi(e).
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J
Il faut danser avec celui (ou, dans ton cas, celle) qui t'a amené. "Dance with the one whut brung ya" comme disent les pequenauds. Par ailleurs, ne pas penser qu'on a actuellement le plus bel amour est une bonne méthode pour f*utre le feu à l'utopie, me semble-t-il. ;-)<br /> <br /> <br /> <br /> Mais même si je ne suis pas tout à fait d'accord avec le fond, j'adore la forme et ton habilité à faire danser les mots.
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