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Le défi du samedi
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19 mai 2018

La fête des chandelles (Pascal)

 

Avant le repas du soir, m’man préparait les crêpes. A la Chandeleur, elle n’avait pas son pareil pour les faire sauter dans la poêle. Ce jour-là, plus qu’un autre, aux premiers parfums de la goutte de Grand-Marnier dans la pâte jusqu’à la cuisson, il y avait de la magie dans sa cuisine et une bonne humeur contagieuse courant dans toute la maison. Je crois que c’était une récompense générale, au confluent de notre sagesse, de nos chambres rangées, des devoirs appris, des bons points et des images qu’on avait ramenés de l’école. On venait même lui réciter quelques vers de récitation pour lui prouver notre bonne foi et l’aider moralement, pendant son labeur…

Avec la louche à soupe, en un tour de main, elle étalait parcimonieusement sa pâte dans la poêle ; avec un coup de poignet adroit, elle s’arrangeait pour que toute la surface de l’ustensile soit imprégnée ; pour une fois, je la trouvais sympa, cette grande cuillère…
Sur la pointe des pieds, je surveillais la cuisson ; des cloques inquiétantes se formaient sur la pâte comme si l’air voulait empêcher la crêpe de cuire. Sans façon, m’man les perçait avec sa spatule en bois. Ailleurs, les bords se dentelaient de mordoré et, enfin, la peau de la crêpe brunissait avec, ici et là, des taches noirâtres comme des grains de beauté ; m’man donnait des couleurs aux cratères de la lune…  

Tout à sa surveillance, elle tapotait, en inclinant la poêle sur son feu, pour que la crêpe ne s’accroche pas. Puis venait l’instant grandiose, le tour de prestidigitation, le retournement tant attendu de la crêpe ! Même si on avait Pinder, en noir et blanc dans la télé, même si Monsieur Loyal, en grande tenue d’étoile filante, annonçait les funambules, admirer maman à l’œuvre au milieu des couleurs de sa cuisine, recompter les crêpes succulentes s’empilant dans l’assiette, sentir tous les parfums suaves environnants, c’était un autre cirque bien plus envoûtant… 
A la une, à la deux, à la trois ! M’man et sa poêle ne faisaient plus qu’un ! D’un geste savant, elle envoyait balader la crêpe dans les airs ! Saut périlleux avant, saut périlleux arrière ! Sur le côté ! Sur l’autre ! Dans le silence extraordinaire de la cuisine, la crêpe voltigeait dans les airs ! M’man était aux aguets ! Rien n’aurait pu détourner son regard de son œuvre de rattrapage ! Elle était à la fois équilibriste, clown, dompteuse de crêpes, jongleuse ! De rire ou de dépit, elle avait des petites exclamations pour signifier la relation fugace entre sa poêle et cette crêpe aux allures tellement acrobatiques ! J’apprenais même des nouveaux gros mots ! Tout l’art de la manoeuvre était qu’elle retombe bien à plat dans son escarcelle !...
Vite ! Vite, la deuxième arrivait déjà à la fin de sa cuisson ! Il faut dire que m’man s’employait avec deux poêles ; ce qui était de l’amusement pour moi était un véritable travail pour elle. Il ne fallait surtout pas la perturber pour ne pas emmêler sa cadence ; elle ne comptait plus ses brûlures aux mains et aux poignets. Avec un essuie-tout tampon, elle badigeonnait les poêles avec de l’huile avant de laisser couler la pâte onctueuse et tout recommençait…

La féerie était dans cet antre fantastique; il y flottait des effluves indéfinissables, de ceux  qu’on ne retrouvera plus jamais pendant toute son existence. On les cherchera vainement, on aura beau fréquenter des cuisines, relever la tête, tendre le nez, renifler dans le vent, solliciter un courant d’air d’enfance, jamais on ne le retrouvera. Pourtant, il est là, stocké dans notre mémoire olfactive mais il est comme une graine qui n’a pas d’eau. Colorés, chantants et parfumés, ces instants uniques et précieux sont tout l’or de notre patrimoine…

Moi, je dévorais les ratées, les trop cuites, celles qui s’étaient repliées en vol et qu’on ne pouvait plus décoller, celles qui s’étaient découpées sur le rebord de la poêle, celles qui retombaient à côté et qui se déchiraient sans possible réparation ! Comme un petit rapace affamé, je tournais derrière les plumes de son tablier, à l’affût de la moindre anomalie de fabrication ! Je crois que m’man, elle en ratait exprès pour que je puisse en profiter ; elle me grondait pourtant en me disant que je ne mangerais plus rien au souper, tout à l’heure…  

Dans une assiette, les crêpes vaincues s’empilaient lentement ; c’était rassurant de voir cet amoncellement de soleils baigné de vapeur odorante. Six à table, il fallait prévoir le stock… Quand il restait de quoi en préparer quelques-unes dans son ramequin, m’man nous appelait tous, y compris mon père, pour qu’on fasse sauter notre crêpe. Ho, m’man, elle n’était pas numismate ; chez nous, on n’était pas assez riches pour collectionner l’argent. Dans son placard, elle avait une petite pièce en or, un Napoléon, qu’on devait placer dans la main gauche pendant qu’on faisait sauter la crêpe, avec la main droite. Il était tout chaud, ce Napoléon, tant on mettait de l’application en serrant le poing.
En cas de victoire, c’était la richesse et la prospérité pour toute l’année ; moi, j’étais déjà riche d’avoir toute ma famille et la seule prospérité que je pouvais réclamer, c’était qu’il tombe encore… deux ou trois bouts de crêpes… Chacun notre tour, nous devions nous exécuter à ce rituel de Moyen-Âge ; m’man m’aidait et je réussissais toujours…

A la fin du repas, quand les crêpes arrivaient sur la table, il y avait un grand « ha » de satisfaction générale. On n’avait pas Roger Lanzac dans l’assiette mais monsieur Grand-Marnier en belle tenue parfumée, pour occuper notre gourmandise.
Avec du chocolat « Poulain » en poudre, de la confiture, du miel ou du sucre, on étalait soigneusement notre assaisonnement puis on enroulait solennellement notre crêpe.
J’aimais bien quand le sucre craquait sous les dents ou quand la confiture s’échappait par les trous de ma crêpe ; les mains collantes, avec des petits coups de langue adroits, j’essayais de contenir ces geysers impromptus de marmelade. Au grand désespoir de mon père, quand on riait, la poudre de chocolat s’envolait de notre bouche en un vrai nuage brunâtre de crêpe sans filtre ! Oui, cette petite pièce en or était un vrai porte-bonheur puisque nous étions tous heureux autour de notre grande table, à célébrer… « la fête des chandelles »…

 

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Commentaires
J
Comme il est beau ton chant de l'heure (passée, présente, ou éternelle) !
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B
En te lisant j'avais l'impression que tu contais un peu mon histoire c<br /> <br /> C'est un pur bonheur de te lire il y avait un goût d'enfance bien agréable <br /> <br /> Merci pour ce beau partage <br /> <br /> Bravo Pascal
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P
Merci pour vos coms sympas.
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V
tu as toute ta place dans mon atelier d 'écriture tu aurais un succès👍 fou!
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A
Tu nous ramènes à nos propres souvenirs d'enfance ! j'adore ça !
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W
C'est malin, maintenant je dois aller faire des crêpes!
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K
Magnifique Pascal ! Toute une ambiance que j'ai connue et si ma maman faisait aussi très bien sauter les crêpes, je n'ai jamais réussi à en faire sauter ne serait-ce qu'une seule...
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L
Je ne connaissais pas le rituel de la pièce...<br /> <br /> Merci pour ce moment d'anthologie, à la foi sympathique et nostalgique !
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M
Comme souvent, tu m'as flanqué la chair de poule ! Je me souviens aussi de la poudre de chocolat avant l'arrivée du Pastator à tartiner !
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