La page blanche (Pascal)
Devant mes yeux ronds, quand l’écran s’allume, j’ai des frissons d’impatience ; quel plaisir de me retrouver chaque matin en face de toi. Mes doigts se bousculent sur le clavier, ils ratent les touches, ils s’organisent précipitamment, dans l’ordre délibéré de l’aventure souveraine, en grand travail d’accouchement !
Aux vents du lyrisme, tu te déplies en grand, page blanche ; mais oui, dans tous tes décors, je respecterai les accords, je préserverai la structure, je bannirai le pragmatisme.
Confessionnal indiscret, réceptacle protecteur et inspiratrice assidue, tu vas collecter mes impressions secrètes, les étendre sur le fil des lignes, les articuler, de l’ébauche timide à la débauche extraordinaire, pendant cette nouvelle représentation.
Sans ombre, dans la marge, on va mettre des confettis multicolores dans les yeux des lecteurs ! Ce sera le quatorze juillet bien avant l’heure !
Non ! On va y mettre de l’éblouissement ! J’ai plein de mots qui racontent la mer et ses scintillements ! Entre virgules, adjectifs et points de suspension, on va faire gicler quelques vagues sur des rochers de complaisance, laisser des empreintes sur le sable tiède, courir après quelques sirènes et souffler sur les voiles blanches… des bateaux de plaisance…
Dans le passé, le présent ou l’avenir, où vais-je situer cette nouvelle péripétie ? Au bout du monde ? Dans mon quartier ? À la pêche ? Au supermarché ? Fera t-il jour, avec un simple rayon de soleil, des ombres baladeuses, un peu de chaleur ? Fera t-il nuit, avec des étoiles passantes, un simple halo de lune, des enluminures mystérieuses ? Va-t-on se sacrifier au défi de cette semaine, caser ce mot d’épouvante dans une phrase extravagante ou t’appeler simplement : page nonante ? Sur le champ de ta page, écrivain et héros, tous les deux, entre tourmente et osmose, entre volupté et pénitence, nous serons tour à tour insolents, timides, virulents, imprudents, peut-être courageux, peut-être… licencieux…
Qu’en penses-tu, ma page blanche ? Non, pas de pluie, comme des larmes sans oubli, pas de tristesse, comme le poids d’un manteau de détresse, pas de blessures, comme un lot de vilaines éclaboussures. Tel un peintre impressionniste, et si je te grisais seulement avec quelques nuages mélancoliques, et si je te blanchissais avec les traits des avions supersoniques, et si je te noircissais avec les reflets d’un étang, aux friselis simplement… bucoliques ?…
Ma plume piaffe, ma page blanche ! Elle a tant à écrire ! N’entends-tu pas ses soupirs ? Et si je te décorais avec quelques paraboles ? Et si je t’illuminais avec quelques licences poétiques ? Et si je t’écrivais des belles récitations d’école ? Et si je m’épanchais dans des secrets énigmatiques ? Que dirais-tu d’un peu de biblique, d’un conte érotique, d’une belle musique ? Oui ! Sur une gamme fragile, alignons quelques mots en chansons ! Quelques rimes ! Un peu d’unisson ! On va t’enchanter avec des refrains et des couplets, des dièses et des bémols, des blanches… et des noires !...
Ou bien, comme à l’habitude, vais-je te remplir avec des mots d’Amour ? Tu sais, toute cette flopée de mots périmés qui riment forcément avec toujours ? Duellistes, ces amants, ces sentiments, vais-je les entrecroiser comme les mains tissées des amoureux, quand ils se baladent imbriqués dans un nouveau jeu ?...
Alors, aujourd’hui, on ira les emmener faire un tour de manège ! Par monts et par vaux, les phrases seront les courses effrénées d’une chenille endiablée de fête foraine ! Sur le grand Huit, ils toucheront le ciel ! Dans les autos tamponneuses, ils se parleront avec des mots de miel ! Ces mots qui collent au cœur ! Au tir à la carabine, que voulez-vous, elle sera sa douce Colombine ! Et, au retour, dans le dernier métro, il sera… son Roméo…
Et si je te parlais d’ivresse, des vagues à l’âme, des bouteilles à la mer, des baisers de traîtresses, des caniveaux et des maîtresses ? Et si je t’énumérais tous les pouvoirs d’une vraie diablesse ? Et si je t’écrivais les intempérantes griffes de cette tigresse, et tous ses enchantements de flagorneuse poétesse ?...
Sur le drap de ta page blanche, on soignera les blessés, on guérira les malades, on écrira des belles prières et on les postera au Paradis ! Et si je t’affublais d’un assortiment de douces caresses ? Page blanche, robe virginale, devant toi, je courberai ma plume en une belle révérence ou bien, hussard, aux drapeaux guerriers de l’Ecriture, sur la couche de ta page immaculée, telle Excalibur, je te déflorerai… avec une nouvelle aventure !
Page blanche, mon écriture confidentielle va te maquiller de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel ; scénario, souvenir, imagination, fantasme, illusion, décor, frisson, tout bouillonne dans le maelstrom de l’encrier sensationnel. Sur la première ligne, voilà la première majuscule du premier mot ; chut, le rideau s’ouvre… l’Odyssée est en marche…