Le permis de pêche (Pascal)
Les bras en balancier, les doigts joints, la bâche sur le front, la vareuse rentrée dans le pantalon, d’un pas alerte et décidé, je traversais la Cour d’Honneur. Dans cette École, au vu et au su de tous, il n’était jamais bon de traîner seul, au milieu de cette esplanade…
Cet endroit si plat, si rectiligne, si aéré et, paradoxalement, tellement rempli d’embûches, était un pré de joutes occultes. Il s’y lançait des regards noirs, des défis, des « On va se retrouver… ». Approcher trop près un banc d’une région autre que la sienne, c’était signer son arrêt de mort. Les plus anciens cherchaient la castagne, les gradés revêches venaient s’y faire respecter en réclamant des saluts protocolaires ; tels des chefs de meute, les bagarreurs estimaient leurs éventuels adversaires en crachant la salive de leur adrénaline un peu partout…
Un appel ? Une invective ? Une bousculade ? Ne pas se retourner, ne pas répondre et filer au plus vite. Surtout, ne pas sortir la tête des épaules, regarder le sol, marcher vite, comme si on était sûr de là où on allait, c’était le meilleur des laissez-passer…
Même les officiers ne traînaient pas, comme s’ils avaient peur des attroupements des pirates, ici et là ; sur l’étal du rapt, au cours des ficelles en or, ils pesaient le poids de leur rançon… Imaginez six cents révoltés, les plus baraqués en tête, séquestrant le pacha de l’École ! Il faudrait déployer un sacré contingent de saccos aguerris pour les déloger de ce fort brigandage ! Oui, l’air y était franchement malsain ; pour marcher droit, il fallait éviter tous les coups tordus…
J’avais mes lourds brodequins d’atelier aux pieds et, malheureusement, je ne pouvais pas empêcher leur martelage sur le bitume ; cycliques, mes talons tambourinaient l’allée avec des échos de grosse caisse ; ce n’était pas un jour de fanfare, ni un jour de défilé…
Forcément, à mon grand désarroi, j’éveillais l’attention de ceux qui n’attendaient que le petit grain de sable à leur simili-quiétude, pour prouver leur grandissime bêtise…
Gamin, quand j’allais à la pêche, d’étude en curiosité, je m’étais aperçu que nombre de poissons attaquaient le leurre, non pas pour le bouffer, mais seulement à cause du dérangement qu’il occasionnait dans les alentours de leur tanière. Mauvaises vibrations, tranquillité perturbée, gêne rémanente, gueule ouverte, ils sautaient sur l’artifice en le croquant de toute leur mâchoire… Au bruit de mes godasses, ce grand échalas qui arrivait droit sur moi, c’était un brochet dérangé par mon déplacement…
« Hé, toi, là-bas ?!... » Je n’en menais pas large ; je sais des trous de souris dans lesquels je me serais caché en oubliant de respirer ; je sais des nuits où j’aurais pu m’éclipser sans allumer la lumière ; je savais mes castagnettes aussi grosses que deux petites olives, dans un slip bocal beaucoup trop grand…
J’accélérai le pas, il fit de même ; il me rattrapa. « Hé, l’apprenti, je te parle !... » Tel un mur insurmontable, il se planta devant moi ; stoppé net dans mon élan, je devais faire face… « T’es sourd ou quoi ?... » Enfin, je levai les yeux sur lui ; en signe de bienvenue, il me cracha sa fumée dans la figure…
Quand le carnassier était piqué à l’hameçon, le jeu du chat et de la souris s’inversait ; le prédateur devenait le chassé. Entre ses cabrioles et ses départs fulgurants, entre mon matériel et mes aptitudes à la pêche, je bataillais pour garder l’équilibre. Parfois, je parcourais la moitié du tour de l’étang pour ne pas casser ; parfois, je rentrais dans l’eau, jusqu’à la ceinture, pour ne pas le perdre. Je glissais sur la berge, je dérapais sur les cailloux, je m’enfonçais dans la vase.
La lutte était âpre et cruelle, elle était naturellement désespérée, pour lui, et inespérée, pour moi. Plus rien ne comptait que cette capture, le chemin de l’épuisette et le cri de victoire lancé à Dame Nature…
Tout à coup, d’une calotte ajustée, il fit tomber ma bâche ; quand je voulus la ramasser, il donna un coup de pied dedans pour l’éloigner… Ça le fit rigoler ; il regarda son banc pour voir s’il amusait la galerie de ses bleds affalés, dans l’inactivité contemplative…
Mon bâchi, avec le nom de sa légende, traînant à terre, encore bousculé par un autre de ses coups de pied, me blessa comme une entaille profonde plantée dans mon ego.
Comment dire ? J’en ch… tous les jours avec ces pénibles heures d’atelier, cette bouffe approximative, l’éloignement de ma famille et de chez moi ; aussi, cette bâche, c’était ma couronne de roi, celle qui me prouvait que je m’accrochais encore et que je pouvais gagner le pari d’être ici…
Après une lutte homérique, quand le gros poisson était dans la nasse, loin du bord, je le sortais avec précaution, je l’admirais un instant, lui et sa robe d’argent. Comme il ne faut pas faire souffrir les animaux, je le tuais sans façon, avec un grand coup de bâton derrière la tête ; résidus nerveux, le temps de quelques soubresauts, les ouïes ouvertes, il s’immobilisait définitivement dans ma main…
Le mauvais garçon insista avec sa blague de mauvais goût ; il aurait voulu me faire effectuer le tour de la Cour avec ses shoots de footballeur. Il était le brochet jouant avec son pêcheur. Quand il fut à ma portée, et avant qu’il n’esquive le moindre geste, je lui décochai un coup de gourdin… de brodequin, pile dans un tibia ; tenaillé par l’intense douleur, je vis tomber le grand escogriffe, un peu comme un échafaudage qui s’écroule sur lui-même.
Je ramassai ma bâche et je revins vers lui ; recroquevillé sur sa jambe, il avait tellement mal qu’il ne me voyait même pas, dans le faux jour. Il fallait l’achever, ne pas faire souffrir une pauvre bête ; je me plantai devant lui, ne sachant pas comment tuer un con, et puis je me barrai, le laissant à ses souffrances…
La bâche sur la tête, je ne vous raconte pas le plaisir intraduisible que j’avais en plantant mes talons sur le goudron de l’allée principale. L’équipée de son banc ne savait pas trop quoi faire ; il m’avait cherché, il m’avait trouvé, nous étions quittes…
Le petit héros courageux repart vers d’autres aventures et, à l’inverse, le méchant se retrouve puni avec sa guibolle irrémédiablement cassée : ce serait trop bien, si toutes les histoires pouvaient finir comme cela…
Des marches du perron, un gradé avait tout vu ; quand j’ai passé à sa portée, avec l’index recourbé et frétillant, il réclama ma présence devant lui. Ça n’était pas fini, les emmerdes… Hein ?!... Quand je vous disais que, dans cette Cour mal famée, il ne fallait pas y traîner !... Arrivé à six pas, je le saluai comme on salue un amiral ; attendant ses réflexions, je me figeai dans l’attentisme le plus militaire possible…
Un jour, alors que je rangeais un beau brochet dans mon carnier, je vis débouler un garde-pêche, comme un ours à qui on a subtilisé sa proie ; il semblait tombé d’un arbre. Il avait enregistré toute la scène, celle de ce prélèvement dans son étang. Plus zélé qu’un flic au bord de la route du dimanche, il mesura mon poisson, il réclama mon permis de pêche, il fouilla dans ma gibecière, il demanda avec quoi je l’avais pêché ! Pour lui, ce n’était pas normal qu’un gamin comme moi sorte pareil poisson de l’eau ! On aurait dit qu’il était jaloux de ma prise ! En désespoir de cause, j’ai cru qu’il allait vérifier le bon éclairage de mon vélo, si les freins fonctionnaient bien, et si les pneus étaient assez gonflés !... Enfin, n’ayant rien à me reprocher, à regret, il me laissa m’en aller…
J’espérais seulement que ce gradé ne me demanderait pas de lui présenter mon permis de pêche ; je n’en avais pas pour les gros bras qui croisaient… dans la Cour d’Honneur…