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Le défi du samedi
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20 avril 2019

Cendrillon (Pascal)


Après dix-sept heures, quand les bus de l’arsenal nous avaient déposés devant la Porte Principale, on s’essaimait en courant, vers la liberté. En début de mois, quand nos poches avaient les quelques billets de la solde, les bastringues de la basse ville de Toulon, véritables lieux de perdition, étaient naturellement nos quartiers généraux. Le Jean Bart, le Richelieu, le Sous-marin bar, le Savannah, pour ne citer qu’eux, avaient pignon sur rue, dans Chicago, le quartier mal famé de la ville.  
Nous déferlions dans les venelles, nous en devenions l’agitation, nous étions le sang dans les veines de la dépravation érectile ; nous étions la rumeur, les cris, les rires, les chansons à boire ; nous étions les exactions, les bagarres, les punitions, le tintamarre…  

Ces bataclans de troisième zone étaient nos soupapes de sécurité ; nous en avions besoin, après l’enfermement du bord. C’était vital ; plus que tout, dehors, il nous fallait empoigner, harponner, re-sacraliser ce que les règlements nous interdisaient, dedans ; à vingt ans, on dévorait tous les fruits de la jeunesse, avec les pépins et les noyaux, et on ne laissait rien qui puisse se regretter un jour. Là, dans le tumulte ambiant, dans la chaleur moite des confidences braillées, il s’y retrouvait des bordées de marins, des filles à matelots pour les accueillir, et des bières, et des bières, pour rincer tous les gosiers des assoiffés…

On avait nos serveuses préférées, les attitrées, ces belles adulées, qu’on espérait toujours, à un moment ou à un autre, blottir dans le creux de notre épaule ; on ne les voulait plus que pour nous mais elles étaient pour dix, pour cent, pour mille !...  
On les accaparait ! On recommandait sans cesse, dans le bleu de leurs yeux, de quoi leur soupirer ce que leurs sourires indécents nous inspiraient.
Évanescentes sirènes sur la plage de nos délires infinis, pépites scintillantes dans les reflets des bouteilles, mirobolantes ingénues, chimères en chair appétissante, elles remplissaient d’un côté, elles sirotaient, toujours à notre santé, de l’autre…
Entre le mascara débordant, les paillettes clignotantes, les ombres flatteuses, les crissements prometteurs des bas-résilles, pour une œillade, une cigarette partagée, des tabourets contigus, nous étions les chevaliers de leurs mouchoirs presque brodés…  
Et tant pis si Déborah, c’était Lucette, si Sonia, c’était Simone, si Maéva, c’était Raymonde ! Là, dans les vapeurs de l’alcool, la musique tintammaresque, la fumée opaque, la sueur adipeuse, notre imagination d’aventuriers insatiables débordait la réalité…  
Vahinés, elles étaient l’exotisme de nos fantasmes fous ; pétroleuses et naufrageuses, elles nous descendaient en flammes ou bien, elles nous ravivaient avec une seule grimace de briquet ; mystérieuses, fausses pudiques, princesses imprenables, mais vraies joueuses, hydres nuiteuses, impudiques ensorceleuses, elles aiguisaient nos stratagèmes, trémoussaient langoureusement leur corps et nous nous obstinions dans cette chasse au trésor…  

Tout à coup, une nouvelle marée de tournées nous emportait plus loin que tous les posters jaunasses du bastringue ; la mousse aux lèvres et le feu aux tempes, l’alcool aidant, les blondes étaient blondissimes, les belles étaient magnifiques ; puisque tout n’était qu’illusion, ici, elle était palpable ; l’écho des miroirs obliques était notre réalité infernale. Sans vergogne, licencieux, on mesurait la profondeur des décolletés, on matait les cuisses, l’arrondi des hanches, et on surveillait toute cette gestuelle maligne qui fait d’une femme, une fieffée séductrice. On voulait leurs faveurs, la clé de leur piaule, finir la nuit dans leur lit, et même pire ! Nous étions tous fiers et courageux, forts et beaux, ténébreux et comestibles, sous les acclamations tarifées de ces cajoleuses…  

Parfois, on arrivait à guincher avec l’une d’elles, entre les tables de l’estaminet. Sous les regards jaloux, le chahut ambiant, conquête illusoire, d’approche en dérobade, on la prenait dans nos bras, quand la faveur de la musique nous permettait cette estocade.
Enlisés dans le charme de leurs parfums tièdes, hypnotisés par leurs talents de soubrettes, amoureux des apparences, je crois que nous étions heureux au milieu de toutes les bousculades…  
Par cet allant sans condition, on devait prouver à notre jeunesse qu’on était capables de l’assumer. On conjuguait passion avec instinct ; on avait des secrets et des mensonges, des certitudes et des illusions, on pleurait en riant, ou bien c’était le contraire, on noyait des chagrins dont on avait oublié le malheur. On fumait trois clopes à la fois ; sur le zinc, on avait des chopes d’avance qui attendaient notre pépie rémanente ; la bâche en arrière, montés sur nos pompes à bascule, on discutait avec l’une et avec l’autre, en leur tenant des discours à haute teneur philosophique. On refaisait le monde, et nos rires, c’était des rivières, nos cris, c’était des continents, nos postillons, des frontières, nos emportements, des volcans, nos éructations, des nouvelles fondations, nos bras agités, des moulins à vent…   

Ego froissés, mauvais regards, visages empourprés, souvent, il se distribuait quelques coups de poing et quelques coups de pied ; parfois, les tables volaient dans le bastringue et les canettes de bière les accompagnaient comme si elles cherchaient à s’y reposer.
Au tohu-bohu général, c’était la débandade, le départ précipité vers la sortie, avant les flics et le panier à salade…

Quand ce n’était pas nos poches vides, l’aube, entre les mailles du rideau du bar, avait le pouvoir de rassembler les esprits encore valides. Quelquefois, par les ruelles livides, je ramenais Colette, une brunette de Paimpol, surnommée la reine des bières sans faux col, jusqu’à sa modeste chambrette ; bras dessus, bras dessous, nous étions comme deux oiseaux de nuit fatigués d’avoir trop volé ; on arrivait pourtant à gazouiller des banalités d’étoiles, sur nos horoscopes…  
En dehors de son bastringue, Colette, elle avait perdu nombre de ses paillettes ; le rimmel de ses yeux avait coulé comme si elle avait pleuré des larmes de nuit ; elle sentait la sueur de la bière et la clope froide ; son déhanché, sur les pavés humides, ressemblait à ses chaussures trop serrées et à ses pieds gonflés. Pourtant, elle était ma Cendrillon, celle que j’avais une fois de plus enlevée à tous les regards des convoiteux lubriques…  
Colette, je crois qu’elle m‘aimait, moi, et surtout les cent balles que je laissais sur sa tablette. Mes fringues de taf sur la chaise, la légende de ma bâche me supervisant, au tintamarre des vieux ressorts, j’épuisais mes vingt ans…  

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Commentaires
V
tu vas te faire des ennemis chez les féministes !!
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P
Merci pour tous vos coms sympas.
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V
Puis-je avoir le lien de votre blog, Monsieur? <br /> <br /> Chaque fois, je suis admirative de votre écriture.
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B
Encore un texte magnifique comme tu en a le secret Merci et Bravo Pascal
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J
Didonc, je vis tout près d'un village (et là c'est exagéré) qui s'appelle Savannah ! Qui eût cru ce qui s'y passait, bordel ! ;-)<br /> <br /> <br /> <br /> Toussa pour l'anecdote. Encore d'applaudissements pour tes talents de narration, Philippe.
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L
Une description tellement fouillée de la jeunesse masculine qu'elle me permet de comprendre certaines choses qui m'échappaient des comportements masculins
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W
Ton histoire m'évoque le Gabin d'Un singe en Hiver, même si tu ne naviguais pas sur le Yang-tsé-Kiang
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H
Extrêmement riche d'évocations et de sensualités stylisées. Une réussite littéraire, pleine de pittoresque et de trouvailles poétiques.
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V
Monsieur était servi !
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M
Je le savais depuis toute petite que les souliers de cendrillon n'étaient pas confortables...Intuition féminine !<br /> <br /> Trop beau texte Pascal !
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