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Le défi du samedi
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25 mai 2019

Repassage (Pascal)


L’inspection du capitaine de Compagnie, c’était pour demain ; sur la grande table, à l’entrée de l’immense dortoir, chacun à notre tour, nous allions passer le fer à repasser sur nos effets. La semelle au plus près de la joue, la pattemouille humidifiée, le thermostat réglé au bon chiffre, les longs passages en douceur, les coups brefs dans les coins, le remontage régulier le long des coutures sans trop appuyer sur le fer, chacun avait sa technique.
La vareuse, la chemisette, le pantalon blanc, le col bleu, c’était notre panoplie de sortie ; les précautionneux pinaillaient, les inquiets finassaient, les autres se contentaient de laisser courir le fer, sur le tissu en prenant garde de ne jamais s’arrêter trop longtemps au même endroit, même sur les plis récalcitrants. Nos blancs, c’était une surface immaculée, et le fer tournant et retournant en circonvolutions incessantes, c’était un concours de patinage artistique…

Il en avait vu, cet outil de repassage ; depuis toutes ses années d’utilisation, combien de fois était-il tombé à terre ? La gaine en tissu des fils électriques partait en charpie, il manquait la moitié de la poignée, et l’ampoule qui disait que la température était atteinte ne fonctionnait plus depuis longtemps. On entendait seulement le cliquetis du thermostat qui arrêtait ou redémarrait le fer. On aurait dit que la semelle avait été recuite, tant s’étaient succédés des fonctionnements forcenés ; elle avait des marques, aussi, des marques de tissu fondu qui n’avait pas supporté la température d’une chaleur réclamée ou un oubli…  

La plupart d’entre nous n’avaient que des modestes rudiments de pratique, en matière de fer à repasser. Dans la main de certains, c’était même une véritable première. Ne sachant pas s’en servir, ils regardaient comment les autres procédaient et, avec plus ou moins de réussite, ils tentaient de reproduire les mêmes gestes sur leurs tenues. On passe le fer  avec les fringues à l’endroit ou à l’envers ? On fait un pli devant le genou ? Comment on repasse la vareuse ? Et le col ?... Parfois, le tissu de nos blancs était bouillant ; parfois, il jaunissait irrémédiablement ; parfois, il était tellement sec et amidonné qu’on se disait qu’on n’arriverait plus jamais à rentrer dedans…  
J’avais déjà vu ma mère au dur labeur du repassage et de ses fers qu’elle allait poser, tour à tour, sur le coin de la cuisinière à charbon, jusqu’à ce qu’ils atteignent la température voulue. Ce n’était pas une sinécure ; c’était plutôt un travail de forçat où elle n’avait pas le temps de se consacrer à autre chose qu’à son repassage ; aussi, je ne traînais pas dans son tablier avec tous ses allers et retours entre la table et le fourneau, et vice-versa…  

Collé à nos basques, le second disait de nous grouiller et cela rajoutait encore un peu plus de fébrilité à notre devoir de repassage. Maxence Éluard avait le sien : son propre fer à repasser, avec deux vitesses, des éclairages pour les coins, un jet de vapeur, un jet d’eau chaude, un jet d’eau froide, une molette de réglage pour coton, laine, synthétique, etc., un fil renforcé et une vraie rallonge facilitant son travail.
Pour être sûr de passer les inspections avec les félicitations des galonnés, il l’avait ramené de chez lui, ce fayot. Ben non, ça ne risquait pas qu’il le prête à l’un d’entre nous ; c’était sa botte secrète, sa valeur sûre, son magnificat devant toutes les auréoles de l’École.
Quand il arrivait, tout fier, à la table, avec sa belle gueule de premier de la classe, ses blancs sous le bras et le fer de compétition à la main, c’était du « Poussez-vous que je m’installe, laissez œuvrer le pro… ».
Comme pour finir en beauté, c’est toujours lui qui occupait la table, le dernier ; le second de la compagnie, qui en avait vu d’autres, le regardait pourtant avec quelques grimaces intéressées.
Forcément, avec pareil matériel, c’était un jeu d’enfant, pour lui, de repasser ses blancs ; Après la coiffe, il s’employait même à aplatir soigneusement la jugulaire de son bâchi. Son œuvre accomplie, quand il retournait vers son placard, tel un étendard de victoire, il nous les exhibait, impeccables, superbement installés sur leurs portemanteaux…

Oui, l’inspection générale, c’était pour demain. Maxence, toujours aussi rempli de suffisance, se rappliqua, grand prince, avec fer et tenue, jusqu’à la table. Nous ignorant tous, sûr de son fait et des prochaines félicitations qu’il allait naturellement engranger, il brancha son fer, attendit qu’il chauffe, vérifia le niveau d’eau dans la cuve, inspecta la propreté irréprochable de la semelle…
Tout à coup, on entendit une petite explosion ! En court-circuit, son fer à repasser venait de rendre l’âme ! Il avait fait sauter les plombs ! La moitié du dortoir se retrouva dans le noir ! Un gradé changea le fusible mais il fut interdit à Maxence de rebrancher son outil ! De toute façon, il avait grillé ! Il puait le plastique brûlé et il était noir, de la semelle à la poignée ! Dans le dortoir, il y eut un murmure général qui disait en substance : « Ha, te voilà bien dans la m…, maintenant !... Et que vas-tu faire ?... Il est revenu à égalité avec nous…

À vingt-deux heures, avec sa goualante habituelle, le second cria : « Extinction des feux !... Extinction des feux !... Tout le monde au lit !... Éluard compris !... ».

Froissés du lavage dans les lavabos, ses blancs n’étaient pas repassés et, demain, à la première heure, il faudrait enfiler les tenues de sortie. Il était bien dans la mouscaille, le Maxence ; dans la Cour d’Honneur, avec sa tenue en torchon, il aurait du mal à expliquer le pourquoi du comment, à son capitaine de compagnie. Celui-là, toujours tiré à quatre épingles, ne supporterait pas qu’on puisse galvauder notre bel uniforme, qui plus est, le jour de son inspection…  

Quand le dortoir fut éteint, quand les discussions à voix basse se tarirent, quand on commença à s’endormir ici et là, il se releva et il partit à l’aventure, avec ses effets sous le bras, jusqu’à la grande table du dortoir. Sous le regard incrédule du factionnaire, à la faible lumière d’un éclairage lointain, il se mit à l’ouvrage et il repassa sa tenue de sortie avec notre vieux fer à repasser. Ha, monsieur ne faisait pas le mariole ! Il ne se moquait plus ! Mais repasser du blanc, dans le noir, avec un antique fer à repasser qu’il ne connaissait pas, cela relevait de l’exploit. Fébrile, il apprenait l’humilité, Maxence ; avec sa pattemouille, il jouait les porteurs d’eau ; aux cliquetis du thermostat, il passait par ici et il repassait par là ; les longs passages en douceur, c’était plutôt de la crispation et de l’inquiétude…  
En catimini du dortoir, il rentra sa tenue dans son placard, puis il se coucha, tard dans la nuit. Il y avait quelques traces jaunâtres sur la vareuse, des plis malheureux sur le pantalon, et la marque de la semelle du fer irrémédiablement imprégnée sur le col ; sans doute l’avait-il laissé trop longtemps pour réduire à plat une froissure tenace. Il n’empêche, le lendemain, il passa l’inspection sans problème parce que, dans l’anonymat de toute la compagnie, il nous ressemblait…

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Commentaires
B
Encore une fois une histoire de marin dont je ne me lasse pas c'est si bien écrit décrit je te dis Bravo et Merci Pascal
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V
balsazien cet épisode!!
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L
Et une vraie recette pour repasser les "blancs" (c'est quoi les blancs ?... d'oeufs ?)
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W
En plus de la goualante du second, on a le chant du thermostat, magnifique !
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J
Excellentissime, Pascal, cette semaine encore, cette petite vignette soigneusement repassée sous nos yeux.
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M
...j'y étais,
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M
C'est comme si j'y était, c'est un plaisir de te lire chaque fois !
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